supposer qu'il existe, mais ce n'est point le principe qui le fait exister. De même, s'il y a société, elle est, par abstraction, le résultat du consentement de tous ses membres; en réalité, elle provient de ce que beaucoup d'hommes sont venus dans une certaine contrée, s'y sont établis, y ont eu des enfants, des propriétés, un gouvernement, des habitudes communes... Jamais un géomètre ne tentera de créer un solide par le mouvement d'un plan; il sait très-bien de quelle nature est ce genre de vérité ; mais on peut inspirer aux hommes l'idée qu'il est possible de conclure ou de renouveler le contrat social; et avec cette idée les empires sont renversés (1). » Cette théorie décevante du contrat social se rattache étroitement à l'opinion de ceux qui professent que l'état de nature n'est point pour l'homme l'état de société. Ou mieux encore, elle la suppose. Parmi ces nouveaux docteurs, il convient toutefois de distinguer. Pour les uns comme pour les autres, l'état de nature est l'état sauvage. Mais ils entendent l'état sauvage différemment. Ceux-ci, séduits par une (1) M. de Barante, Tableau de la Littérature française au XVIIIe siècle. imagination pittoresque, y voient le règne de la candeur, de la bonne foi, d'une sainte ignorance, que la civilisation, les lettres, les sciences et les arts ont corrompues. Ceux-là, pervertis d'ordinaire par le spectacle de leur temps, estiment que, loin d'être attiré vers l'homme, l'homme est naturellement pour l'homme un ennemi, un loup. Ce qui était tout à l'heure une douce pastorale devient un sanglant combat. On ne saurait pousser plus loin l'oubli de la nature humaine. Ni l'état sauvage n'est une condition idéale que la société aurait avilie; ni la société une ressource extrême dont les hommes se seraient avisés pour mettre fin à leurs mortelles luttes. Dans quelque sens qu'on le prenne et sous quelque couleur qu'on le présente, âge d'or ou âge de fer, l'état sauvage est un état contre nature, parce qu'il est un état d'isolement relatif. Or tout atteste chez l'homme que l'état de nature est pour l'homme l'état de société. Nos besoins physiques comme nos affections, nos facultés intellectuelles et nos facultés actives comme nos organes, il n'y a pas une des forces de notre être qui ne nous porte irrésistiblement vers nos semblables. Arrachez l'homme au milieu social, et vous l'arrachez aux conditions mêmes de la vie. Loin que l'influence de la société ait perverti l'homme, c'est l'éloignement de la société qui le dégrade. Quiconque vivrait absolument seul perdrait bientôt la faculté de penser et de s'exprimer; il serait à charge à lui-même, il ne parviendrait guère qu'à se métamorphoser en bête. Le Robinson de Daniel de Foë n'est qu'un personnage imaginaire. C'est dans l'histoire du matelot Selkirk qu'il faut chercher la triste réalité. Telle est l'influence délétère de la solitude (1), que les législateurs les plus éclairés n'ont pas tardé à y découvrir un châtiment disproportionné avec les crimes qu'ils voulaient punir. On ne saurait guère contester, en effet, que le régime cellulaire ne soit une sorte d'ensevelissement. La dignité humaine y subit, s'il est possible, un amoindrissement nouveau, et (1) Cf. Seul, 1857; in-12, par M. Saintine. « En rendant pleine justice au mérite de Daniel de Foë, écrit M. Saintine, il faut reconnaître cependant qu'il a complétement altéré dans son sens moral la physionomie de son modèle. Robinson n'est pas livré au supplice de l'isolement; il a un compagnon, et les sauvages font sans cesse irruption autour de lui. C'est l'Européen développant les ressources de son industrie pour lutter à la fois contre une terre inculte et les dangers que lui suscitent ses ennemis.-Selkirk n'a pas d'ennemis à repousser, et il habite une contrée féconde. Ce qui lui manque avant tout, c'est la présence de l'homme, c'est une de ces affections fraternelles auxquelles il refusait de croire. Ses souffrances lui vien au lieu de produire l'amendement du coupable, cette peine terrible achève d'en ruiner la moralité (1). L'état sauvage, qui, en tout cas, s'oppose à l'état de société, n'est donc qu'une déchéance. Il n'est pas besoin, d'ailleurs, pour convier l'homme à la société, de le violenter, ni pour l'y maintenir, de lui imposer un joug de fer. Sa nature même lui fait de la société une indéclinable nécessité d'existence. Sans doute, considérés dans l'état. de société, les hommes rivalisent d'efforts, « Nocteis ulque dies niti, præstante labore, Cependant, qui confondit jamais l'émulation avec l'hostilité (3)? Sans doute aussi, cette émulation peut uent de sa solitude même. Dans la solitude, Robinson grandit et se perfectionne; Selkirk, d'abord tout aussi plein de ressources que lui, finit par s'y abattre et s'y abrutir... » En traitant des inconvénients et aussi des avantages dela solitude, il semble que Zimmermann ait confondu, dans ce dernier cas, la solitude avec le recueillement. Voyez son livre intitulé: Essai sur la Solitude, 1859; in-12. (1) Voyez l'important ouvrage de M. Ch. Lucas de la Théorie de l'Emprisonnement, 1836-38, 3 v. in-8°; et Appendice, 1838. (2) Lucrèce, De Rerum natura, lib. II, v. 11. (3) « Plus on se connaît, plus on se hait, écrit un publiciste contemporain; les hommes ne peuvent se heurter sans se haïr. » Dupont-White, De la Centralisation, t. II, p. 11. C'est parce qu'ils se heurtent que les hommes se haïssent, et non point parce qu'ils se connaissent. trop souvent devenir de la haine. Cependant, qui pourrait nier que, s'il advient que les hommes travaillent à se nuire, leurs rapports ne se ramènent, par la loi même de leur être, à un perpétuel échange de bons offices? La misanthropie n'est, après tout, que la maladie des âmes faibles. L'homme, dans son intégrité, est naturellement l'ami del homme. Mais si l'homme est né pour la société; si, par l'association, il décuple ses forces, et avec son industrie son bien-être, l'homme n'est pas fait pour le socialisme. Je n'entreprendrai point de passer en revue toutes les formes qu'a revêtues, à travers les siècles, cette formidable erreur. Ce serait exposer les théories des utopistes de tous les temps, et aboutir sans cesse à la même conclusion. Effectivement, ces novateurs chimériques rappellent presque tous ces enfants d'Ésope qui, portés par des aigles, prétendaient bâtir dans les airs. Aussi bien l'histoire des utopies n'est plus à écrire. Ce sujet, qui a tenté plus d'une plume habile ou autorisée (1), semble pleinement dégagé aujourd'hui des ténèbres qui l'envelop (1) Voyez M. L. Reybaud, Études sur les Réformateurs ou Socialistes modernes, 1844; 2 vol. in-8°. M. Franck, Études sur le LA NATURE HUMAINE. 25 |