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remarqueront peut-être de plus habiles gens que moi, mais les déplaisirs qui troublent en cet instant le goût que je prenais à vos leçons; et je vous les dirai, encore attendri d'une première lecture où mon cœur écoutait avidement le vôtre, vous aimant comme mon frère, vous honorant comme mon maître, me flattant enfin que vous reconnaîtrez dans mes intentions la franchise d'une âme droite, et dans mes discours le ton d'un ami de la vérité qui parle à un philosophe1. D'ailleurs, plus votre second poème m'enchante, plus je prends librement parti contre le premier; car, si vous n'avez pas craint de vous opposer à vous-même, pourquoi craindrais-je d'être de votre avis? Je dois croire que vous ne tenez pas beaucoup à des sentiments que vous réfutez si bien?.

Tous mes griefs sont donc contre votre poème sur le Désastre de Lisbonne, parce que j'en attendais des effets plus dignes de l'humanité qui paraît vous l'avoir inspiré. Vous reprochez à Pope et à Leibnitz3 d'insulter à nos maux en soutenant que tout est bien, et vous chargez tellement le tableau de nos misères, que vous en aggravez le sentiment: au lieu des consolations que j'espérais, vous ne faites que m'affliger; on dirait que vous craignez que je ne voie pas assez combien je suis malheureux, et vous croiricz, ce semble, me tranquilliser beaucoup en me prouvant que tout est mal.

Ne vous y trompez pas, Monsieur; il arrive tout le contraire de ce que vous vous proposez. Cet optimisme, que vous trouvez si cruel, me console pourtant dans les mêmes douleurs que vous me peignez comme insupportables. Le poème de Pope adoucit mes maux et me porte à la patience; je vôtre aigrit mes peines, m'excite aux murmures, et m'òlant tout, hors une espérance ébranlée, il me réduit au désespoir. Dans cette étrange opposition qui règne entre ce que vous prouvez et ce que j'éprouve, calmez la perplexité

1. Rousseau ne s'est pas encore brouille avec les « philosophes >> (voir p. 36). Il ne se confond pourtant pas avec eux et se dit seulement « ami de la vérité ».

2. Le poème sur La Loi naturelle (écrit en 1751), n'était pas préci sément en contradiction avec celui sur le désastre de Lisbonne. Mais, en établissant l'existence de Dieu, du devoir, etc., il pouvait sembler s'opposer au pessimisme de ce dernier.

3. Pope (poète anglais du 18° siècle) avait établi dans son Essai sur l'Homme, très célèbre en France à cette date, que << tout est bien ». La philosophie de Leibnitz aboutissait également à l'optimisme. Pope d'ail leurs entendait bien, comme le dit Rousseau et avant Jui Voltaire, que « l'homme jouit de la seule mesure de bonheur dont son être soit susceptible. »

qui m'agite, et dites-moi qui s'abuse, du sentiment ou de la raison1.

« Homme, prends patience, ine disent Pope et Leibnitz; les maux sont un effet nécessaire de la nature et de la constitution de cet univers. L'Être éternel et bienfaisant qui le gouverne eût voulu t'en garantir : de toutes les économies possibles, il a choisi celle qui réunissait le moins de mal et le plus de bien; ou, pour dire la même chose encore plus crûment s'il le faut, s'il n'a pas mieux fait, c'est qu'il ne pouvait mieux faire. »

Que me dit maintenant votre poème? « Souffre à jamais, malheureux. S'il est un Dieu qui t'ait créé, sans doute il est tout-puissant, il pouvait prévenir tous tes maux : n'espère donc jamais qu'ils finissent; car on ne saurait voir pourquoi tu existes, si ce n'est pour souffrir et mourir. » Je ne sais ce qu'une pareille doctrine peut avoir de plus consolant que l'optimisme et que la fatalité même; pour moi, j'avoue qu'elle me paraît plus cruelle encore que le manichéisme. Si l'embarras de l'origine du mal vous forçait d'altérer quelqu'une des perfections de Dieu, pourquoi vouloir justifier sa puissance aux dépens de sa bonté ? S'il faut choisir entre deux erreurs, j'aime encore mieux la première1.

Vous ne voulez pas, Monsieur, qu'on regarde votre ouvrage comme un poème contre la Providence 5, et je me garderai bien de lui donner ce nom, quoique vous ayez qualifié de livre contre le genre humain un écrit où je plaidais la cause du genre humain contre lui-même 6. Je sais la distinction qu'il faut faire entre les intentions d'un auteur et les conséquences qui peuvent se tirer de sa doctrine. La juste défense de moi-même m'oblige seulement à vous faire observer qu'en peignant les misères humaines mon but était excusable et même louable, à ce que je crois; car je mon

1. Du sentiment qui est optimiste ou de la raison qui conclut au pessimisme.

2. Voltaire n'affirmait pas exactement cela; tout au plus tendait-il à le faire entendre. Sa conclusion explicite était : « Je suis comme un docteur; hélas ! Je ne sais rien. »>

3. Manès, philosophe persan (né en 240), défendit un système où il affirmait que le monde était gouverné par deux principes opposés, le bien et le mal.

son

Il essaya de rattacher
système au christianisme.
4. C'est-à-dire l'optimisme,
exposé le premier.

5. Voltaire disait en terminant:

Je ne m'élève point contre la Pro[vidence.

6. Le Discours sur l'origine de l'inégalité. La lettre de remerciement de Voltaire commençait ainsi : « J'ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain... »

trais aux hommes comment ils faisaient leurs malheurs eux-mêmes, et par conséquent comment il les pouvaient éviter.

Je ne vois pas qu'on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l'homme libre, perfectionné, partant corrompu; et quant aux maux physiques, si la matière sensible et impassible est une contradiction', comme il me le semble, ils sont inévitables dans tout système dont l'homme fait partie; et alors la question n'est point pourquoi l'homme n'est pas parfaitement heureux, mais pourquoi il existe. De plus, je crois avoir montré qu'excepté la mort, qui n'est presque un mal que par les préparatifs dont on la fait précéder2, la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n'avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. Tout eût fui au premier ébranlement, et on les eût vus le lendemain à vingt lieues de là, tout aussi gais que s'il n'était rien arrivé. Mais il faut rester, s'opiniâtrer autour des masures, s'exposer à de nouvelles secousses, parce que ce qu'on laisse vaut mieux que ce qu'on peut emporter. Combien de malheureux ont péri dans ce désastre pour vouloir prendre l'un ses habits, l'autre ses papiers, l'autre son argent! Ne sait-on pas que la personne de chaque homme est devenue la moindre partie de lui-même, et que ce n'est presque pas la peine de la sauver quand on a perdu tout le reste?

Vous auriez voulu que le tremblement se fût fait au fond d'un désert plutôt qu'à Lisbonne3. Peut-on douter qu'il ne s'en forme aussi dans les déserts ? Mais nous n'en parlons point, parce qu'ils ne font aucun mal aux messieurs des villes, les seuls hommes dont nous tenions compte. Ils en font peu même aux animaux et aux sauvages qui habitent épars ces lieux retirés, et qui ne craignent ni la chute

1. C'est-à-dire si l'on ne peut supposer une matière (vivante) capable à la fois de sentir et de ne pas sentir.

2. Dans le Discours sur l'inégalité, Rousseau avait essayé de montrer que l'homme dans l'état de nature ne peut être malheureux ni par les maladies, ni par la mort. Dans la Nouvelle Héloïse il reprendra les mêmes

idées sur les « préparatifs » de
la mort. Julie mourante fait
orner sa chambre de fleurs et
tout disposer pour l'égayer.
3.

Je désire humblement, sans offenser
[mon maître,

Que ce gouffre enflammé de soufre et [de salpêtre Eût allumé ses feux dans le fond des (VOLTAIRE.) [déserts.

des toits, ni l'embrasement des maisons. Mais que signifierait un pareil privilège ? Serait-ce donc à dire que l'ordre du monde doit changer selon nos caprices, que la nature doit être soumise à nos lois, et que, pour lui interdire un tremblement de terre en quelque lieu, nous n'avons qu'à y bâtir une ville?

Il y a des évènements qui nous frappent souvent plus ou moins, selon les faces par lesquelles on les considère, et qui perdent beaucoup de l'horreur qu'ils inspirent au premier aspect, quand on veut les examiner de près. J'ai appris dans Zadig1, et la nature me confirme de jour en jour, qu'une mort accélérée n'est pas toujours un mal réel, et qu'elle peut quelquefois passer pour un bien relatif. De tant d'hommes écrasés sous les ruines de Lisbonne, plusieurs, sans doute, ont évité de plus grands malheurs; et, malgré ce qu'une pareille description a de touchant et fournit à la poésie, il n'est pas sûr qu'un seul de ces infortunés ait plus souffert que si, selon le cours ordinaire des choses, il eût attendu dans de longues angoisses la mort qui l'est venu surprendre. Est-il une fin plus triste que celle d'un mourant qu'on accable de soins inutiles, qu'un notaire et des héritiers ne laissent pas respirer, que les médecins assassinent dans son lit à leur aise??... Pour moi, je vois partout que les maux auxquels nous assujettit la nature sont moins cruels que ceux que nous y ajoutons3.

Mais, quelque ingénieux que nous puissions être à fomenter nos misères à force de belles institutions, nous n'avons pu jusqu'à présent nous perfectionner au point de nous rendre généralement la vie à charge, et de préférer le néant à notre existence, sans quoi le découragement et le désespoir se seraient bientôt emparés du plus grand nombre, et le genre humain n'eùt pu subsister longtemps. Or, s'il est mieux pour nous d'être que de n'être pas, c'en serait assez pour justifier notre existence, quand même nous n'aurións aucun dédommagement à attendre des maux que nous avons à souffrir, et que ces maux seraient aussi grands que vous les dépeignez. Mais il est difficile de trouver sur ce point de la bonne foi chez les hommes et de bons calculs chez les philosophes, parce que ceux-ci, dans la comparaison des biens et des maux, oublient toujours le doux sentiment de l'existence indépendant de toute autre sensa

1. Zadig, conte de Voltaire imprimé en 1747.

2. Sur le mépris de Rousseau pour les médecins, voir pp. 83 et 179.

3. Comparer ce passage aux idées exprimées dans le Discours sur l'inégalité.

tion', et que la vanité de mépriser la mort engage les autres à calomnier la vie, à peu près comme ces femmes qui, avec une robe tachée et des ciseaux, prétendent aimer mieux des trous que des taches.

Vous pensez, avec Erasme, que peu de gens voudraient renaître aux mêmes conditions qu'ils ont vécu; mais tel tient sa marchandise fort haute2, qui en rabattrait beaucoup s'il avait quelque espoir de conclure le marché. D'ailleurs, qui dois-je croire que vous avez consulté sur cela? Des riches, peut-être, rassasiés de faux plaisirs, mais ignorant les véritables, toujours ennuyés de la vie, et toujours tremblants de la perdre3, peut-être des gens de lettres, de tous les ordres d'hommes le plus sédentaire, le plus malsain, le plus réfléchissant, et par conséquent le plus malheureux1. Voulez-vous trouver des hommes de meilleure composition, ou du moins communément plus sincères, et qui, formant le plus grand nombre, doivent au moins pour cela être écoutés par préférence; consultez un honnête bourgeois qui aura passé une vie obscure et tranquille, sans projets et sans ambition ; un bon artisan qui vit commodément de son métier; un paysan même, non de France, où l'on prétend qu'il faut les faire mourir de misère afin qu'ils nous fassent vivre, mais du pays, par exemple, où vous êtes, et généralement de tout pays libre. J'ose poser en fait qu'il n'y a peutêtre pas dans le haut Valais un seul montagnard mécontent de sa vie presque automate, et qui n'acceptât volontiers, au lieu même du paradis qu'il attend et qui lui est dû, le

1. Rousseau a développé le plaisir de ce « doux sentiment de l'existence », dans les Rêveries. Voir les Extraits, p. 328.

2. C'est-à-dire maintient sa marchandise à un très haut prix. 3. Rapprocher des idées de Rousseau sur le luxe (p. 66).

4. Rousseau a répété à maintes reprises, dans les Confessions, que son bonheur n'avait commencé que du jour où il avait renoncé à écrire, et même à lire. En revenant en France, à Tryele-Château, il ne voudra garder que ses livres de botanique et l'Astrée.

5. Rousseau opposera de même dans la Nouvelle Héloïse la prospérité du pays de Vaud à la misère des campagnes sur la rive savoisienne du lac de Ge

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