mais écoutez-moi : vous trouverez un homme ami de la vérité jusque dans ses fautes, et qui ne craint point d'en rappeler lui-même le souvenir lorsqu'il en peut résulter quelque bien. Néanmoins je rends gràces au ciel de n'avoir abreuvé que moi des amertumes de ma vie, et d'en avoir garanti mes enfants : j'aime mieux qu'ils vivent dans un état obscur sans me connaître, que de les voir, dans mes malheurs, bassement nourris par la traitresse générosité de mes ennemis, ardents à les instruire à haïr, et peut-être à trahir leur père; et j'aime mieux cent fois être ce père infortuné qui négligea son devoir par faiblesse, et qui pleure sa faute, que d'être l'ami perfide qui trahit la confiance de son ami, et divulgue, pour le diffamer, le secret qu'il a versé dans son sein1. Jeune femme, voulez-vous travailler à vous rendre heureuse? commencez d'abord par nourrir votre enfant : ne mettez pas votre fille dans un couvent, élevez-la vous-même ; votre mari est jeune, il est d'un bon naturel; voilà ce qu'il nous faut. Vous ne me dites point comment il vit avec vous; n'importe fût-il livré à tous les goûts de son âge et de son temps, vous l'en arracherez par les vôtres sans lui rien dire; vos enfants vous aideront à le retenir par des liens aussi forts et plus constants que ceux de l'amour : vous passerez la vie la plus simple, il est vrai, mais aussi la plus douce et la plus heureuse dont j'aie l'idée. Mais encore une fois, si celle d'un ménage bourgeois vous dégoûte, et si l'opinion vous subjugue, guérissez-vous de la soif du bonheur qui vous tourmente, car vous ne l'étancherez jamais. A LA DUCHESSE DE PORTLAND 3. Wootton, le 12 Février 1767. .....Je n'ose presque plus vous parler de plantes, depuis que, vous ayant trop annoncé les chiffons3 que j'avais ap. 1. Cet aveu fait par Rousseau de l'abandon de ses enfants est intéressant, et les excuses qu'il se cherche ne le sont pas moins. Il se croyait très sincèrement poursuivi par une implacable persécution; il croyait sincèrement aussi que le bonheur était dans « les états obscurs ». Mais le mot de «faiblesse » est fàcheusement indulgent. L'«ami perfide» c'est Diderot que Rousseau accusait d'avoir révélé à Duclos le secret qu'il lui avait confié. 2. Rousseau avait fait connaissance de cette jeune duchesse, fille du duc de Devonshire, à Wootton. Elle se montra pour lui pleine de prévenances, et leur correspondance dura jusqu'en 1776. Sur le goût pour la botanique, voir les Extraits, p. 318. 3. Chiffons les plantes sans valeur et mal préparées. portés de Suisse, je n'ai pu encore vous rien envoyer. Il faut, Madame, vous avouer toute ma misère: outre que ces débris valaient peu la peine de vous être offerts, j'ai été retardé par la difficulté d'en trouver les noms, qui manquaient à la plupart; et cette difficulté mal vaincue m'a fait sentir que j'avais fait une entreprise' trop pénible à mon âge, en voulant m'obstiner à connaître les plantes tout seul. Il faut, en botanique, commencer par être guidé; il faut, du moins, apprendre empiriquement les noms d'un certain nombre de plantes avant de vouloir les étudier méthodiquement il faut premièrement être herboriste, et puis devenir botaniste après, si l'on peut. J'ai voulu faire le contraire, et je m'en suis mal trouvé. Les livres des botanistes modernes n'instruisent que les botanistes, ils sont inutiles aux ignorants. Il nous manque un livre vraiment élémentaire', avec lequel un homme qui n'aurait jamais vu de plantes pût parvenir à les étudier seul. Voilà le livre qu'il me faudrait au défaut d'instructions verbales; car où les trouver? Il n'y a point autour de ma demeure d'autres herboristes que les moutons. Une difficulté plus grande est que j'ai de très mauvais yeux pour analyser les plantes par les parties de la fructification3. Je voudrais étudier les mousses et les gramens qui sont à ma portée; je m'éborgne, et je ne vois rien. Il semble, Madame la duchesse, que vous ayez exactement deviné mes besoins en m'envoyant les deux livres qui me sont les plus utiles. Le Synopsis1 comprend des descriptions à ma portée et que je suis en état de suivre sans m'arracher les yeux, et le Petiver' m'aide beaucoup par ses figures, qui prêtent à mon imagination autant qu'un objet sans couleur peut y prêter. C'est encore un grand défaut des botanistes modernes de l'avoir négligée entièrement. Quand j'ai vu dans mon Linnæus la classe et l'ordre d'une plante qui m'est inconnue, je voudrais me figurer cette plante, savoir si elle est grande ou petite, si la fleur est bleue ou rouge, me représenter son port. Rien. Je lis une description caractéristique, d'après laquelle je ne puis rien me représenter. Cela n'est-il pas désolant? Cependant, Madame la duchesse, je suis assez fou pour m'obstiner, ou plutôt je suis assez sage; car ce goût est pour moi une affaire de raison. J'ai quelquefois besoin d'art pour me conserver dans ce calme précieux au milieu des agitations qui troublent ma vie, pour tenir au loin ces passions haineuses que vous ne connaissez pas, que je n'ai guère connues que dans les autres, et que je ne veux pas laisser approcher de moi. Je ne veux pas, s'il est possible, que de tristes souvenirs viennent troubler la paix de ma solitude. Je veux oublier les hommes et leurs injustices. Je veux m'attendrir chaque jour sur les merveilles de celui qui les fit pour être bons, et dont ils ont si indignement dégradé l'ouvrage. Les végétaux dans nos bois et dans nos montagnes sont encore tels qu'ils sortirent originairement de ses mains, et c'est là que j'aime à étudier la nature; car je vous avoue que je ne sens plus le même charme à herboriser dans un jardin. Je trouve qu'elle n'y est plus la même; elle y a plus d'éclat, mais elle n'y est pas si touchante. Les hommes disent qu'ils l'embellissent, et moi je trouve qu'ils la défigurent. Pardon, Madame la duchesse; en parlant des jardins, j'ai peut-être un peu médit du vôtre, mais, si j'étais à portée, je lui ferais bien réparation. Que n'y puisje faire seulement cinq ou six herborisations à votre suite, sous M. le docteur Solander3! Il me semble que le petit fonds de connaissance que je tâcherais de rapporter de ses instructions et des vôtres suffiraient pour ranimer mon courage, souvent prêt à succomber sous le poids de mon ignorance. Je vous annonçais du bavardage et des rêveries; en voilà beaucoup trop. Ce sont des herborisations d'hiver; quand il n'y a plus rien sur la terre, j'herborise dans ma tête, et malheureusemeut je n'y trouve que de mauvaise herbe. Tout ce que j'ai de bon s'est réfugié dans mon cœur; Madame la duchesse, il est plein des sentiments qui vous sont dus. 1. La querelle avec Hume était alors à son état aigu, et Rousseau allait quitter Wootton le 1er Mai 1767. 2. Les jardins du château de Bullstrode, résidence de la du chesse de Portland, étaient très célèbres en Angleterre. 3. Le docteur D. Solander, suédois, élève de Linné, qui était chargé de la direction des jardins et collections de la duchesse de Portland. EUVRES DIVERSES1 LETTRE d'un Symphoniste de l'Académie royale de Musique à ses Camarades de l'Orchestre (1753). Extrait. ] [En 1752 des musiciens italiens, les « Bouffons », vinrent jouer sur la scène de l'Opéra. Ils suscitèrent aussitôt des admirations ardentes et des critiques acharnées. Ce fut une guerre furieuse entre les partisans des italiens réunis sous la loge de la reine, le « coin de la reine »>, et les défenseurs de la musique française assemblés sous la loge du roi, « le coin du roi ». Les pamphlets se multiplièrent inépuisablement. Grimm prit parti pour les italiens dans une spirituelle brochure, le Petit prophète de Boehmischbroda. Roussean attaqua violemment la musique française, dans sa Lettre sur la musique française. Malgré ces efforts, les « Bouffons >> furent renvoyés. Rousseau voulut les venger en écrivant la lettre ironique où un musicien de l'orchestre, de la « symphonie » de l'Opéra, se félicite de leur départ et des libertés nouvelles que ce départ leur assure.] Voici un projet de règlement que nous avons médité avec nos illustres chefs... I. On ne suivra point en cette occasion la méthode ordinaire, employée avec succès dans les autres intermèdes : mais, avant que de mal parler de celui-ci 2, on attendra de le connaître dans les répétitions. Si la musique en est médiocre, nous en parlerons avec admiration; nous affecterons tous unanimement de l'élever jusqu'aux nues, afin qu'on attende des prodiges, et qu'on se trouve plus loin de compte 1. Les Euvres diverses de Rousseau (voir p. 56), souvent intéressantes pour l'histoire de sa pensée et de son style, ne renferment à peu près rien que les grands ouvrages ne fassent connaître sous une forme plus achevée. Rousseau poète n'est que médiocre. Le Rousseau botaniste et le Rousseau musicien méritent qu'on ne les ignore pas. Pour la botanique, voir les Extraits des Confessions (p. 318 et suiv.) et de la Correspondance (p. 363). Pour la musique, l'Extrait donné fait mieux connaître l'ironie souvent heureuse de Rousseau. 2. Le symphoniste avait dit plus haut: « le sieur Bambini musicien italien, directeur des Bouffons, prépare un nouvel intermède qui pourrait bien paraître encore avant son départ». à la première représentation. Si malheureusement la musique se trouve bonne, comme il n'y a que trop lieu de le craindre, nous en parlerons avec dédain, avec un mépris outré, comme de la plus misérable chose qui ait été faite; notre jugement séduira les sots, qui ne se rétractent jamais que quand ils ont eu raison, et le plus grand nombre sera pour nous. II. Il faudra jouer de notre mieux aux répétitions pour disculper les chefs, à qui l'on reprocherait sans cela de n'avoir pas réitéré les répétitions jusqu'à ce que le tout allât bien. Ces répétitions ne seront pas pour cela à pure perte1, car c'est là que nous concerterons entre nous les moyens d'être, aux représentations, le plus discordants qu'il sera possible. III. L'accord se prendra, selon la règle, sur l'avis du premier violon, attendu qu'il est sourd. IV. Les violons se distribueront en trois bandes dont la première jouera un quart de ton trop haut, la deuxième un quart de ton trop bas, et la troisième jouera le plus juste qu'il lui sera possible. Cette cacophonie se pratiquera facilement, en haussant ou baissant subtilement le ton de l'instrument durant l'exécution. A l'égard des hautbois, il n'y a rien à leur dire, et d'eux-mêmes, ils iront à souhait. V. On en usera pour la mesure à peu près comme pour le ton: un tiers la suivra, un tiers l'anticipera, et un autre tiers ira après tous les autres. Dans toutes les entrées, les violons se garderont surtout d'être ensemble; mais partant successivement, et les uns après les autres, ils feront des manières de petites fugues ou d'imitations3 qui produiront un très grand effet. A l'égard des violoncelles, ils sont exhortés d'imiter l'exemple édifiant de l'un d'entre eux, qui se pique avec une juste fierté de n'avoir jamais accompagné un intermède italien dans le ton, et de jouer toujours majeur quand le mode est mineur, et mineur quand il est majeur. |