là de solide, à quoi le cœur se puisse1 attacher. Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe; pour le bonheur qui dure, je doute qu'il y soit connu. A peine est-il, dans nos plus vives jouissances, un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours. Et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?? Mais s'il est un état où l'âme trouve une assiette assez solide pour s'y reposer tout entière, et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé, ni d'enjamber sur l'avenir, où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours, sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte, que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière; tant que cet état dure, celui qui s'y trouve peut s'appeler heureux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu'on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d'un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir. Tel est l'état où je me suis trouvé souvent à l'île de Saint-Pierre, dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l'eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d'une belle rivière ou d'un ruisseau murmurant sur le gravier3. De quoi jouit-on dans une parcille situation? De rien d'extérieur soi, de rien sinon de soi-même ct de sa propre existence; tant que cet élat dure on se suffit à soi-même, comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes 1. Cf. RÉGLE: Il se faut entr'aider, p. 76, n. 5. 2. A rapprocher du passage cité p. 291. Nous y avons indiqué la fortune que ce sentiment d'inquiétude a eue dans la litterature romantique. 3. Rousseau a fini par atteindre cette conception du bonheur en réagissant instinctivement contre les hantises de ses idées de persécution. Après les années troublées qui précèdent son re tour à Paris (1770), il finira, comme il le disait à Bernardin de Saint-Pierre, par vivre au jour le jour, sans penser à l'avenir, et en jouissant seulement du grand air, de la nature, de la paix. Pour retrouver nettement une pareille conception du bonheur, il faudra aller jusqu'à Leconte de Lisle. 4. Sens philosophique du mot affection tout ce qui affecte les sens, et par eux la conscience. les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire, et en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes agités de passions continuelles connaissent peu cet état, et, ne l'ayant goûté qu'imparfaitement durant peu d'instants, n'en conservent qu'une idée obscure et confuse, qui ne leur en fait pas sentir le charme. Il ne serait pas même bon, dans la présente constitution des choses, qu'avides de ces douces extases ils s'y dégoûtassent de la vie active dont leurs besoins toujours renaissants leur prescrivent le devoir. Mais un infortuné qu'on a retranché de la société humaine, et qui ne peut plus rien faire ici-bas d'utile et de bon pour autrui ni pour soi, peut trouver, dans cet état, à toutes les félicités humaines des dédommagements que la fortune et les hommes ne lui sauraient ôter. Il est vrai que ces dédommagements ne peuvent être sentis par toutes les âmes, ni dans toutes les situations. Il faut que le cœur soit en paix, et qu'aucune passion n'en vienne troubler le calme. Il y faut des dispositions de la part de celui qui les éprouve; il en faut dans le concours des objets environnants. Il n'y faut ni un repos absolu, ni trop d'agitation, mais un mouvement uniforme et modéré, qui n'ait ni secousses ni intervalles. Sans mouvement la vie n'est qu'une léthargie. Si le mouvement est inégal ou trop fort, il réveille; en nous rappelant aux objets environnants, il détruit le charme de la rêverie, et nous arrache d'au dedans de nous, pour nous remettre à l'instant sous le joug de la fortune et des hommes, et nous rendre au sentiment de nos malheurs. Un silence absolu porte à la tristesse. Il offre une image de la mort: alors le secours d'une imagination riante est nécessaire, et se présente assez naturellement à ceux que le ciel en a gratifiés. Le mouvement qui ne vient pas du dehors se fait alors au dedans de nous. Le repos est moindre, il est vrai, mais il est aussi plus agréable quand de légères et douces idées, sans agiter le fond de l'àme, ne font pour ainsi dire qu'en effleurer la surface. Il n'en faut qu'assez pour se souvenir de soi-même en oubliant tous ses maux. Cette espèce de rêverie peut se goûter partout où l'on peut être tranquille, et j'ai souvent pensé qu'à la Bastille, et même dans un cachot où nul objet n'eût frappé ma vue, j'aurais encore pu rêver agréablement1. 1. Passage important pour comprendre l'art de Rousseau. Rousseau a mieux senti et imaginé les objets qu'il ne les a vus. De là la médiocrité de son pittoresque et la profondeur de ses impressions sentimentales. A rapprocher de ce qu'il nous dit sur la façon dont il a « rêvé » la Nouvelle Héloïse, p. 115. Mais il faut avouer que cela se faisait bien mieux et plus agréablement dans une île fertile et solitaire, naturellement circonscrite et séparée du reste du monde, où rien ne m'offrait que des images riantes; où rien ne me rappelait des souvenirs attristants; où la société du petit nombre d'habitants était liante et douce, sans être intéressante au point de m'occuper incessamment; où je pouvais enfin me livrer tout le jour, sans obstacles et sans soins, aux occupations de mon goût ou à la plus molle oisiveté. L'occasion sans doute était belle pour un rêveur, qui, sachant se nourrir d'agréables chimères au milieu des objets les plus déplaisants, pouvait s'en rassasier à son aise en y faisant concourir tout ce qui frappait réellement ses sens. En sortant d'une longue et douce rêverie, me voyant entouré de verdure, de fleurs, d'oiseaux, et laissant errer mes yeux au loin sur les romanesques1 rivages qui bordaient une vaste étendue d'eau claire et cristalline, j'assimilais à mes fictions tous ces aimables objets, et, me trouvant enfin ramené par degrés à moi-même et à ce qui m'entourait, je ne pouvais marquer le point de séparation des fictions aux réalités 3, tant tout concourait également à me rendre chère la vie recueillie et solitaire que je menais dans ce beau séjour ! Que ne peut-elle renaître encore! que ne puis-je aller finir mes jours dans cette île chérie, sans en ressortir jamais, ni jamais y revoir aucun habitant du continent qui me rappelât le souvenir des calamités de toute espèce qu'ils se plaisent à rassembler sur moi depuis tant d'années1. Ils seraient bientôt oubliés pour jamais: sans doute ils ne m'oublieraient pas de même; mais que m'importerait, pourvu qu'il n'eussent aucun accès pour y venir troubler mon repos? Délivrés de toutes les passions terrestres qu'engendre le tumulte de la vie sociale, mon âme s'élancerait fréquemment au-dessus de cette atmosphère, et commercerait d'a 1. Romanesques. Rousseau emploie déjà dans le même sens romantique: « Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et romantiques que celles du lac de Genève » (Début de cette Ve Promenade). Romantique est un mot anglais (romantic) qui s'introduit sous sa forme étrangère dans la re moitié du 18e siècle et qu'on prit l'habitude d'employer, avec des orthographes diverses (romantic, romantik, romantique) après 1760, en le substituant à romanesque, lorsqu'il s'agissait de paysages. 2. C'est-à-dire Je supposais que ces aimables objets faisaient partie de mes fictions. 3. A rapprocher du passage cité p. 115. 4. Allusion aux diverses conspirations dont Rousseau à cette date se croit plus ou moins entouré. 5. Délivré ne se rapporte qu'à l'idée de première personne (je) comprise dans mon âme. Cf. CROUZET... Gr. Fr., § 446, 2°. vance avec les intelligences célestes, dont elle espère aller augmenter le nombre dans peu de temps1. Les hommes se garderont, je le sais, de me rendre un si doux asile, où ils n'ont pas voulu me laisser. Mais ils ne m'empêcheront pas du moins de m'y transporter chaque jour sur les ailes de l'imagination, et d'y goûter durant quelques heures le même plaisir que si je l'habitais encore. Ce que j'y ferais de plus doux serait d'y rêver à mon aise. En rêvant que j'y suis ne fais-je pas la même chose? Je fais même plus; à l'attrait d'une rêverie abstraite et monotone je joins des images charmantes qui la vivifient. Leurs objets échappaient souvent à mes sens dans mes extases; et maintenant, plus ma rêverie est profonde, plus elle me les peint vivement. Je suis souvent plus au milieu d'eux, et plus agréablement encore, que quand j'y étais réellement. Le malheur est qu'à mesure que l'imagination s'attiédit, cela vient avec plus de peine, et ne dure pas si longtemps. Hélas! c'est quand on commence à quitter sa dépouille qu'on en est le plus offusqué 3! (Extrait de la Cinquième Promenade). Rousseau à Paris en 1772. [EXTRAIT D'UN OUVRAGE QUE Bernardin de Saint-Pierre vouLAIT ÉCRIRE SUR J.-J. ROUSSEAU ET DONT LES BROUILLONS ONT ÉTÉ PUBliés exactemENT PAR M. SOURIAU EN 19074.] Au mois de juin de 1772, un ami m'ayant proposé de me mener chez J.-J. Rousseau, il me conduisit dans une 1. Noter que la rêverie « panthéistique » de Rousseau, comme celle de Chateaubriand, n'aboutit jamais au panthéisme vrai d'un Leconte de Lisle et qu'elle s'accorde toujours avec la croyance à un Dieu distinct du monde. 2: C'est-à-dire : En rêvant, à l'ile Saint-Pierre, je pourrais m'absorber si profondément que je cesserais de voir le paysage. A Paris, ce paysage ne peut m'échapper, puisqu'il n'a rien à faire avec mes sens, qu'il est tout intérieur et construit par inon imagination. 3. Sens étymologique (latin ob, devant; fuscus, sombre): intercepter la lumière et par suite_la vue. Ici, qu'on en est le plus offusqué =que cette dépouille s'interpose le plus devant l'imagination. 4. Sur la place donnée à cet extrait de Bernardin de SaintPierre dans des Morceaux choisis de Rousseau, voir p. 281. M. Souriau a reproduit ces brouillons fidèlement. Nous nous permettons (en les signalant par []) les corrections nécessaires lorsque le texte serait inextricable pour les élèves. Texte en italiques pour le distinguer de celui de Rousseau. maison, rue Plâtrière, à peu près vis-à-vis l'hôtel de la Poste. Nous montȧmes au quatrième étage. Nous frappâmes, et MTM Rousseau1 vint nous ouvrir la porte. Elle nous dit : « Entrez, Messieurs, vous allez trouver mon mari. ». Nous traversâmes un fort petit antichambre où des ustensiles de ménage étaient proprement arrangés; de là nous entrâmes dans une chambre où J.-J. Rousseau était assis, en redingote et en bonnet blanc3, occupé à copier de la musique. Il se leva d'un air riant, nous présenta des chaises et se remit à son travail en se livrant toutefois à la conversation. Il était d'un tempérament maigre et d'une taille moyenne. Une de ses épaules paraissait un peu plus élevée que l'autre, soit que ce fût l'effet d'un défaut naturel, ou de l'attitude qu'il prenait dans son travail, ou de l'âge qui l'avait voûté, car il avait alors 64 ans1; d'ailleurs, il était bien proportionné. Il avait le teint brun, quelques couleurs aux pommettes des joues, la bouche belle, le nez très bien fait, le front rond et élevé, les yeux pleins de feu. Les traits obliques qui tombent des narines vers les extrémités de la bouche, et qui caractérisent la physionomie, exprimaient dans la sienne une grande sensibilité et quelque chose même de douloureux. On remarquait dans son visage trois ou quatre caractères de la mélancolie par l'enfoncement des yeux et par l'affaissement des sourcils; de la tristesse profonde par les rides du front; une gaieté très vive et même un peu caustique par mille petits plis aux angles extérieurs des yeux, dont les orbites disparaissaient quand il riait. Toutes ces passions se peignaient successivement sur son visage suivant que les sujets de la conversation affectaient son âme; mais dans une situation calme sa figure conservait une empreinte de toutes ces affections, et offrait à la fois je ne sais quoi d'aimable, de fin, de touchant, de digne de pitié et de respect. Près de lui était une épinette sur laquelle il essayait de temps en temps des airs. Deux petits lits de colonines rayée de bleu et de blanc comme la tenture de sa chambre, une commode, une table et quelques chaises faisaient tout son mobilier. Aux murs étaient attachés un plan de la forêt et, 1. Thérèse Levasseur. A cette date Rousseau l'avait épousée. 2. Le mot était à cette date du féminin. «Quelques-uns, dit Féraud (1787), le font mal à propos du masculin ». 3. On portait toujours bonnet quand on avait quitté la perruque. 4. Exactement soixante, étant né le 28 juin 1712. 5. «Toile faite de gros coton >> (Dict. de Féraud, 1787). |