Images de page
PDF
ePub
[ocr errors]

On a reproché à notre scène tragique d'avoir trop de discours et trop peu d'action :`ce reproche bien entendu peut être juste. Nos poëtes se sont engagés quelquefois dans des analyses de sentiments aussi froides que superflues; mais si le cœur ne s'épanche que parce qu'il est trop plein de sa passion, et lorsque la violence de ses mouvements ne lui permet pas de les retenir, l'effusion n'en sera jamais ni froide, ni languissante. La passion porte avec elle, dans ses mouvements tumultueux, de quoi varier ceux du style; et si le poëte est bien pénétré de ses situations, s'il se laisse guider par la nature, au lieu' de' vouloir la conduire à son gré, il placera ces mouvements où la nature les sollicite; et, laissant couler le sentiment à pleine source, il en saura prévenir à propos l'épuisement et la langueur.

:

La douleur est de toutes les passions la plus éloquente, ou plutôt c'est elle qui rend éloquentes toutes les autres passions, et qui attendrit et rend pathétique toute espèce de caractère douce et tendre, sombre et terrible, plaintive et déchirante, furieuse et atroce, elle prend toutes les couleurs. Du haut de la tribune et du haut de la chaire, elle remue tout un peuple; du théâtre, où elle domine, elle trouble tous les esprits, elle transperce tous les cœurs. Celui qui sait la mettre en scène et faire entendre ses accents, n'a pas besoin d'autre langage. Ce n'est pourtant pas ce que j'appelle l'éloquence de la douleur. Cette éloquence pure et sublime est celle que Sophocle, Euripide, Virgile, Ovide, Racine et Voltaire, ont possédée à un si haut point. Je nomme Ovide, parce qu'il est souvent aussi naturel et aussi pénétrant que tous ces grands poëtes. Voyez dans ses Métamorphoses (fable de Polyxène) avec quelles gradations ces trois grands caractères de douleur sont exprimés.

Polyxène, au moment d'être immolée aux mánes d'Achille:

Utque Neoptolemum stantem, ferrumque tenentem,
Utque suo vidit figentem lumina vultu;

Utere jamdudùm generoso sanguine, dixit:
Nulla mora est, etc. (1)

Tel est le langage de la douleur noble et tranquille, d'autant plus touchante qu'elle est plus douce; et c'est le caractère que Cicéron lui donne dans la bouche de Milon. Hécube, en se précipitant sur le corps sanglant de sa fille : Nata, tua (quid enim superest?) dolor ultime matris, Nata, jaces, etc. (2)

Il semble impossible de réunir dans la douleur plus de traits déchirants; et cette image du malheur le plus accablant n'est rien encore en comparaison de ce qui va suivre.

Hécube, après avoir reconnu le corps de son fils Polydore percé de coups et flottant sur les eaux :

Troades exclamant : Obmutuit illa dolore;

Et pariter vocem lacrymasque introrsùs obortas,
Devorat ipse dolor, etc. (3)

L'antiquité n'a rien, à mon avis, de plus éloquent que ces trois scènes de douleur; et j'ai cru devoir les donner pour modèles d'éloquence poétique.

MARMONTEL. Eléments de Littérature, t. II (4).

L'Auteur dramatique durant la première représentation de sa pièce.

JE ne me connois plus, aux transports qui m'agitent;
En tous lieux, sans dessein, mes pas se précipitent.
Le noir pressentiment, le repentir, l'effroi,

Les présages fâcheux, volent autour de moi.

(1) Voyez Ovide, Métamorphoses, liv. XIII; ou les Leçons Latines anciennes.

(2) Id. ibid.

(3) Voyez Ovide, Métamorphoses, liv. XHF.

(4) Voyez l'article entier dans l'auteur.

Je ne suis plus le même enfin depuis deux heures.
Ma pièce auparavant me sembloit des meilleures :
Maintenant je n'y vois que d'horribles défauts,
Du foible, du clinquant, de l'obscur et du faux.
De là, plus d'une image annonçant l'infamie!
La critique éveillée, une loge endormie,
Le reste, de fatigue et d'ennui harassé;
Le souffleur étourdi, l'acteur embarrassé,
Le théâtre distrait, le parterre en balance,
Tantôt bruyant, tantôt dans un profond silence;
Mille autres visions, qui toutes dans mon cœur
Font naître également le trouble et la terreur.
(Regardant à sa montre.)

Voici l'heure fatale où l'arrêt se prononce!
Je sèche; je me meurs. Quel métier! J'y renonce.
Quelque flatteur que soit l'honneur que je poursuis,
Est-ce un équivalent à l'angoisse où je suis?
Il n'est force, courage, ardeur, qui n'y succombe.
Car enfin, c'en est fait; je péris, si je tombe.

Où me cacher, òù fuir, et par où désarmer
L'honnête onçle qui vient pour me faire enfermer?
Quelle égide opposer aux traits de la satire?
Comment paroître aux yeux de celle à qui j'aspire?
De quel front, à quel titre, oserois-je m'offrir,
Moi, misérable auteur, qu'on viendroit de flétrir?

(Après quelques moments de silence et d'agitation.) Mais mon incertitude est mon plus grand supplice. Je supporterai tout, pourvu qu'elle finisse. Chaque instant qui s'écoule, empoisonnant son cours, Abrège, au moins d'un án, le nombre de mes jours. PIRON. La Métromanie, act. V, sc. Ire.

- Imprécations de Camille.

ROME, l'unique objet de mon ressentiment! Rome à qui vient ton bras d'immoler mon amant !

Rome qui t'a vu naître, et que ton cœur adore!
Rome enfin que je hais, parce qu'elle t'honore !
Puissent tous ses voisins, ensemble conjurés,
Saper ses fondements encor mal assurés!
Et, si ce n'est assez de toute l'Italie,
Que l'Orient contre elle à l'Occident s'allie;
Que cent peuples, unis des bouts de l'univers,
Passent, pour la détruire, et les monts et les mers;
Qu'elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles :
Que le courroux du Ciel, allumé par mes vœux,
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux!

Puissé-je de mes yeux y voir tomber la foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,

Moi seule en être cause, et mourir de plaisir !

CORNEILLE. Les Horaces, act. IV, sc. V.

Imprécations d'Athalie.

DIEU des Juifs, tu l'emportes !

Oui, c'est Joas; je cherche en vain à me tromper.
Je reconnois l'endroit où je le fis frapper;

Je vois d'Ochosias et le port et le geste;
Tout me retrace enfin un sang que je déteste.
David, David triomphe; Achab seul est détruit.
Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit!
C'est toi qui, me flattant d'une vengeance aisée,
M'as vingt fois en un jour à moi-même opposée ;
Tantôt pour un enfant excitant mes remords,
Tantôt m'éblouissant de tes riches trésors,
Que j'ai craint de livrer aux flammes, au pillage.
Qu'il règne donc ce fils, ton soin et ton ouvrage!
Et que, pour signaler son Empire nouveau,
On lui fasse en mon sein enfoncer le couteau!
Voici ce qu'en mourant lui souhaite sa mère :
Que dis-je, souhaiter? je me flatte, j'espère

Qu'indocile à ton joug, fatigué de ta loi,
Fidèle au sang d'Achab qu'il a reçu de moi,
Conforme à son aïeul, à son père semblable,
On verra de David l'héritier détestable
Abolir tes honneurs, profaner ton autel,
Et venger Athalie, Achab et Jézabel,

RACINE. Athalie, act. V, sc. VI.

Désespoir de Didon, et ses imprécations contre

Enée.

AH! barbare! ah! perfide!

Et voilà ce héros dont le Ciel est le guide,
Ce guerrier magnanime, et ce mortel pieux
Qui sauva de la flamme et son père et ses Dieux!
Le parjure abusoit de ma foiblesse extrême ;
Et la gloire n'est point à trahir ce qu'on aime.
Du sang dont il naquit j'ai dû me défier,
Et de Laomedon connoître l'héritier.

Cruel, tu t'applaudis de ce triomphe insigne ;
De tes lâches aïeux, va, tu n'es que trop digne.
Mais tu me fuis en vain, mon ombre te suivra.
Tremble, ingrat, je mourrai, mais ma haine vivra.
Tu vás fonder le trône où le Destin t'appelle;
Et moi je te déclare une guerre immortelle.
Mon peuple héritera de ma haine pour toi:
Le tien doit hériter de ton horreur pour moi.
Que ces peuples rivaux, sur la terre et sur l'onde,
De leurs divisions épouvantent le monde !
Que pour mieux se détruire ils franchissent les mers;
Qu'ils ne puissent ensemble habiter l'univers ;
Qu'une égale fureur sans cesse les dévore,
Qu'après s'être assouvie elle renaisse encore;
Qu'ils violent entre eux et la foi des traités,
Et les droits les plus saints et les plus respectés!
Qu'excités par mes cris, les enfants de Carthage
Jurent dès le berceau de venger mon outrage;

[ocr errors][merged small]
« PrécédentContinuer »