disoient à demi-voix : cela est charmant, cela est ravissant; il n'y a pas un fon là qui ne parle au cœur. Le plaifir de donner de l'émotion à tant d'aimables personnes m'émut moi-même jusqu'aux larmes, & je ne les put contenir au premier duo, en remarquant que je n'étois pas seul à pleurer. J'eus un moment de retour sur moi-même, en me rappelanit le concert de M. de Treitorens Cette reminiscence eut l'effet de l'esclave qui tenoit la couronne fur la tête des triomphateurs, mais elle fut courte, & je me livrai bientôt pleinement & fans distraction au plaifir de favourer ma gloire. Je suis pourtant sûr qu'en ce moment la volupté du sexe y entroit beaucoup plus que la vanité d'auteur, & furement s'il n'y eût eu là que des hommes, je n'aurois pas été dévoré comme je l'étois fans cesse du défir de recueillir de mes lèvres, les délicieuses larmes que je faifois cou ler. J'ai vu des pièces exciter de plus vifs transports d'admiration, mais jamais une ivresse aussi pleine, aussi douce auffi touchante régner dans tout un spec tacle, & furtout à la cour, un jour de 1 première représentation. Ceux qui ont vu celle-là doivent s'en fouvenir; car l'effet en fut unique. Le même soir M. le duc d'Aumont me fit dire de me trouver au château le lendemain fur les onze heures, & qu'il me présenteroit au roi. M. de Cury qui me fit ce message, ajouta qu'on croyoit qu'il s'agissoit d'une pension, & que le roi vouloit me l'annoncer lui-même. Croira-t-on que la nuit qui suivit une aussi brillante journée fut une nuit d'angoiffe & de perplexité pour moi? Ma première idée, après celle de cette préfentation, se porta fur un fréquent besoin de fortir qui m'avoit fait beaucoup fouffrir le soir même au spectacle; & qui pouvoit me tourmenter le lendemain quand je serois dans la gallerie ou dans les appartemens du roi parmi tous ces grands, attendant le paffage de fa Majesté. Cette infirmité étoit la principale cause qui me tenoit écarté des cercles & qui m'empêchoit d'aller m'enfermer chez des femmes. L'idée seule de l'état où ce besoin pouvoit me mettre, étoit capable de me le donner au point de m'en trouver mal, à moins d'un efclandre auquel j'aurois préféré la mort. II n'y a que les gens qui connoiffent cet état qui puiffent juger de l'effroi d'en courir le risque. Je me figurois ensulte devant le roi, présenté à sa Majesté, qui daignoit s'arrêter & m'adresser la parole. C'étoit - là qu'il falloit de la justesse & de la préfence d'efprit pour répondre. Ma maudite timidité qui me trouble devant le moindre inconnu; m'auroit-elle quitté devant le roi de France, où m'auroitelle permis de bien choisir à l'instant ce qu'il falloit dire? Je voulois, fans quitter l'air & le ton févère que j'avois pris, me montrer sensible à l'honneur que me faifoit un fi grand monarque. Il falloit envelopper quelque grande & utile vérité dans une louange belle & méritée. Pour préparer d'avance une réponse heureuse, il auroit fallu prévoir jufte ce qu'il pourroit, me dire, & j'étois sûr après cela de ne pas retrouver en sa présence un mot de ce que j'aurois médité. Que deviendrois-je en ce moment & fous les yeux de toute la cour, s'il alloit m'é chapper dans mon trouble quelqu'une de mes balourdises ordinaires? Ce danger. m'allarma, m'effraya, me fit frémir au point de me déterminer, à tout risque, à ne m'y pas exposer. Je perdois, il est vrai, la pension qui m'étoit offerte en quelque forte; mais je m'exemptois auffi du joug qu'elle m'eut impofé. Adieu la vérité, la liberté, le courage. Comment ofer désormais parler d'indépendance & de défuntéressement? Il ne falloit plus que flatter ou me taire en recevant cette pension: encore qui m'assuroit qu'elle me feroit payée ? Que de pas à faire, que de gens à folliciter! Il m'en coûteroit plus de soins, & bien plus défagréables, pour la conserver que pour m'en paffer. Je crus donc en y renonçant prendre un parti très - confé-> quent à mes principes, & facrifier l'apparence à la réalité. Je dis ma réfolution à G.... qui n'y opposa rien. Aux autres j'alléguai ma santé, & je partis le matin même. Mon départ fit du bruit, & fut généralement blâme. Mes raisons ne pouvoient être senties par tout le monde, m'accuser d'un fot orgueil étoit bien plutôt fait, & contentoit mieux la jalousie de quiconque fentoit en lui - même qu'il ne se seroit pas conduit ainfi. Le lendemain Jelyotte m'écrivit un billet où il me détailla les succès de ma pièce & l'engouement où le roi lui-même en étoit. Toute la journée, me marquoitil, Sa Majesté ne ceffe de chanter, avec la voix la plus fausse de son royaume: J'ai perdu mon ferviteur; j'ai perdu tout mon bonheur. Il ajoutoit que dans la quin-, zaine on devoit donner une seconde représentation du Devin, qui constatoit aux yeux de tout le public le plein fuccès de la première. Deux jours après, comme j'entrois le foir sur les neuf heures chez Mde. D'.....y, où j'allois souper, je me vis croisé par un fiacre à la porte. Quelqu'un qui étoit dans ce fiacre me fit figne d'y monter; j'y monte: c'étoit Diderot. Il me parla de la pension avec un feu que, fur pareil fujet, je n'aurois pas attendu d'un philosophe. Il ne me fit pas un crime de n'avoir pas voulu être présenté au roi, mais il m'en fit un terrible de mon |