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que je puisse être, l'appétit ne me manque jamais1. Nous dînions très agréablement, en causant de nos affaires en attendant que maman pût manger. Deux ou trois fois la semaine, quand il faisait beau, nous allions derrière la maison prendre le café dans un cabinet frais et touffu, que j'avais garni de houblon, et qui nous faisait grand plaisir durant la chaleur: nous passions là une petite heure à visiter nos légumes, nos fleurs, à des entretiens relatifs à notre manière de vivre et qui nous en faisaient mieux goûter la douceur. J'avais une autre petite famille au bout du jardin ; c'était des abeilles. Je ne manquais guère, et souvent maman avec moi, d'aller leur rendre visite; je m'intéressais beaucoup à leur ouvrage; je m'amusais infiniment à les voir revenir de la picorée, leurs petites cuisses quelquefois si chargées qu'elles avaient peine à marcher. Les premiers jours la curiosité me rendit indiscret, et elles me piquèrent deux ou trois fois : mais ensuite nous fîmes si bien connaissance, que, quelque près que je vinsse, elles me laissaient faire; et quelque pleines que fussent les ruches prêtes à jeter leur essaim, j'en étais quelquefois entouré, j'en avais sur les mains, sur le visage, sans qu'aucunè me piquât jamais. Tous les animaux se défient de l'homme, et n'ont pas tort; mais sont-ils sûrs une fois qu'il ne leur veut pas nuire, leur confiance devient si grande, qu'il faut être plus que barbare pour en abuser.

Je retournais à mes livres: mais mes occupations de l'après-midi devaient moins porter le nom de travail et d'étude que de récréation et d'amusement. Je n'ai jamais pu supporter l'application du cabinet après mon dîner, et en général toute peine me coûte durant la chaleur du jour. Je m'occupais pourtant, mais sans gêne et presque sans règle, à lire sans étudier. La chose que je suivais le plus exactement était l'histoire et la géographie, et comme cela ne demandait point de contention d'esprit, j'y fis autant de progrès que le permettait mon peu de mémoire. Je voulus

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étudier le P. Petau1, et je m'enfonçai dans les ténèbres de la chronologie3, mais je me dégoûtai de la partie critique 3 qui n'a ni fond ni rive, et je m'affectionnai par préférence à l'exacte mesure des temps et à la marche des corps célestes. J'aurais même pris du goût pour l'astronomie si j'avais eu des instruments; mais il fallut me contenter de quelques éléments pris dans des livres, et de quelques observations grossières faites avec une lunette d'approche, seulement pour connaître la situation générale du ciel : car ma vue courte ne me permet pas de distinguer, à yeux nus, assez nettement les astres.

Je me rappelle à ce sujet une aventure dont le souvenir m'a souvent fait rire. J'avais acheté un planisphère céleste pour étudier les constellations. J'avais attaché ce planisphère sur un châssis ; et les nuits où le ciel était serein, j'allais dans le jardin poser mon châssis sur quatre piquets de ma hauteur, le planisphère tourné en dessous; et pour l'éclairer sans que le vent soufflàt ma chandelle, je la mis dans un seau, à terre, entre les quatre piquets; puis, regardant alternativement le planisphère avec mes yeux et les astres avec ma lunette, je m'exerçais à connaître les étoiles et à discerner les constellations. Je crois avoir dit que le jardin de M. Noiret était en terrasse; on voyait du chemin tout ce qui s'y faisait. Un soir, des paysans, passant assez tard, me virent dans un grotesque équipage occupé à mon opération. La lueur qui donnait sur mon planisphère, et dont ils ne voyaient pas la cause parce que la lumière était cachée à leurs yeux par les bords du seau, ces quatre piquets, ce grand papier barbouillé de figures, ce cadre et le jeu de ma lunette, qu'ils voyaient aller et venir, donnaient à cet objet un air de grimoire qui les effraya. Ma parure n'était pas propre à les rassurer; un chapeau clabaud' par dessus mon bonnet, et un pet-en-l'airs ouaté de maman, qu'elle m'avait

1. Le P. Petau a écrit, en latin, un Abrégé chronologique de l'histoire universelle (1633-1634) (6 éd. en latin et 8 trad. au moins au 18 siècle).

2. Voir à ce sujet l'Extrait de la Chronologie universelle, qui date de cette époque, cité p.63.

3. De la discussion critique sur les dates.

4. S'affectionner à = prendre de l'affection pour.

Propriétaire des Charmettes. La véritable orthographe est Noëray.

6. « Grimoire livre où l'on prétend que sont contenues les conjurations formules magi. ques destinées à éloigner le démon, la tempête, etc.] des magiciens» (Dict. dé Féraud, 1787) 7. « Clabaud chien de chasse qui a les oreilles pendantes... figurément, un chapeau qui a les bords pendants » (Dict. de Féraud, 1787).

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8. «Pet-en-l'air... sorte de déshabillé... c'est un mot provincial» (Dict. de Féraud, 1787).

obligé de mettre, offraient à leurs yeux l'image d'un vrai sorcier; et comme il était près de minuit, ils ne doutèrent point que ce ne fût le commencement du sabbat. Peu curieux d'en voir davantage, ils se sauvèrent très alarmés, éveillèrent leurs voisins pour leur conter leur vision, et l'histoire courut si bien, que dès le lendemain chacun sut dans le voisinage que le sabbat se tenait chez M. Noiret. Je ne sais ce qu'eût produit enfin cette rumeur, si l'un des paysans, témoin de mes conjurations, n'en eût le même jour porté sa plainte à deux jésuites qui venaient nous voir, et qui, sans savoir de quoi il s'agissait, les désabusèrent par provision1. Ils nous contèrent l'histoire; je leur en dis la cause, et nous rimes beaucoup. Cependant il fut résolu, crainte de récidive, que j'observerais désormais sans lumière, et que j'irais consulter le planisphère dans la maison.

Rousseau à l'Ermitage (1756).

Ce fut le 9 avril 1756 que je quittai la ville pour n'y plus habiter : car je ne compte pas pour habitation3 quelques courts séjours que j'ai faits depuis, tant à Paris qu'à Londres et dans d'autres villes, mais toujours de passage ou toujours malgré moi. MTMa d'Epinay vint nous prendre tous trois dans son carrosse; son fermier vint charger mon petit bagage, et je fus installé dès le même jour. Je trouvai ma petite retraite arrangée et meublée simplement, mais proprement et même avec goût. La main qui avait donné ses soins à cet ameublement le rendait à mes yeux d'un prix inestimable, et je trouvais délicieux d'être l'hôte de mon amie, dans une maison de mon choix qu'elle avait bâtie exprès pour moi.

Quoiqu'il fit froid et qu'il y eût même encore de la neige, la terre commençait à végéter; on voyait des violettes et des primevères; les bourgeons des arbres commençaient à poindre, et la nuit même de mon arrivée fut marquée par le premier chant du rossignol, qui se fit entendre presque à

1. Par provision par avance.

2. A la date où Rousseau écrivait ces pages, il n'était pas encore revenu se fixer à Paris (1770).

3. Pour habitation = pour une habitation. Cf. REGLE : Faire leçon, p. 103, n. 4.

4. Il était passé à Paris et à Londres, après son départ de l'île Saint-Pierre, avant de s'installer à Wootton.

5. Rousseau, Thérèse Levasseur et sa mère.

6. Bâtie, ou plutôt réparée et aménagée.

ma fenêtre, dans un bois qui touchait la maison. Après un léger sommeil, oubliant à mon réveil ma transplantation, je me croyais encore dans la rue de Grenelle1, quand tout à coup ce ramage me fit tressaillir, et je m'écriai dans mon transport: « Enfin tous mes vœux sont accomplis ! » Mon premier soin fut de me livrer à l'impression des objets champêtres dont j'étais entouré. Au lieu de commencer à m'arranger dans mon logement, je commençai par m'arranger pour mes promenades, et il n'y eut pas un sentier, pas un taillis, pas un bosquet, pas un réduit autour de ma demeure, que je n'eusse parcouru dès le lendemain. Plus j'examinais cette charmante retraite, plus je la sentais faite pour moi. Ce lieu solitaire plutôt que sauvage me transportait en idée au bout du monde. Il avait de ces beautés tou. chantes qu'on ne trouve guère auprès des villes; et jamais, en s'y trouvant transporté tout d'un coup, on n'eût pu se croire à quatre lieues de Paris.

Après quelques jours livrés à mon délire champêtre, je songeai à ranger mes paperasses et à régler mes occupations. Je destinai, comme j'avais toujours fait, mes matinées à la copie et mes après-dinées à la promenade, muni de mon petit livret blanc et de mon crayon : car n'ayant jamais pu écrire et penser à mon aise que sub dio2, je n'étais pas tenté de changer de méthode, et je comptais bien que la forêt de Montmorency, qui était presque à ma porte, serait désormais mon cabinet de travail. J'avais plusieurs écrits commencés ; j'en fis la revue. J'étais assez magnifique en projets; mais, dans les tracas de la ville, l'exécution jusqu'alors avait marché lentement. J'y comptais mettre un peu plus de diligence quand j'aurais moins de distraction. Je crois avoir assez bien rempli cette attente; et pour un homme souvent malade, souvent à la Chevrette, Epinay, à Eaubonne3, au château de Montmorency, souvent obsédé chez lui de curieux désœuvrés, et toujours occupé la moitié de la journée à la copie, si l'on compte et mesure les écrits que j'ai faits dans les six ans que j'ai passés, tant à l'Ermitage qu'à Montmorency, l'on trouvera, je m'assure 5, que si j'ai perdu mon temps durant cet intervalle, ce n'a pas été du moins dans l'oisiveté.

1. A l'hôtel de Languedoc, où Rousseau avait loué un petit appartement.

2. « En plein air ».

3. A la maison louée par Mae d'Houdetot (dans la vallée de Montmorency).

4. Chez le Maréchal de Luxembourg.

5. Je m'assure = j'en suis sûr: «S'assurer que = être persuadé que... Je m'assure que vous le ferez.» (Dictionnaire de Féraud, 1787).

Rousseau au château de Montmorenoy (1759).

Le parc ou jardin de Montmorency n'est pas en plaine, comme celui de la Chevrette. Il est inégal, montueux, mêlé de collines et d'enfoncements, dont l'habile artiste1 a tiré parti pour varier les bosquets, les ornements, les eaux, les points de vue, et multiplier pour ainsi dire, à force d'art et de génie, un espace en lui-même assez resserré. Ce parc est couronné dans le haut par la terrasse et le château; dans le bas il forme une gorge qui s'ouvre et s'élargit vers la vallée, et dont l'angle est rempli par une grande pièce d'eau. Entre l'orangerie qui occupe cet élargissement, et cette pièce d'eau entourée de coteaux bien décorés de bosquets et d'arbres, est le petit château dont j'ai parlé. Cet édifice et le terrain qui l'entoure appartenaient jadis au célèbre Le Brun2, qui se plut à le bâtir et le décorer avec ce goût exquis d'ornements et d'architecture dont ce grand peintre s'était nourri. Ce château depuis lors a été rebâti, mais toujours sur le dessin du premier maître. Il est petit, simple, mais élégant. Comme il est dans un fond, entre le bassin de l'orangerie et la grande pièce d'eau, par conséquent sujet à l'humidité, on l'a percé dans son milieu d'un péristyle à jour entre deux étages de colonnes, par lequel l'air jouant dans tout l'édifice le maintient sec malgré sa situation. Quand on regarde ce bâtiment de la hauteur opposée qui lui fait perspective, il paraît absolument environné d'eau, et l'on croit voir une île enchantée, ou la plus jolie des trois îles Borromées, appelée Isola bella, dans le lac Majeur 3.

Ce fut dans cet édifice solitaire qu'on me donna le choix d'un des quatre appartements complets qu'il contient, outre le rez-de-chaussée, composé d'une salle de bal, d'une salle de billard, et d'une cuisine. Je pris le plus petit et le plus simple au-dessus de la cuisine, que j'eus aussi. Il était d'une propreté charmante, l'ameublement en était blanc et bleu. C'est dans cette profonde et délicieuse solitude qu'au milieu

1. Le Nôtre (qui avait dessiné Versailles et presque tous les jardins des grands châteaux), notamment celui du château de Montmorency.

2. Le peintre Ch. Lebrun (16191690), premier peintre du roi, qui décora une partie de Ver

sailles, la petite galerie d'Apollon au Louvre, etc.

3. Rousseau, qui avait vu le lac Majeur, en quittant Venise, en avait gardé un souvenir inoubliable. Il avait songé à y placer l'action de la Nouvelle Héloïse. (Voir p. 116).

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