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marché de renaître sans cesse pour végéter ainsi perpétuellement. Ces différences me font croire que c'est souvent l'abus que nous faisons de la vie qui nous la rend à charge; et j'ai bien moins bonne opinion de ceux qui sont fâchés d'avoir vécu, que de celui qui peut dire avec Caton: Nec me vixisse pœnitet, quoniam ita vixi ut frustra me natum non existimem1. Cela n'empêche pas que le sage ne puisse quelquefois déloger volontairement, sans murmure et sans désespoir, quand la nature ou la fortune lui portent bien distinctement l'ordre de mourir. Mais, selon le cours ordinaire des choses, de quelques maux que soit semée la vie humaine, elle n'est pas, à tout prendre, un mauvais présent; et si ce n'est pas toujours un mal de mourir, c'en est fort rarement un de vivre.

Nos différentes manières de penser sur tous ces points m'apprennent pourquoi plusieurs de vos preuves sont peu concluantes pour moi : car je n'ignore pas combien la raison humaine prend plus facilement le moule de nos opinions que celui de la vérité, et qu'entre deux hommes d'avis contraire, ce que l'un croit démontré n'est souvent qu'un sophisme pour l'autre.

Quand vous attaquez, par exemple, la chaîne des êtres si bien décrite par Pope, vous dites qu'il n'est pas vrai que, si l'on ôtait un atome du monde, le monde ne pourrait subsister. Vous citez là-dessus M. de Crousaz2; puis vous ajoutez que la nature n'est asservie à aucune mesure précise ni à aucune forme précise; que nulle planète ne se meut dans une courbe absolument régulière; que nul être connu n'est d'une figure précisément mathématique ; que nulle quantité précise n'est requise pour nulle opération; que la nature n'agit jamais rigoureusement, qu'ainsi on n'a aucune raison d'assurer qu'un atome de moins sur la terre serait la cause de la destruction de la terre. Je vous avoue que sur tout cela, Monsieur, je suis plus frappé de la force de l'assertion que de celle du raisonnement, et qu'en cette occasion je céderais avec plus de confiance à votre autorité qu'à vos preuves.

A l'égard de M. de Crousaz, je n'ai point lu son écrit contre

1. « Je ne me repens pas d'avoir vécu, puisque j'ai vécu de manière à croire que ma naissance n'a pas été vaine. »

2. La doctrine de la chaîne des êtres affirmait en principe que tout est lié dans l'univers, que des événements malheureux

par leurs conséquences font partie de cette chaîne, et que la Providence ne pourrait les supprimer qu'en supprimant le tout. Voltaire développe son raisonnement et cite M. de Crousaz dans une note de son poè

me.

Pope1, et ne suis peut-être pas en état de l'entendre'; mais ce qu'il y a de très certain, c'est que je ne lui céderai pas ce que je vous aurai disputé, et que j'ai tout aussi peu de foi à ses preuves qu'à son autorité. Loin de penser que la nature ne soit point asservie à la précision des quantités et des figures, je croirais, tout au contraire, qu'elle seule suit à la rigueur cette précision, parce qu'elle seule sait comparer exactement les fins et les moyens, et mesurer la force à la résistance. Quant à ces irrégularités prétendues, peut-on douter qu'elles n'aient toutes leur cause physique, et suffitil de ne la pas apercevoir pour nier qu'elle existe? Ces apparentes irrégularités viennent sans doute de quelques lois que nous ignorons", et que la nature suit tout aussi fidèlement que celles qui nous sont connues; de quelque agent que nous n'apercevons pas, et dont l'obstacle ou le concours a des mesures fixes dans toutes ses opérations; autrement il faudrait dire nettement qu'il y a des actions sans principe et des effets sans cause, ce qui répugne à toute philosophie.

Supposons deux poids en équilibre et pourtant inégaux; qu'on ajoute au plus petit la quantité dont ils diffèrent: ou les deux poids resteront encore en équilibre, et l'on aura une cause sans effet; ou l'équilibre sera rompu, et l'on aura un effet sans cause: mais si les poids étaient de fer, et qu'il y eût un grain d'aimant caché sous l'un des deux, la précision de la nature lui ôterait alors l'apparence de la précision, et à force d'exactitude elle paraîtrait en manquer. Il n'y a pas une figure, pas une opération, pas une loi dans le monde physique à laquelle on ne puisse appliquer quelque exemple semblable à celui que je viens de proposer sur la pesanteur".

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6. C'est-à-dire : «< qui fait obstacle ou qui concourt au phénomène dans des proportions déterminées. »

7. M. de Voltaire ayant avancé que la nature n'agit jamais rigoureusement, que nulle quantité précise n'est requise pour nulle opération, il s'agissait de combattre cette doctrine et d'éclaircir mon raisonnement par un exemple. Dans celui de l'équilibre entre deux poids, il n'est pas nécessaire, selon M. de Voltaire, que ces deux poids soient rigoureusement égaux pour que cet équilibre ait lieu. Or, je lui fais voir que, dans cette supposition, il y a nécessairement

Vous dites que nul être connu n'est d'une figure précisément mathématique; je vous demande, Monsieur, s'il y a quelque figure qui ne le soit pas, et si la courbe la plus bizarre n'est pas aussi régulière aux yeux de la nature qu'un cercle parfait aux nôtres. J'imagine, au reste, que si quelque corps pouvait avoir cette apparente régularité, ce ne serait que l'univers même, en le supposant plein et borné; car les figures mathématiques, n'étant que des abstractions, n'ont de rapport qu'à elles-mêmes, au lieu que toutes celles des corps naturels sont relatives à d'autres corps et à des mouvements qui les modifient; ainsi cela ne prouverait encore rien contre la précision de la nature, quand même nous serions d'accord sur ce que vous entendez par ce mot de précision.

Vous distinguez les événements qui ont des effets de ceux qui n'en ont point: je doute que cette distinction soit solide. Tout événement me semble avoir nécessairement quelque effet, ou moral, ou physique, ou composé des deux, mais qu'on n'aperçoit pas toujours, parce que la filiation des événements est encore plus difficile à suivre que celle des hommes. Comme en général on ne doit pas chercher des effets plus considérables que les événements qui les produisent, la petitesse des causes rend souvent l'examen ridicule, quoique les effets soient certains; et souvent aussi plusieurs effels presque imperceptibles se réunissent pour produire un événement considérable. Ajoutez que tel effet ne laisse pas d'avoir lieu, quoiqu'il agisse hors du corps qui l'a produit. Ainsi, la poussière qu'élève un carosse peut ne rien faire à la marche de la voiture, et influer sur celle du monde mais comme il n'y a rien d'étranger à l'univers, tout ce qui s'y fait agit nécessairement sur l'univers même. Ainsi, Monsieur, vos exemples me paraissent plus ingénieux que convaincants. Je vois mille raisons plausibles pourquoi il n'était peut-être pas indifférent à l'Europe qu'un certain jour l'héritière de Bourgogne fût bien ou mal coiffée, ni au destin de Rome que César tournât les yeux à droite ou à gauche, et crachât de l'un ou de l'autre côté,

effet sans cause, ou cause sans effet. Puis, ajoutant la seconde supposition des deux poids de fer et du grain d'aimant, je lui fais voir que, quand on ferait dans la nature quelque observation semblable à l'exemple supposé, cela ne prouverait encore rien en sa faveur, parce qu'il ne saurait s'assurer que quelque cause naturelle ou secrète ne produirait pas

en cette occasion l'apparente irrégularité dont il accusé la nature. (Note de Rousseau.)

1. A= avec. Cf. RÈGLE: A quelle utilité? Voir p. 65, n. 3.

=

2. Pourquoi pour lesquelles. RÈGLE:

Ce n'est pas le bonheur après quoi [je soupire.

Voir p. 76, n. 3.

en allant au Sénat le jour qu'il y fut puni1. En un mot, en me rappelant le grain de sable cité par Pascal', je suis, à quelques égards, de l'avis de votre bramine3, et, de quelque manière qu'on envisage les choses, si tous les événements n'ont pas des effets sensibles, il me paraît incontestable que tous en ont de réels, dont l'esprit humain perd aisément le fil, mais qui ne sont jamais confondus par la nature.

[Rousseau continue sa lettre, en réfutant un à un les arguments de Voltaire. Il s'efforce d'établir contre lui qu'une théorie scientifique toujours incertaine ne peut intervenir dans une discussion sur des principes métaphysiques; que le mal particulier n'est pas niable, mais qu'il faut seulement le croire nécessaire au bien général, affirmé seul par l'optimisme; qu'il ne faut pas faire appel à la Providence ou proclamer son injustice pour tant d'évènements particuliers infimes dans l'ordre de l'univers; que d'ailleurs l'optimisme est une conséquence nécessaire de la croyance à Dieu et à l'immortalité de l'âme; qu'il ne faut pas troubler les âmes par des affirmations toujours impossibles à prouver. La lettre se termine par une discussion sur la tolérance où Rousseau ébauche l'organisation religieuse proposée dans le Contrat Social. Voltaire esquiva la discussion proposée par Rousseau en ne lui répondant que par un court billet de politesse.]

A UN JEUNE Homme,

Qui demandait à s'établir à Montmorency, où Rousseau demeurait alors, pour profiter de ses leçons1.

Vous ignorez, Monsieur, que vous écrivez à un pauvre homme accablé de maux, et, de plus, fort occupé, qui n'est

1. Le rapprochement s'impose avec le mot de Pascal : « Le nez de Cléopâtre s'il cût été plus court, toute la face de la terre aurait changé ». C'est la théorie de l'influence des petites causes.

2. Dans les Pensées: « Cromwell allait ravager toute la chrétienté; la famille royale était perdue et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans son uretère. Rome même allait trembler sous lui; mais ce petit gravier s'étant mis là, il est mort, sa famille abaisséé, tout en paix, et le roi rétabli ».

3. Le bramine (prêtre indou) à qui Voltaire prête sa doctrine. L'habitude est constante à cette

date de prendre ces religions orientales (doctrines du brahmanisme, des Guèbres, de Confucius) comme des modèles de sagesse. Voir Rousseau luimeme. (Extrait sur la Tolérance, p. 269.)

4. Vers 1758. La lettre fut publiée sous ce titre dans le Mercure de France du 1er janvier 1772. Le titre n'est pas de Rousscau. Rousseau dévait, par la suite, recevoir bien des lettres où on lui demandait non seulement des entretiens, mais encore la faveur de s'établir auprès de lui. Il en reçut par exemple à Motiers-Travers (elles sont conservées à la Bibliothèque de Neuchâtel).

guère en état de vous répondre et qui le serait encore moins d'établir avec vous la société que vous lui proposez. Vous m'honorez en pensant que je pourrais vous être utile, et vous êtes louable du motif qui vous la fait désirer; mais, sur le motif même, je ne vois rien de moins nécessaire que de venir vous établir à Montmorency. Vous n'avez pas besoin d'aller chercher si loin les principes de la morale: rentrez dans votre cœur, et vous les y trouverez ; et je ne pourrai vous rien dire à ce sujet que ne vous dise encore mieux votre conscience quand vous voudrez la consulter1. La vertu, Monsieur, n'est pas une science qui s'apprenne avec tant d'appareil. Pour être vertueux, il suffit de vouloir l'être; et si vous avez bien cette volonté, tout est fait, votre bonheur est décidé. S'il m'appartenait de vous donner des conseils, le premier que je voudrais vous donner serait de ne point vous livrer à ce goût que vous dites avoir pour la vie contemplative, et qui n'est qu'une paresse de l'âme condamnable à tout âge, et surtout au vôtre. L'homme n'est point fait pour méditer, mais pour agir : la víe laborieuse que Dieu nous impose n'a rien que de doux au cœur de l'homme de bien qui s'y livre en vue de remplir son devoir, et la vigueur de la jeunesse ne vous a pas été donnée pour la perdre à d'oisives contemplations. Travaillez donc, Monsieur, dans l'état où vous ont placé vos parents et la Providence; voilà le premier précepte de la vertu que vous voulez suivre ; et si le séjour de Paris, joint à l'emploi que vous remplissez, vous paraît d'un trop difficile alliage avec elle, faites mieux, Monsieur, retournez dans votre province; allez vivre dans le sein de votre famille, servez, soignez vos vertueux parents : c'est là que vous remplirez véritablement les soins que la vertu vous impose3. Une vie dure est plus facile à supporter, en province, que la fortune à poursuivre à Paris, surtout quand on sait, comme vous ne l'ignorez pas, que les plus indignes manèges y font plus de fripons gueux

1. C'est la doctrine que Rousseau devait développer dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard.

2. Ceci est en opposition avec le passage des Rêveries (donné p. 328) où Rousseau fait l'éloge de la vie contemplative. Expliquer les raisons qui ont poussé Rousseau à renoncer à l'action.

3. Les conseils de Rousseau ne manqueraient pas d'actualité

aujourd'hui, et ne manquaient pas alors d'a-propos. Il recevait, et recevra par la suite, nombre de lettres de jeunes gens tentés par la carrière littéraire, qui abandonnent leur province pour courir à Paris les hasards de la fortune d'écrivain et connaître la misère. Ils s'adressaient à Rousseau dont ils admiraient, comme une promesse, la vie aventureuse et le succès aussi éclatant que soudain.

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