conformation. C'est cependant dans cette ignoble coquille que nous osâmes raser la proue de l'Océan, l'un des plus beaux vaisseaux de la marine française, dont les trois ponts portaient cent vingt-quatre bouches à feu. Nous bravâmes encore deux vaisseaux anglais de 80, qui, en attendant la solution pacifique ou guerrière de la question des soufres, égayaient la rade de leurs fifres, musique et tambours : leurs illuminations, leurs comédies, où les Midshipmen remplissaient les rôles de jeunes premières, comme font les eunuques habillés en femme dans les drames turcs joués en public; enfin leurs bals maritimes improvisés venaient de succéder immédiatement au blocus de la rade, pendant lequel cette flotte britannique avait assailli et conduit à Malte force bâtimens napolitains. Vers midi, faisant de quatre à cinq milles à l'heure, nous arrivons sur Caprée; nos lunettes se dirigent toutes sur la grotte bleue dont on entrevoit l'entrée pendant le calme des flots. Puis, comme nous allons à Palerme, nous por tons le cap à la pleine mer, laissant Ischia sur notre droite. L'île de Tibère ne nous montre ainsi que les hauteurs abandonnées du revers méridional d'Anacapri, des écueils stériles et des ravins déserts, bien que parés, en ce début du printemps, de quelque verdure. En avançant sur la plaine liquide, le pont naturel, grande arcade qui unit entre eux deux rochers pyramidaux détachés de l'île, se déploie d'abord, puis diminue peu à peu, et se perd dans le lointain. Le vent devenu presque favorable nous permet, par intervalles, de tendre une voile pour venir en aide à notre paresseuse mécanique. Vers le soir, nous sommes hors de vue des terres; rien que mer et le ciel. C'était bien le cas, si j'avais été de meilleure humeur, de citer les deux vers de Théocrite : la « On ne voyait plus un seul rivage baigné des ondes amères, ni le sommet d'aucune mon <tagne; mais seulement le ciel en haut, et en « bas des flots sans fin '. » Je ne sais quel triste pressentiment affligeait ma pensée et éteignait ma mémoire. · Φαίνετο δ' οὔτ ̓ ἀκτή τις ἀλλίῤῥους, οὔτ ̓ ὄρος αἰπὺ ἀλλ' ἀὴρ μὲν ὕπερθεν, ἔνερθε δὲ πόντος ἀπείρων. THÉOCRITE, XIX• Idylle. ACCIDENT. L'ILE D'USTICA. II La lune se leva. Le vaisseau roulait un peu, mal soutenu par sa marche imparfaite contre quelques vagues blanchissantes. Il n'y eut ni récits d'aventures, ni chansons, ni terzine, guitarre italienne, compagne ordinaire des navigations nocturnes. Chacun s'arrangea pour la nuit, les uns sur le pont, les autres dans les cabines, essayant de goûter quelques instans de sommeil au milieu des manœuvres de l'équipage et des exigences des passagers malades ou inquiets. Les plus heureux y avaient enfin réussi; moi-même, vers le matin, dormant à demi, je rêvais à Palerme et aux douceurs du rivage, quand un bruit, comme de grosses chaînes traînées par un revenant, se fit entendre, suivi d'une secousse après laquelle tout mouvement du navire cessa. Nous accourûmes sur le pont. La machine était brisée; on nous expliqua plus tard que, sans la prestesse du mécanicien à introduire l'air dans les chaudières et à amortir ainsi la vigueur du levier, le second coup du piston, dégagé de toute entrave, eût nécessairement ouvert notre carène, que le premier avait entamée en la dégarnissant de ses cuivres intérieurs. Nous aurions été alors infailliblement submergés en dix minutes, et nos deux |