grande partie de fa dépêche au roi & de celle au ministre fût en chiffres, quoique l'une & l'autre ne contint abfolument rien qui demandât cette précaution. Je lui repréfentai qu'entre le vendredi, qu'arrivoient les dépêches de la cour & le samedi, que partoient les nôtres, il n'y avoit pas affez de temps pour l'employer à tant de chiffres, & à la forte correspondance dont j'étois chargé pour le même courrier. Il trouva à cela un expédient admirable; ce fut de faire dès le jeudi la réponse aux dépêches qui devoient arriver le lendemain. Cette idée lui parut même si heureusement trouvée, quoique je pufsse lur dire fur l'impoffibilité, fur l'abfurdité de son exécution, qu'il en fallut paffer par-là, & tout le temps que j'ai demeuré chez lui, après avoir tenu note de quel. ques mots qu'il me disoit dans la femaine à la volée, & de quelques nouvelles triviales que j'allois écumant parci par-là; muni de ces uniques matériaux je ne manquois jamais le jeudi matin de lui porter le brouillon des dépêches qui devoient partir le famedi, sauf quelques additions ou corrections, que je je faifois à la hâte, fur celles qui devoient venir le vendredi, & auxquelles les nôtres servoient de réponses. Il avoit un autre tic fort plaisant & qui donnoit à sa correfpondance un ridicule difficile à imaginer. C'étoit de renvoyer chaque nouvelle à sa source, au lieu de lui faire suivre son cours. Il marquoit à M. Amelot les nouvelles de la cour, à M. de Maurepas celles de Paris, à M. d'Havrincourt, celles de Suède, à M. de la Chetardie, celles de Pétersbourg, & quelquefois à chacun, celles qui venoient de lui-même, & que j'ha billois en termes un peu différens. Comme de tout ce que je lui portois à figner, il ne parcouroit que les dépêches de la cour, & fignoit celles des autres ambaffadeurs fans les lire; cela me rendoit un peu plus le maître de tourner ces dernières à ma mode, & j'y fis au moins croifer les nouvelles. Mais il me fut impossible de donner un tour raifonna ble aux dépêches essentielles; heureux encore quand il ne s'avisoit pas d'y larder im-promptu quelques lignes de fon estoc, qui me forçoient de retourner transcrire en hate toute la dépêche ornée de cette nouvelle impertinence, à laquelle il falloit donner l'honneur du chiffre, fans quoi il ne l'auroit pas fignée. Je fus tenté vingt fois pour l'amour de fa gloire, de chiffrer autre chose que ce qu'il avoit dit; mais fentant que rien ne pouvoit autorifer une pareille infidélité, je le laitfai délirer à fes rifques, content de lui parler avec fran. chife, & de remplir aux miens, mon devoir auprès de lui. C'est ce que je fis toujours avec une droiture, un zèle & un courage qui méFitoient de sa part une autre récompense que celle que j'en reçus à la fin. Il étoit temps que je fuffe une fois ce que le ciel qui m'avoit doué d'un heureux naturel, ce que l'éducation que j'avois reçue de la meilleure des femmes, ce que celle que je m'étois donnée à moi-même m'avoit fait être, & je le fus. Livré à moi feul, fans ami, fans confeil, fans expérience, en pays étranger; fervant une nation étrangère, au milieu d'une foule de fripons qui, pour leur intérêt & pour écarter le scandale du bon exemple, m'excitoient à les imiter; loin d'en rien faire, je servis bien la France à qui je ne devois rien, & mieux l'ambaffadeur, comme il étoit juste, en tout ce qui dépendoit de moi. Irréprochable dans un poste affez en vue, je méritai, j'obtins l'estime de la République, celle de tous les ambafladeurs avec qui nous étions en correfpondance & l'affection de tous les François établis à Venife fans en excepter le consul même que je supplantois à regret dans des fonctions que je favois lui être dues, & qui me donnoient plus d'embarras que de plaisir. M. de M......., livré fans réserve au marquis M..i, qui n'entroit pas dans le détail de ses devoirs, les négligeoit à tel point, que fans moi les François qui étoient à Venise ne se seroient pas apperçus qu'il y eût un ambassadeur de leur nation. Toujours éconduits sans qu'il voulût les entendre, lorsqu'ils avoient besoin de fa protection, ils se rebutè. rent, & l'on n'en voyoit plus aucun, ni à sa fuite, ni à sa table, où il ne les invita jamais. Je fis fouvent de mon chef ce qu'il auroit dû faire: je rendis aux François qui avoient recours à lui ou à moi, tous les services qui étoient en mon pouvoir. En tout autre pays j'aurois fait davantage; mais ne pouvant voir personne en place, à cause de la mienne, j'étois forcé de recourir fouvent au conful, & le conful établi dans le pays où il avoit fa famille, avoit des ménagemens à garder, qui l'empêchoient de faire ce qu'il auroit voulu. Quelquefois, cependant, le voyant mollir & n'oser parler, je m'aventurois à des démarches hasardeuses dont plufieurs m'ont réussi. Je m'en rappelle une dont le fouvenir me fait encore rire. On ne fe douteroit guères que c'est à moi que les amateurs du spectacle à Paris ont dù Coralline & fa fœur Camille: rien cependant n'est plus vrai. Véronefe leur père, s'étoit engagé avec fes enfans pour la troupe italienne, & après avoir reçu deux mille francs pour fon voyage, au lieu de partir, il s'étoit tranquillement mis à Venife au théâtre de St. Luc. (*) |