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première proposition.

En remontant de cette sorte aux premières traces de mon être sensible, je trouve des élémens qui, semblant quelquefois incompatibles, n'ont pas laissé de s'unir pour produire avec force un effet uniforme et simple; et j'en trouve d'autres qui, les mêmes en apparence, ont formé, par le concours de certaines circonstances, de si différentes combinaisons, qu'on n'imagineroit jamais qu'ils eussent entre eux aucun rapport. Qui croiroit, par exemple, qu'un des ressorts les plus vigoureux de mon ame fut trempé dans la même source d'où la luxure et la mollesse ont coulé dans mon sang? Sans quitter le sujet dont je viens de parler, on en va voir sortir une impression bien différente.

au lieu de s'évanouir, s'associa tellement à | rivé qu'une fois dans l'enfance avec un enfant l'autre, que je ne pus jamais l'écarter des dé- de mon âge, encore fut-ce elle qui en fit la sirs allumés par mes sens; et cette folie, jointe à ma timidité naturelle, m'a toujours rendu très-peu entreprenant près des femmes, faute d'oser tout dire ou de pouvoir tout faire, l'espèce de jouissance dont l'autre n'étoit pour moi que le dernier terme ne pouvant être usurpée par celui qui la désire, ni devinée par celle qui peut l'accorder. J'ai ainsi passé ma vie à convoiter et me taire auprès des personnes que j'aimois le plus. N'osant jamais déelarer mon goût, je l'amusois du moins par des rapports qui m'en conservoient l'idée. Étre aux genoux d'une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander, étoient pour moi de très-douces jouissances; et plus ma vive imagination m'enflammoit le sang, plus j'avois l'air d'un amant transi. On conçoit que cette manière de faire l'amour n'amène pas des progrès bien rapides, et n'est pas fort dangereuse à la vertu de celles qui en sont l'objet. J'ai donc fort peu possédé, mais je n'ai pas laissé de jouir beaucoup à ma manière, c'est-à-dire par l'imagination. Voilà comment mes sens, d'accord avec mon humeur timide et mon esprit romanesque, m'ont conservé des sentimens purs et des mœurs honnêtes, par les mêmes goûts qui, peut-être avec un peu plus d'effronterie, m'auroient plongé dans les plus brutales voluptés.

J'ai fait le premier pas et le plus pénible, dans le labyrinthe obscur et fangeux de mes confessions. Ce n'est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à dire, c'est ce qui est ridicule et honteux. Dès à présent je suis sûr de moi; après ce que je viens d'oser dire, rien ne peut plus m'arrêter. On peut juger de ce qu'ont pu me coûter de semblables aveux, sur ce que, dans tout le cours de ma vie, emporté quelquefois près de celles que j'aimois par les fureurs d'une passion qui m'otoit la faculté de voir, d'entendre, hors de sens et saisi d'un tremblement convulsif dans tout mon corps, jamais je n'ai pu prendre sur moi de leur déclarer ma folie, et d'implorer d'elles, dans la plus intime familiarité (a), la seule faveur qui manquoit aux autres. Cela ne m'est jamais ar

(a) VAR. La plus étroite intimité......

J'étudiois un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à la cuisine. La servante avoit mis sécher à la plaque les peignes de mademoiselle Lambercier. Quand elle revint les prendre, il s'en trouva un dont tout un côté de dents étoit brisé. A qui s'en prendre de ce dégât? personne autre que moi n'étoit entré dans la chambre. On m'interroge : je nie d'avoir touché le peigne. M. et madeselle Lambercier se réunissent, m'exhortent, me pressent, me menacent: je persiste avec opiniâtreté; mais la conviction étoit trop forte; elle l'emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût la première fois qu'on m'eût trouvé tant d'audace à mentir. La chose fut prise au sérieux; elle méritoit de l'être. La méchanceté, le mensonge, l'obstination parurent également dignes de punition; mais pour le coup ce ne fut pas par mademoiselle Lambercier qu'elle me fut infligée. On écrivit à mon oncle Bernard : il vint. Mon pauvre cousin étoit chargé d'un autre délit non moins grave; nous fûmes enveloppés dans la même exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remède dans le mal même, on eùt voulu pour jamais amortir mes sens dépravés, on n'auroit pu mieux s'y prendre. Aussi me laissèrent-ils en repos pour long-temps.

On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeoit. Repris à plusieurs fois et mis dans l'état le plus affreux, je fus inébranlable. J'aurois souf

fert la mort, et j'y étois résolu. Il fallut que la force même cédât au diabolique entètement d'un enfant; car on n'appela pas autrement ma constance. Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant.

Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je n'ai pas peur d'être puni de rechef pour le même fait. Hé bien! je déclare à la face du ciel que j'en étois innocent, que je n'avois ni cassé ni touché le peigne, que je n'avois pas approché de la plaque, et que je n'y avois même pas songé. Qu'on ne me demande pas comment ce dégât se fit, je l'ignore et ne le puis comprendre; ce que je sais très-certainement, c'est que j'en étois in

nocent.

Qu'on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions; un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité, complaisance, qui n'avoit pas même l'idée de l'injustice, et qui pour la première fois en éprouve une si terrible de la part précisément des gens qu'il cherit et qu'il respecte le plus; quel renversement d'idées! quel désordre de sentimens! quel bouleversement dans son cœur, dans sa cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral! Je dis qu'on s'imagine tout cela, s'il est possible, car pour moi je ne me sens pas capable de démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passoit alors en moi.

Je n'avois pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnoient et pour me mettre à la place des autres. Je me tenois à la mienne, et tout ce que je sentois, c'étoit la rigueur d'un châtiment effroyable pour un crime que je n'avois pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m'étoit peu sensible; je ne sentois que l'indignation, la rage, le désespoir. Mon cousin, dans un cas à peu près semblable, et qu'on avoit puni d'une faute involontaire comme d'un acte prémédité, se mettoit en fureur à mon exemple, et se montoit, pour ainsi dire, à mon unisson. Tous deux dans le même lit, nous nous embrassions avec des transports convulsifs nous étouffions; et quand nos jeunes cœurs un peu soulagés pouvoient exhaler leur colère, nous nous le

,

vions sur notre séant et nous nous mettions à crier cent fois de toute notre force: Carnifex! Carnifex! Carnifex!

Je sens en écrivant ceci que mon pouls s'élève encore; ces momens me seront toujours présens quand je vivrois cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l'injustice est resté si profondément gravé dans mon âme que toutes les idées qui s'y rapportent me rendent ma première émotion; et ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même, et s'est tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon cœur s'enflamme au récit de toute action injuste, quel qu'en soit l'objet et en quelque lieu qu'elle se commette, comme si l'effet en retomboit sur moi. Quand je lis les cruautés d'un tyran féroce, les subtiles noirceurs d'un fourbe de prêtre, je partirois volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussé-je cent fois y périr. Je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que je voyois en tourmenter un autre uniquement parce qu'il se sentoit le plus fort. Ce mouvement peut m'être naturel, et je crois qu'il l'est; mais le souvenir profond de la première injustice que j'ai soufferte y fut trop long-temps et trop fortement lié pour ne l'avoir pas beaucoup renforcé.

Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce moment je cessai de jouir d'un bonheur pur, et je sens aujourd'hui même que le souvenir des charmes de mon enfance s'arrête là. Nous restâmes encore à Bossey quelques mois. Nous y fûmes comme on nous représente le premier homme encore dans le paradis terrestre, mais ayant cessé d'en jouir: c'étoit en apparence la même situation, et en effet une tout autre manière d'être. L'attachement, le respect, l'intimité, la confiance, ne lioient plus les élèves à leurs guides; nous ne les regardions plus comme des dieux qui lisoient dans nos cœurs : nous étions moins honeux de malfaire et plus craintifs d'être accusés: nous commencions à nous cacher, à nous mutiner, à mentir. Tous les vices de notre àge corrompoient notre innocence et enlaidissoient nos jeux. La campagne même perdit à nos yeux cet attrait de douceur et de simplicité

qui va au cœur : elle nous sembloit déserte et sombre; elle s'étoit comme couverte d'un voile qui nous en cachoit les beautés. Nous cessâmes de cultiver nos petits jardins, nos herbes, nos fleurs. Nous n'allions plus gratter légèrement la terre, et crier de joie en découvrant legerme du grain que nous avions semé. Nous nous dégoûtâmes de cette vie; on se dégoûta de nous; mon oncle nous retira, et nous nous séparâmes de M. et mademoiselle Lambercier, rassasiés les uns des autres, et regrettant peu de nous quitter.

Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey, sans que je m'en sois rappelé le séjour d'une manière agréable par des souvenirs un peu liés : mais depuis qu'ayant passé l'âge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs renaissent tandis que les autres s'effacent, et se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour; comme si, sentant déjà la vie qui s'échappe, je cherchois

choisir celle du derrière de mademoiselle Lambercier, qui, par une malheureuse culbute au bas du pré, fut étalé tout en plein devant le roi de Sardaigne à son passage: mais celle du noyer de la terrasse est plus amusante pour moi, qui fus acteur, au lieu que je ne fus que spectateur de la culbute; et j'avoue que je ne trouvai pas le moindre mot pour rire à un accident qui, bien que comique en lui-même, m'alarmoit pour une personne que j'aimois comme une mère, et peut-être plus.

O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de la terrasse, écoutez-en l'horrible tragédie, et vous abstenez de frémır si vous pouvez!

Il y avoit, hors la porte de la cour, une terrasse à gauche en entrant, sur laquelle on alloit souvent s'asseoir l'après-midi, mais qui n'avoit point d'ombre. Pour lui en donner, M. Lambercier y fit planter un noyer. La plantation de cet arbre se fit avec solennité: les deux pensionnaires en furent les parrains,

à la ressaisir par ses commencemens. Les moin-et, tandis qu'on combloit le creux, nous te

dres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu'ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitois ma leçon : je vois tout l'arrangement de la chambre où nous étions; le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d'un jardin fort élevé dans lequel la maison s'enfonçoit sur le derrière, venoient ombrager la fenêtre et passoient quelquefois jusqu'en dedans. Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j'ai besoin moi de le lui dire. Que n'osé-je lui raconter de même toutes les petites anecdotes de cet heureux àge, qui me font encore tressaillir d'aise quand je me les rappelle ! Cinq ou six surtout.... Composons. Je vous fais grâce des cinq; mais j'en veux une, une seule, pourvu qu'on me la laisse conter le plus longuement qu'il me sera possible, pour prolonger mon plaisir.

nions l'arbre chacun d'une main avec des chants de triomphe. On fit, pour l'arroser, une espèce de bassin tout autour du pied. Chaque jour, ardens spectateurs de cet arrosement, nous nous confirmions, mon cousin et moi, dans l'idée qu'il étoit plus beau de planter un arbre sur la terrasse qu'un drapeau sur la brèche, et nous résolûmes de nous procurer cette gloire sans la partager avec qui que ce fùt.

Pour cela nous allames couper une bouture d'un jeune saule, et nous la plantâmes sur la terrasse, à huit ou dix pieds de l'auguste noyer. Nous n'oubliâmes pas de faire aussi un creux autour de notre arbre : la difficulté étoit d'avoir de quoi le remplir; car l'eau venoit d'assez loin, et on ne nous laissoit pas courir pour en aller prendre. Cependant il en falloit absolument pour notre saule. Nous employȧmes toutes sortes de ruses pour lui en fournir durant quelques jours; et cela nous réussit si bien, que nous le vîmes bourgeonner et pousser de petites feuilles dont nous mesurions l'accroissement d'heure en heure, persuadés, quoiqu'il ne fût pas à un pied de terre, qu'il ne tarderoit pas à nous ombrager.

Comme notre arbre, nous occupant tout enSi je ne cherchois que le vôtre, je pourrois | tiers, nous rendoit incapables de toute appli

cation, de toute étude, que nous étions comme | ponnerie, se fait brusquement apporter une De retour à Genève, je passai deux ou trois | fimes des comédies pour les nôtres. Faute de ans chez mon oncle en attendant qu'on résolût pratique nous contrefaisions du gosier la voix de

en delire, et que, ne sachant à qui nous en avions, on nous tenoit de plus court qu'auparavant, nous vîmes l'instant fatal où l'eau nous alloit manquer, et nous nous désolions dans l'attente de voir notre arbre périr de sécheresse. Enfin la nécessité, mère de l'industrie, nous suggéra une invention pour garantir l'arbre et nous d'une mort certaine; ce fut de faire par-dessous terre une rigole qui conduisit secrètement au saule une partie de l'eau dont on arrosoit le noyer. Cette entreprise, exécutée avec ardeur, ne réussit pourtant pas d'abord. Nous avions si mal pris la pente, que l'eau ne couloit point; la terre s'ebouloit et bouchoit la rigole; l'entrée se remplissoit d'ordures; tout alloit de travers. Rien ne nous rebuta: Labor omnia vincit improbus. Nous creusâmes davantage la terre et notre bassin, pour donner à l'eau son écoulement; nous coupâmes des fonds de boîtes en petites planches étroites, dont les unes mises de plat à la file, et d'autres posées en angle des deux côtés sur celles-là, nous firent un canal triangulaire pour notre conduit. Nous plantâmes à l'entrée de petits bouts de bois minces et à claire-voie, qui, faisant une espèce de grillage ou de crapaudine, retenoient le limon et les pierres sans boucher le passage à l'eau. Nous recouvrîmes soigneusement notre ouvrage de terre bien foulée, et le jour où tout fut fait nous attendimes dans des transes d'espérance et de crainte l'heure de l'arrosement. Après des siècles d'attente, cette heure vint enfin : M. Lambercier vint aussi à son ordinaire assister à l'operation, durant laquelle nous nous tenions tous deux derrière lui pour cacher notre arbre auquel très-heureusement il tournoit le dos.

A peine achevoit-on de verser le premier seau d'eau, que nous commençames d'en voir couler dans notre bassin. A cet aspect, la prudence nous abandonna; nous nous mîmes à pousser des cris de joie qui firent retourner M. Lambercier: et ce fut dommage, car il prenoit grand plaisir à voir comment la terre du noyer étoit bonne, et buvoit avidement son eau. Frappé de la voir se partager en deux bassins, il s'écrie à son tour, regarde, aperçoit la fri

pioche, donne un coup, fait voler deux ou trois éclats de nos planches, et criant à pleine tête : Un aquéduc! un aquéduc! il frappe de toutes parts des coups impitoyables dont chacun portoit au milieu de nos cœurs. En un moment les planches, le conduit, le bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut labouré sans qu'il y eût, durant cette expédition terrible, nul autre mot prononcé, sinon l'exclamation qu'il répétoit sans cesse: Un aquéduc! s'écrioit-il en brisant tout, un aquéduc! un aquéduc!

On croira que l'aventure finit mal pour les petits architectes; on se trompera: tout fut fini. M. Lambercier ne nous dit pas un mot de reproche, ne nous fit pas plus mauvais visage et ne nous en parla plus; nous l'entendimes même un peu après rire auprès de sa sœur à gorge déployée, car le rire de M. Lambercier s'entendoit de loin: et ce qu'il y eut de plus étonnant encore, c'est que, passé le premier saisissement, nous ne fùmes pas nous-mêmes fort affligés. Nous plantâmes ailleurs un autre arbre, et nous nous rappelions souvent la catastrophe du premier, en répétant entre nous avec emphase: Un aquéduc! un aquéduc! Jusque-là j'avois eu des accès d'orgueil par intervalles quand j'étois Aristide ou Brutus. Ce fut ici mon premier mouvement de vanité bien marquée. Avoir pu construire un aquéduc de nos mains, avoir mis une bouture en concurrence avec un grand arbre, me paroissoit le suprême degré de la gloire. A dix ans j'en jugeois mieux que César à trente.

L'idée de ce noyer et la petite histoire qui s'y rapporte m'est si bien restée ou revenue, qu'un de mes plus agréables projets dans mon voyage de Genève, en 1754, étoit d'aller à Bossey revoir les monumens des jeux de mon enfance, et surtout le cher noyer, qui devoit alors avoir déjà le tiers d'un siècle. Je fus si continuellement obsédé, si peu maître de moimême, que je ne pus trouver le moment de me satisfaire. Il y a peu d'apparence que cette occasion renaisse jamais pour moi; cependant je n'en ai pas perdu le désir avec l'espérance, et je suis presque sûr que si jamais, retournant dans ces lieux chéris, j'y retrouvois mon cher noyer encore en être, je l'arroserois de mes pleurs.

ce que l'on feroit de moi. Comme il destinoit son fils au génie, il lui fit apprendre un peu de dessin, et lui enseignoit les Élémens d'Euclide. J'apprenois tout cela par compagnie, et j'y pris goût, surtout au dessin. Cependant on délibéroit si l'on me feroit horloger, procureur, ou ministre. J'aimois mieux être ministre, car je trouvois bien beau de prêcher; mais le petit revenu du bien de ma mère à partager entre mon frère et moi ne suffisoit pas pour pousser mes études. Comme l'âge où j'étois ne rendoit pas ce choix bien pressant encore, je restois en attendant chez mon oncle, perdant à peu près mon temps, et ne laissant pas de payer, comme il étoit juste, une assez forte pension. Mon oncle, homme de plaisir ainsi que mon père, ne savoit pas comme lui se captiver pour ses devoirs, et prenoit assez peu de soin de nous. Ma tante étoit une dévote un peu piétiste, qui aimoit mieux chanter les psaumes que veiller à notre éducation. On nous laissoit presque une liberté entière dont nous n'abusames jamais. Toujours inséparables, nous nous suffisions l'un à l'autre; et n'étant point tentés de fréquenter les polissons de notre âge, nous ne primes aucune des habitudes libertines que l'oisiveté nous pouvoit inspirer. J'ai même tort de nous supposer oisifs, car de la vie nous ne le fùmes moins; et ce qu'il y avoit d'heureux étoit que tous les amusemens dont nous nous passionnions successivement nous tenoient ensemble occupés dans la maison, sans que nous fussions même tentés de descendre à la rue. Nous faisions des cages, des flûtes, des volans, des tambours, des maisons, des équiffles (*), des arbalètes. Nous gâtions les outils de mon bon vieux grand-père pour faire des montres à son imitation. Nous avions surtout un goût de préférence pour barbouiller du papier, dessiner, laver, enluminer, faire un dégât de couleurs. Il vint à Genève un charlatan italien appelé Gamba-Corta; nous allâmes le voir une fois, et puis nous n'y voulûmes plus aller; mais il avoit des marionnettes, et nous nous mîmes à faire des marionnettes : ses marionnettes jouoient des manières de comédies, et nous

(*) Terme en usage à Genève pour désigner ce que les écoliers en France appellent une canonnière.

Polichinelle, pour jouer ces charmantes comédies que nos pauvres bons parens avoient la patience de voir et d'entendre. Mais mon oncle Bernard ayant un jour lu dans la famille un très-beau sermon de sa façon, nous quittames les comédies, et nous nous mîmes à composer des sermons. Ces détails ne sont pas fort intéressans, je l'avoue; mais ils montrent à quel point il falloit que notre première éducation eût été bien dirigée pour que, maîtres presque de notre temps et de nous dans un âge si tendre, nous fussions si peu tentés d'en abuser. Nous avions si peu besoin de nous faire des camarades, que nous en négligions même l'occasion. Quand nous allions nous promener, nous regardions en passant leurs jeux sans convoitise, sans songer même à y prendre part. L'amitié remplissoit si bien nos cœurs, qu'il nous suffisoit d'être ensemble pour que les plus simples goûts fissent nos délices.

A force de nous voir inséparables, on y prit garde; d'autant plus que mon cousin étant très-grand et moi très-petit, cela faisoit un couple assez plaisamment assorti. Sa longue figure effilée, son petit visage de pomme cuite, son air mou, sa démarche nonchalante, excitoient les enfans à se moquer de lui. Dans le patois du pays on lui donna le surnom de Barna Bredanna, et sitôt que nous sortions, nous n'entendions que Barna Bredanna tout autour de nous. Il enduroit cela plus tranquillement que moi. Je me fâchai, je voulus me battre; c'étoit ce que les petits coquins demandoient. Je battis, je fus battu. Mon pauvre cousin me soutenoit de son mieux; mais il étoit foible: d'un coup de poing on le renversoit. Alors je devenois furieux. Cependant, quoique j'attrapasse force horions, ce n'étoit pas à moi qu'on en vouloit, c'étoit à Barna Bredanna: mais j'augmentai tellement le mal par ma mutine colère, que nous n'osions plus sortir qu'aux heures où l'on étoit en classe, de peur d'être hués et suivis par les écoliers.

Me voilà déjà redresseur des torts. Pour être un paladin dans les formes, il ne me manquoit que d'avoir une dame; j'en eus deux. J'allois de temps en temps voir mon père à Nyon, petite ville du pays de Vaud, où il s'étoit établi.

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