Ah, ma Thérèse! je suis trop heureux de te pofféder fage & faine, & de ne pas trouver ce que je ne cherchois pas. Je n'avois cherché d'abord qu'à me donner un amusement. Je vis que j'avois plus fait, & que je m'étois donné une compagne. Un peu d'habitude avec cette excellente fille, un peu de réflexion fur ma fituation, me firent fentir qu'en ne fongeant qu'à mes plaisirs, j'avois beaucoup fait pour mon bonheur. Il me falloit à la place de l'ambition éteinte, un sentiment vif qui remplit mon cœur. Il failloit, pour tout dire, un fucceffeur à maman; puisque je ne devois plus vivre avec elle, il me falloit quelqu'un qui vécût avec son élève, & en qui je trouvaffe la fimplicité, la docilité de cœur qu'elle avoit trouvée en moi. Il falloit que la douceur de la vie privée & domestique me dédommageât du fort brillant auquel je renonçois. Quand j'étois absolument feul, mon cœur étoit vide, mais il n'en falloit qu'un pour le remplir. Le fort m'avoit ôté, m'avoit aliéné du moins en partie, celui pour lequel la nature m'avoit fait. Dès - lors j'étois feul, car il n'y eut jamais pour moi d'intermédiaire entre tout & rien. Je trouvois dans Thérèse le supplément dont j'avois besoin; par elle je vécus heureux autant que je pouvois l'être selon le cours des événemens. Je voulus d'abord former fon efprit. J'y perdis ma peine. Son esprit est ce que l'a fait la nature; la culture & les soins n'y prennent pas. Je ne rougis point d'avouer qu'elle n'a jamais bien fu lire, quoiqu'elle écrive passablement. Quand j'allai loger dans la rue neuve des PetitsChamps, j'avois à l'hôtel de Pontchartrain, vis-à-vis mes fenêtres, un cadran, sur lequel je m'efforçai, durant plus d'un mois, à lui faire connoître les heures. A peine les connoît-elle encore à préfent. Elle n'a jamais pu fuivre l'ordre des douze mois de l'année, & ne connoît pas un seul chiffre, malgré tous les foins que j'ai pris pour les lui montrer. Elle ne fait ni compter l'argent, ni le prix d'aucune chose. Le mot qui lui vient en parlant est souvent l'opposé de celui qu'elle veut dire. Autrefois j'avois fait un dictionnaire de ses phrases, pour amufer Mde. de Luxembourg, & fes qui - proquo font devenus célèbres dans les fociétés où j'ai vécu. Mais cette personne fi bornée, &, fi l'on veut, si stupide, est d'un confeil excellent dans les occafions difficiles. Souvent, en Suiffe, en Angleterre, en France, dans les catastrophes où je me trouvois, elle a vu ce que je ne voyois pas moi-même; elle m'a donné les avis les meilleurs à fuivre ; elle m'a tiré des dangers où je me précipitois aveuglément, & devant les dames du plus haut rang, devant les grands & les princes, ses sentimens, fon bon fens, ses réponses & fa conduite lui ont attiré l'estime universelle, & à moi, sur son mérite, des complimens dont je sentois la sincérité. Auprès des personnes qu'on aime, le fentiment nourrit l'esprit ainsi que le cœur, & l'on a peu besoin de chercher ailleurs des idées. Je vivois avec ma Thérèse aussi agréablement qu'avec le plus beau génie de l'univers. Sa mère, fière d'avoir été jadis élevée auprès de la marquise de Monpipeau, faifoit le bel esprit, vouloit diriger le fien, & gâtoit par fon aftuce la simplicité de notre commerce. L'ennui de cette importunité me fit un peu furmonter la fotte honte de n'ofer me montrer avec Thérèse en public; & nous faisions, tête-à-tête, de petites promenades champêtres & de petits goûtés qui m'étoient délicieux. Je voyois qu'elle m'aimoit sincèrement, & cela redoubloit ma tendresse. Cette douce intimité me tenoit lieu de tout: l'avenir ne me touchoit plus, ou ne me touchoit que comme le présent prolongé: je ne désirois rien que d'en assurer la durée. Cet attachement me rendit toute autre diffipation superflue & infipide. Je ne fortois plus que pour aller chez Thérèse; sa demeure devint presque la mienne. Cette vie retirée devint si avantageuse pour mon travail, qu'en moins de trois mois mon opéra tout entier fut fait; paroles & musique. Il restoit feulement quelques accompagnemens & remplissages à faire. Ce travail de manœuvre m'ennuyoit fort. Je proposai à Philidor de s'en charger, en lui donnant part an bénéfice. Il vint deux fois, & fit quel : ques remplissages dans l'acte d'ovide : mais il ne put se captiver à ce travail affidu pour un profit éloigné, & même incertain. Il ne revint plus, & j'achevai ma besogne moi-même. Mon opéra fait, il s'agit d'en tirer parti: c'étoit un autre opéra bien plus difficile. On ne vient à bout de rien à Paris quand on y vit isolé. Je pensai à me faire jour par M de la Poplinière, chez qui Gauffecourt, de retour de Genève, m'avoit introduit. M. de la Poplinière étoit le Mécène de Rameau: Mde. de la Poplinière étoit fa très-humble écolière. Rameau faifoit, comme on dit., la pluie & le beau temps dans cette maifon. Jugeant qu'il protégeroit avec plaifir l'ouvrage d'un de ses disciples, je voulus Jui montrer le mien. Il refusa de le voir, difant qu'il ne pouvoit lire des parti tions, & que cela le fatiguoit trop. La Poplinière dit là-dessus, qu'on pouvoit le lui faire entendre, & m'offrit de raffembler des muficiens pour en exécuter des morceaux: je ne demandois pas mieux. Rameau confentit en grommelant & répétant fans cesse que ce devoit être une |