Le mérite du cardinal, dans la conclusion de ⚫ cette grande affaire, avait été d'autant plus véri table que, jusqu'aux dernières phases de la négociation, il avait été obligé de combattre avec une Septembre 1659. Entrevue de Louis XIV et de Philippe IV dans l'île de la Conférence, peinture de Charles Lebrun. D'après une gravure de E. Jeaurat. inspirée au jeune roi. « Je vous proteste, écrivaitil à son maître, à la fin d'août 1659, que rien DUPRE CAGNIET. 9 juin 1660. Mariage de Louis XIV et de Marie-Thérèse, peinture de Charles Lebrun. - D'après une gravure de E. Jeaurat. n'est capable de m'empêcher de mourir de desplaisir si je vois qu'une personne qui m'appartient de si près vous cause plus de malheurs et de préjudices en un moment que je ne vous ay rendu de services... Et si je suis si malheureux que la passion que vous avez vous empesche de connoistre et estimer la chose comme elle le mérite, il ne me restera qu'à exécuter le dessein que je vous escrivis. Car enfin il n'y a puissance qui me puisse oster la libre disposition que Dieu et les loys me donnent sur ma famille, et vous serez le premier à me donner un jour des élogges... » Le traité des Pyrénées fut le dernier triomphe de cet homme habile et puissant, qui continua d'une manière moins grande, mais non moins heureuse, la politique de Richelieu, et qui disait, non sans raison, en parlant de son accent italien, qu'il avait le langage étranger, mais le cœur français. Sa carrière politique aurait été celle d'un sage s'il ne l'eût déshonorée par une soif insatiable de richesses. Il laissa une fortune de 50 millions qu'administrait pour lui, depuis longues années, un intendant d'une capacité et d'une probité rares, J.-B. Colbert. Toutes les faveurs, tous les marchés, toutes les dignités publiques et les fonctions qu'il conférait, étaient pour lui l'objet d'un trafic tellement éhonté que ses contemporains, peu délicats cependant sur cette matière, en étaient scandalisés. Huit jours avant sa mort, il refusait à la reine mère elle-même la présidence du Parlement de Bretagne, qu'elle avait demandée pour un de ses chambellans, à moins qu'il ne reçût du protégé un don de cent mille écus. Anne d'Autriche indignée s'écriait «Ne se lassera-t-il jamais de cette sordide avarice, et ne sera-t-il jamais saoul d'or et d'argent!» Mazarin mourut le 9 avril 4661, et disparut de la scène du monde, si brillante pour lui, non sans regrets, mais avec dignité, et, suivant l'expression de Mme de la Fayette (Hist. de Henriette), « avec une fermeté beaucoup plus philosophe que chrétienne. » BEAUX COMMENCEMENTS DE LOUIS XIV. Louis XIV ne s'était fait connaître encore de la nation qu'il devait gouverner que par sa déférence pour le ministre de sa mère. Après une enfance troublée par les agitations publiques, et une éducation très-négligée, Louis, esprit lent, ennemi de l'étude et un peu timide, avait consacré sa première jeunesse à la chasse, à la danse, aux plaisirs, et il était arrivé à l'âge de vingt-deux ans passés sans avoir jamais pris encore, de son propre mouvement, aucune part aux affaires publiques. Mais il avait l'esprit droit, le cœur noble, et il sentait vivement l'importance et la dignité de son rôle. Le trait dominant de son âme, la passion d'ètre admiré, était le même qui avait inspiré, nous pouvons dire qui avait perdu Charles VIII et François Ier, montés sur le trône adolescents comme lui; mais il eut sur eux l'avantage d'ètre venu plus tard, et il montra par la différence de sa conduite combien l'esprit général de la France et l'intelligence politique avaient fait de progrès depuis un siècle ou deux. Mazarin, qui connaissait les gens, estimait ce jeune maître si facile pour lui. « Vous ne le connoissez pas, disait-il un jour au maréchal de Villeroy; il se mettra en chemin un peu tard, mais il ira plus loin qu'un autre : il y a en lui de l'étoffe de quoi faire quatre rois et un galant homme. » (Mem. de Choisy.) Il s'était appliqué, dans les derniers temps de sa vie, à l'initier aux affaires, à lui remettre en main les fils secrets de sa politique, à lui découvrir les qualités et les défauts des principaux agents qu'il employait dans la conduite de l'État. Il l'encourageait aussi à ne plus jamais se décharger du poids des affaires sur un premier ministre, et lui conseillait d'oser diriger tout par lui-même. Ce conseil s'accordait à merveille avec les secrètes pensées du jeune prince, et, le cardinal mort, il arrêta aussitôt les règles de sa conduite. C'est lui-même qui parle : « Dés l'enfance même, le seul nom de rois fainéants et de maires du palais me faisoit peine quand on le prononçoit en ma présence... J'étois surtout résolu à ne pas laisser faire par un autre la fonction de roi pendant que j'en aurois le titre ; mais, au contraire, je voulus partager l'exécution de mes ordres entre plusieurs personnes, afin d'en réunir toute l'autorité en la mienne seule. C'est pour cela que je voulus choisir des hommes de diverses professions et de divers talents, suivant la diversité des matières qui tombent le plus ordinairement dans l'administration d'un Etat, et je distribuai entre eux mon temps et ma confiance, suivant la connoissance que j'avois de leur vertu ou l'importance des choses que je leur commettois. Car, dès lors, je m'imposai pour loi de travailler régulièrement deux fois par jour, et deux ou trois heures chaque fois, avec diverses personnes, sans compter les heures que je passois seul en particulier, ni le temps que je pourrois donner aux affaires particulières, s'il en survenoit.» (Mémoires (1) de Louis XIV.) On ne l'avait pas supposé capable de prendre une telle détermination; on crut qu'il n'y persisterait pas; sa mère elle-même s'en raillait mais durant cinquante-quatre ans qu'il avait encore à () Mémoires écrits ou dictés par Louis XIV lui-même pour l'instruction du Dauphin son fils, quand celui-ci était encore enfant. Louis rédigeait des sommaires contenant sa pensée; d'habiles écrivains, notamment un certain magistrat nommé M. de Périgny et l'académicien Pellisson, étaient chargés de formuler en bon style ces premières phrases, et d'en faire une copie définitive après que le roi les avait revues et corrigées. Ce curieux écrit, dont on n'a malheureusement que les années 1661, 1662, 1666 à 1668, et quelques fragments de 1669 à 1671, est conservé à la grande Bibliothèque de Paris. Il en a été donné une première édition en 1806 (par Grouvelle, 6 vol. in-8), et une seconde, plus fidèle, en 1859 (par M. C. Dreyss, 2 vol.). porter la couronne, il ne se permit pas un seul jour d'oublier son devoir de roi. : Il avait ainsi réglé l'emploi de sa journée se couchant fort tard, il se levait à huit ou neuf heures; puis il s'occupoit à prier Dieu et à s'habiller. Ses affaires alors l'obligèrent, le matin, de faire fermer la porte de sa chambre, tant pour vaquer à ce grand travail que pour éviter la presse. Le maréchal de Villeroy, comme ayant été son gouverneur, et estimé mériter d'être son premier ministre, avoit seul la permission de le voir, et, dans cette préférence, il trouvoit la consolation de ses autres privations. Environ à dix heures, le roi entroit au conseil et y demeuroit jusqu'à midi. Ensuite il alloit à la messe, et le reste du temps, jusqu'à son dîner, il le donnoit au public, et aux reines en particulier. Après le repas, il demeuroit souvent et assez longtemps avec la famille royale, puis il retournoit travailler avec quelques-uns de ses ministres. Il donnoit des audiences à qui lui en demandoit, écoutant patiemment ceux qui se présentoient pour lui parler... Il étoit aimable de sa personne, honnête et de facile accès à tout le monde, mais d'un air grand et sérieux qui imprimoit le respect et la crainte dans le public, et empêchoit ceux qu'il considéroit le plus de s'émanciper, même dans le particulier, quoiqu'il fût familier et enjoué avec les dames. Tel était Louis XIV à cette époque, suivant le portrait que fait de lui Mme de Motteville, et que tous les autres écrivains contemporains tracent à peu près semblable. Tous s'accordent à reconnaître, au milieu de leurs exagérations adulatrices, que le roi brillait par ses intentions pleines de droiture plus que par ses talents; mais il était doué d'un bon jugement, d'une volonté persévérante, d'une dignité parfaite et d'une intelligence qui se forma et s'étendit promptement par le maniement des affaires. « Je me sentis comme élever l'esprit et le courage, dit-il lui-même; je découvris en moi ce que je n'y connoissois pas, et je me reprochai avec joie de l'avoir si longtemps ignoré. » Sa première, sa grande affaire en prenant les rènes du gouvernement, et c'est là qu'on voit bien ressortir le progrès moral qui s'était accompli depuis un siècle, fut d'alléger les impôts dont le peuple était écrasé. « Rien ne me sembla presser davantage que de soulager mes peuples. De toutes les choses que j'observai, il n'y en eut point qui me touchât si puissamment l'esprit et le cœur que la connoissance de l'épuisement où ils étoient alors, après les charges immenses qu'ils avoient portées. Ainsi, quoique les principaux desseins que j'avois formés pour guérir à fond ce grand mal ne pussent pas sitôt s'exécuter, vu le terrible engagement et l'extrême disette de toutes choses où je me trouvois moi-même, je ne laissai pas de diminuer incontinent trois millions sur les tailles déjà réglées, et dont on alloit faire l'imposition, me persuadant que je ne pouvois mieux commencer à m'enrichir qu'en empêchant mes sujets de tomber dans la ruine.» (Mémoires de Louis XIV.) Les tailles étaient l'impôt établi sur la propriété, mais seulement sur la propriété roturière; les fiefs en étaient exempts, comme au moyen âge, à raison du service personnel que leurs titulaires devaient aux armées, et l'impôt foncier retombait tout entier à la charge du paysan. Il s'élevait, en 4661, à 53 millions de livres. Les gabelles, qui étaient non-seulement le droit à payer sur le sel, mais, de plus, l'obligation pour chaque famille non privilégiée d'en acheter une certaine quantité, mème quand elle n'en avait pas besoin, pesait encore principalement sur les campagnes. Les aides frappaient les matières premières et les objets de consommation; elles atteignaient ainsi tout le monde, mais étaient peu nombreuses et d'un produit trèsinégal. Les finances de l'État se trouvaient donc assises sur de vieilles bases devenues mauvaises, la perception en était difficile, la guerre et la diplomatie les avaient profondément obérées depuis la mort de Henri IV; mais le mal était surtout dans le désordre et les abus de la gestion. Les dépenses se faisaient au fur et à mesure des rentrées d'argent, sans avoir été prévues à l'avance et calculées d'après les recettes; les comptes étaient arriérés de deux années, et les fonds dévorés à l'avance; certaines classes d'impôts, par exemple ceux qui dépendaient des gouverneurs de villes frontières, étaient assis et recueillis par eux sans qu'ils en rendissent compte; une partie de l'argent perçu pour le gouvernement n'arrivait pas à ses coffres, et lui-même abandonnait volontairement des sommes énormes pour obtenir, dans ses embarras, le crédit dont il avait besoin. La dette publique, de son côté, dont il fallait servir la rente, s'élevait à 450 millions. Enfin, sur 84 millions que produisait la totalité des contributions ordinaires, il n'en restait que 32 pour faire face aux dépenses annuelles de l'État, lesquelles s'élevaient à 52 millions. Telle était la situation financière en 4661. Certaines gens trouvaient un grand profit dans ce désordre; c'étaient les financiers et la tourbe des hommes d'affaires. Un ministre avait-il besoin d'argent, c'était à eux qu'il s'adressait. La somme était bientôt remise entre ses mains, mais moyennant la concession, faite à quelque personnage opulent ou à quelque association occulte, du droit de percevoir en remboursement les tailles d'un district ou même d'une province, ou d'exercer quelque monopole au nom de l'État, ou de faire revivre sous son autorité quelque vieux droit fiscal oublié depuis longtemps. De rigoureux moyens coercitifs étaient mis à la disposition de ces obscurs fermiers d'impôts ou de leurs agents pour forcer le contribuable à payer, et des fortunes scandaleuses s'élevaient, fondées sur les misères publiques. Mazarin n'avait rien fait pour remédier à ce système ruineux, dont il profitait lui-même. Il avait produit et soutenu d'Esmery: forcé de l'abandonner en 1648, il l'avait remplacé depuis par un autre surintendant des finances plus habile encore et plus audacieux, Nicolas Fouquet. D'un esprit vif, brillant, plein de ressources et de connaissances véritables, aimable et généreux de nature, grand ami des lettres et des arts, Fouquet s'était rendu nécessaire et s'était fait une multitude d'amis. Il avait même fait prendre d'utiles mesures, notamment pour le commerce maritime, qui lui était familier; son père était un armateur breton. Le cardinal avait conseillé à Louis XIV d'utiliser les talents de cet homme, au moins jusqu'à ce qu'on pût se passer de lui, et, pendant plusieurs mois, formant avec les secrétaires d'État le Tellier et de Lyonne tout le conseil par l'assistance duquel se décidaient les affaires, Fouquet se crut accepté du jeune roi, et espéra même exercer l'autorité d'un premier ministre. Mais Louis était parfaitement instruit de ses « voleries », et Fouquet, d'ailleurs, affichait un luxe insolent, comme s'il eût craint de les laisser ignorer. Ses seuls plaisirs absorbaient des sommes immenses; il avait consacré 9 millions (au moins 40 millions d'aujourd'hui) à orner sa terre de Vaux, près Melun; trois hameaux avaient été achetés et détruits pour en agrandir le pare ; on faisait venir d'Italie des vaisseaux chargés de marbre pour en décorer les jardins, et le peintre Lebrun travaillait dans le château à des salles qui prétendaient, par leur magnificence, à rivaliser avec celles de Fontainebleau. Le 17 août (1661), Fouquet reçut dans cette demeure la cour tout entière et lui donna une fète splendide, au milieu de laquelle le roi, révolté de tout ce qui frappait ses yeux, faillit donner l'ordre d'arrêter immédiatement le maître de la maison. Le surintendant fut arrêté seulement le 5 septembre, à Nantes, et, après un procès qui dura trois ans, condamné par le plus grand nombre de ses juges à la peine du bannissement; quelques-uns avaient opiné pour la mort. Le roi, craignant le mal que pourrait faire à la France un banni qui possédait les secrets de l'État, et confondant avec sa prérogative souveraine le droit dévolu au ministère public d'en appeler à minima lorsqu'il estime la peine insuffisante, commua l'exil prononcé contre Fouquet en une détention perpétuelle. L'ancien surintendant fut conduit à la forteresse de Pignerol, et y resta jusqu'à sa mort, arrivée en 1680, dans une captivitė si dure que plusieurs auteurs ont cru reconnaître en lui, sans vraisemblance d'ailleurs, la mystérieuse victime signalée, dans l'histoire du temps, sous le nom de l'homme au masque de fer. Ce mystère du prisonnier masqué (non d'un masque de fer, mais d'un masque de velours noir qu'il ne quittait jamais, et dont la partie inférieure se relevait au moyen d'un ressort lorsqu'il voulait manger) n'a jamais été éclairci. La moins invrai semblable des nombreuses conjectures auxquelles il a donné lieu est celle que Voltaire a émise en laissant entrevoir (Dictionnaire philosophique, vo Anecdotes) que ce malheureux était un fils ་ illegitime d'Anne d'Autriche né avant Louis XIV. Le désastre du plus fameux financier du royaume, accompagné de plusieurs exécutions analogues, mais de moindre importance, annonçait assez le changement qui allait s'opérer dans le gouvernement des finances. La ferme volonté du roi à cet égard trouva pour auxiliaire et pour appui un homme dont le génie fut d'apporter dans toutes les affaires l'ordre, la grandeur et la probité. C'était le fils d'un marchand de draps de la ville de Reims qui avait étudié le commerce à Lyon, puis la pratique judiciaire chez un procureur, enfin le mécanisme financier chez un « trésorier des parties casuelles », et qui, parent éloigné du secrétaire d'État le Tellier, était entré dans les bureaux de Mazarin. Là il se fit si bien apprécier que le cardinal lui confiait l'administration de son immense fortune, et quelquefois des intérêts publics. II s'appelait Jean-Baptiste Colbert, et, né en 1619, se trouvait, en 1664, dans la force de l'àge. On rapporte que Mazarin mourant disait à Louis XIV : «Je vous dois tout, Sire, mais je crois m'acquitter en quelque manière en vous donnant Colbert. » (Mém. de l'abbé de Choisy.) C'était en imposant Colbert à Fouquet en qualité de premier commis, c'est-à-dire de surveillant, qu'il avait cru possible de conserver le premier dans la surintendance; mais Colbert contribua plus que personne à la perte de cet homme, qu'il détestait par instinct, en mettant à nu sous les yeux du roi les malversations qu'il lui voyait commettre chaque jour. La place de surintendant fut supprimée, et le roi déclara (45 septembre 4664) qu'il entendait gérer ses finances luimême par le moyen d'un conseil dont il nomma président le maréchal de Villeroi, et dont il donna la direction effective à Colbert, sous le titre modeste d'intendant et conseiller au conseil des finances», qu'il n'échangea contre celui de contrôleur général qu'en 1666. Mais peu à peu le simple intendant, « homme né pour le travail, audessus de tout ce qu'on peut imaginer» (Mém. de Gourville), attira à lui, comme une conséquence de sa capacité qui s'étendait à tout, la surintendance des bâtiments, c'est-à-dire la direction des beaux-arts, celles des manufactures, du commerce, de la marine, et la direction générale des affaires de l'intérieur. Cependant il avait le don, bien nécessaire pour un collaborateur de Louis XIV, d'être modeste et de savoir s'effacer. «On le voyoit, dit Mme de Motteville, prenant le contrepied de Fouquet, venir tout seul chez le roi avec un sac de velours noir sous le bras, comme le moindre petit commis de l'épargne.» A cet appareil mesquin, il joignait une mine épaisse et sévère; mais l'amour du bien brillait dans ses yeux, et son influence, dominante jusqu'en 4672 dans les conseils du roi, où elle se prolongea, bien qu'affaiblie, jusqu'à l'époque de sa mort (4683), fut l'une des sources les plus fécondes des prospérités du grand règne. Les opérations financières de Colbert commen |