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Ne l'ayant plus revu depuis lors, j'ai perdu l'honneur que méritoit mon ouvrage, l'honoraire qu'il devoit me produire; & mon temps, mon travail, mon chagrin, ma maladie & l'argent qu'elle me coûta, tout cela fut à mes frais fans me rendre un sol de bénéfice, ou plutôt de dédommagement, Il m'a cependant toujours paru que M. de Richelieu avoit naturellement de l'inclination pour moi, & pensoit avantageusement de mes talens. Mais mon malheur & Mde. de la Poplinière empêchèrent tout l'effet de fa bonne volonté.

Je ne pouvois rien comprendre à l'aversion de cette femme, à qui je m'étois efforcé de plaire, & à qui je faifois affez régulièrement ma cour. Gauffecourt m'en expliqua les causes. D'abord, me dit-il, fon amitié pour Rameau, dont elle est la prôneuse en titre, & qui ne veut fouffrir aucun concurrent; & de plus un péché originel qui vous damne auprès d'elle, & qu'elle ne vous pardonnera jamais, c'est d'être Genevois. Là-dessus, il m'expliqua que l'abbé Hubert qui l'étoit, & fincère ami de M. de la Popliy

nière, avoit fait ses efforts pour l'empêcher d'épouser cette femme qu'il connoissoit bien, & qu'après le mariage elle lui avoit voué une haine implacable, ainsi qu'à tous les Genevois. Quoique La Poplinière, ajouta-t-il, ait de l'amitié pour vous, & que je le sache, ne comptez pas sur son appui. Il est amoureux de sa femme; elle vous hait, elle est méchante, elle est adroite; vous ne ferez jamais rien dans cette maison. Je me le tins pour dit.

Ce même Gauffecourt me rendit à-peuprès dans le même temps un service dont j'avois grand besoin. Je venois de perdre mon vertueux père, âgé d'environ foixante ans. Je sentis moins cette perte que je n'aurois fait en d'autre temps où les embarras de ma situation m'auroient moins occupé. Je n'avois point voulu réclamer de fon vivant ce qui restoit du bien de ma mère, & dont il tiroit le petit revenu. Je n'eus plus là-dessus de scru pule après fa mort. Mais le défaut de preuve juridique de la mort de mon frère, faifoit une difficulté que Gauffe court se chargea de lever, & qu'il leva en effet par les bons offices de l'avocat -de Lolme. Comme j'avois le plus grand besoin de cette petite reffsource, & que l'événement étoit douteux, j'en attendois ☐ la nouvelle définitive avec le plus vif empressement.

Un soir, en rentrant chez moi, je trouvai la lettre qui devoit contenir cette nouvelle, & je la pris pour l'ouvrir avec un tremblement d'impatience, dont j'eus honte au-dedans de moi. Eh quoi! me dis-je avec dedain, Jean-Jaques se laiffera-t-il subjuguer à ce point par l'intérêt & par la curiofité? Je remis fur le champ la lettre fur ma cheminée. Je me déshabillai, me couchai tranquillement, dormis mieux qu'à mon ordinaire, & me levai le lendemain affez tard, fans plus penser à ma lettre. En m'habillant je l'apperçus, je l'ouvris sans me preffer, j'y trouvai une lettre - de - change. J'eus bien des plaisirs à la fois; mais je puis jurer que le plus vif fut celui d'avoir fu me vaincre.

J'aurois vingt traits pareils à citer en ma vie, mais je suis trop pressé pour pouvoir tout dire. J'envoyai une petite partie

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de cet argent à ma pauvre maman; regrettant avec larmes l'heureux temps où J'aurois mis le tout à ses pieds. Toutes fes lettres se sentoient de fa détresse. Elle m'envoyoit des tas de recettes & de secrets dont elle prétendoit que je fisse ma fortune & la sienne. Déjà le sentiment de fa misère lui referroit la cœur & lui rétrécissoit l'esprit. Le peu que je lui envoyai fut la proie des fripons qui l'obsédoient. Elle ne profita de rien. Cela me dégoûta de partager mon néceffaire avec ces miférables, surtout après l'inutile tentative que je fis pour la leur arracher, comme il sera dit ci-après. Le temps s'écouloit & l'argent avec lui. Nous étions deux, même quatre, ou, pour mieux dire, nous étions sept ou huit. Car, quoique Thérèse fût d'un désintéressement qui a peu d'exemple, sa mère n'étoit pas comme elle. Sitôt qu'elle se vit un peu remontée par mes foins, elle fit venir toute fa famille pour en partager le fruit. Sœurs, fils, filles, petites - filles, tout vint, hors fa fille aînée, mariée au directeur des caroffes d'Angers. Tout ce que je faifois pour Thérèse étoit détourné par sa mère

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en faveur de ces affamés. Comme je n'avois pas à faire à une personne avide, & que je n'étois pas subjugué par une paffion folle, je ne faifois pas des folies. Content de tenir Thérèse honnêtement, mais fans luxe, à l'abri des pressans besoins, je consentois que ce qu'elle gagnoit par son travail fût tout entier au profit de sa mère, & je ne me bornois pas à cela; mais par une fatalité qui me poursuivoit, tandis que maman étoit en proie à ses croquans, Thérèse étoit en proie à sa famille, & je ne pouvois rien faire d'aucun côté qui profitât à celle pour qui je l'avois destiné. Il étoit fingulier que la cadette des enfans de Mde. le Vaffeur, la seule qui n'eût point été dotée, la seule qui nourrissoit fon père & sa mère, & qu'après avoir été longtemps battue par ses frères, par ses sœurs, même par ses nièces, cette pauvre fille en étoit maintenant pillée sans qu'elle pût mieux se défendre de leurs vols que de leurs coups. Une seule de ses nièces, appelée Goton le Duc, étoit affez aimable & d'un caractère affez doux, quoique gâtée par l'exemple & les leçons des auSecond Suppl. Tome L

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