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pour qui j'avois été tout, et qui ne pouvoit | traire, j'en avois assez étudié la théorie pour

cesser d'être tout pour moi? Comment vivre étranger dans la maison dont j'étois l'enfant? L'aspect des objets témoins de mon bonheur passé me rendoit la comparaison plus cruelle. J'aurois moins souffert dans une autre habitation. Mais me voir rappeler incessamment tant de doux souvenirs, c'étoit irriter le sentiment de mes pertes. Consumé de vains regrets, livré à la plus noire mélancolie, je repris le train de rester seul hors les heures des repas. Enfermé avec mes livres, j'y cherchois des distractions utiles; et sentant le péril imminent que j'avois tant craint autrefois, je me tourmentois derechef à chercher en moi-même les moyens d'y pourvoir quand maman n'auroit plus de ressource. J'avois mis les choses dans sa maison sur le pied d'aller sans empirer; mais depuis moi tout étoit change. Son économe étoit un | sant, que ces difficultés n'étoient pas insur

pouvoir me regarder au moins comme savant dans cette partie. En réfléchissant à la peine que j'avois eue d'aprendre à déchiffrer la note, et à celle que j'avois encore à chanter à livre ouvert, je vins à penser que cette difficulté pouvoit bien venir de la chose autant que de moi, sachant surtout qu'en général apprendre la musique n'étoit pour personne une chose aisée. En examinant la constitution des signes, je les trouvois souvent fort mal inventés. Il y avoit long-temps que j'avois pensé à noter l'échelle par chiffres, pour éviter d'avoir toujours à tracer des lignes et portées lorsqu'il falloit noter le moindre petit air. J'avois été arrêté par les difficultés des octaves et par celles de la mesure et des valeurs. Cette ancienne idée me revint dans l'esprit, et je vis, en y repen

dissipateur. Il vouloit briller; bon cheval, bon équipage; il aimoit à s'étaler noblement aux yeux des voisins; il faisoit des entreprises continuelles en choses où il n'entendoit rien. La pension se mangeoit d'avance, les quartiers en étoient engagés, les loyers étoient arriérés, et les dettes alloient leur train. Je prévoyois que cette pension ne tarderoit pas d'ètre saisie et peut-être supprimée. Enfin je n'envisageois que ruine et désastres, et le moment m'en sembloit si proche, que j'en sentois d'avance toutes les horreurs.

Mon cher cabinet étoit ma seule distraction. A force d'y chercher des remèdes contre le trouble de mon âme, je m'avisai d'y en chercher contre les maux que je prévoyois; et revenant à mes anciennes idées, me voilà bâtissant de nouveaux châteaux en Espagne pour tirer cette pauvre maman des extrémités cruelles où je la voyois prète à tomber. Je ne me sentois pas assez savant et ne me croyois pas assez d'esprit pour briller dans la république des lettres et faire une fortune par cette voie. Une nouvelle idée qui se presenta m'inspira la confiance que la médiocrité de mes talens ne pouvoit me donner. Je n'avois pas abandonné la musique en cessant de l'enseigner, au con

montables. J'y rêvai avec succès, et je parvins à noter quelque musique que ce fût par mes chiffres avec la plus grande exactitude, et je puis dire avec la plus grande simplicité. Dès ce moment je crus ma fortune faite; et, dans l'ardeur de la partager avec celle à qui je devois tout, je ne songeai qu'à partir pour Paris, ne doutant pas qu'en présentant mon projet à l'Académie je ne fisse une révolution. J'avois rapporté de Lyon quelque argent; je vendis mes livres. En quinze jours ma résolution fut prise et exécutée. Enfin, plein des idées magnifiques qui me l'avoient inspirée, et toujours le même dans tous les temps, je partis de Savoie avec mon système de musique, comme autrefois j'étois parti de Turin avec ma fontaine de héron.

Telles ont été les erreurs et les fautes de ma jeunesse. J'en ai narré l'histoire avec une fidélité dont mon cœur est content. Si dans la suite j'honorai mon âge mûr de quelques vertus, je les aurois dites avec la même franchise, et c'étoit mon dessein; mais il faut m'arrêter ici. Le temps peut lever bien des voiles. Si ma mémoire parvient à la postérité, peut-être un jour elle apprendra ce que j'avois à dire. Alors on saura pourquoi je me tais.

SECONDE PARTIE - LIVRE VII.

1741.

Après deux ans de silence et de patience, malgré mes résolutions, je reprends la plume. Lecteur, suspendez votre jugement sur les raisons qui m'y forcent: vous n'en pouvez juger qu'après m'avoir lu.

On a vu s'écouler ma paisible jeunesse dans une vie égale, assez douce, sans de grandes traverses ni de grandes prospérités. Cette médiocrité fut en grande partie l'ouvrage de mon naturel ardent, mais foible, moins prompt encore à entreprendre que facile à décourager, sortant du repos par secousses, mais y rentrant par lassitude et par goût, et qui, meramenant toujours, loin des grandes vertus et plus loin des grands vices, à la vie oiseuse et tranquille pour laquelle je me sentois né, ne m'a jamais permis d'aller à rien de grand, soit en bien soit en mal.

Quel tableau différent j'aurai bientôt à développer! Le sort qui durant trente ans favorisa mes penchans, les contraria durant trente autres; et, de cette opposition continuelle entre ma situation et mes inclinations, on verra naître des fautes énormes, des malheurs inouïs, et toutes les vertus, excepté la force, qui peuvent honorer l'adversité.

celle de ma situation par ces tristes retours, je les écarte autant qu'il m'est possible; et souvent j'y réussis au point de ne les pouvoir plus retrouver au besoin. Cette facilité d'oublier les maux est une consolation que le ciel m'a ménagée dans ceux que le sort devoit un jour accumuler sur moi. Ma mémoire, qui me retrace uniquement les objets agréables, est l'heureux contre-poids de mon imagination effarouchée qui ne me fait prévoir que de cruels avenirs.

Tous les papiers que j'avois rassemblés pour suppléer à ma mémoire et me guider dans cette entreprise, passés en d'autres mains, ne rentreront plus dans les miennes.

Je n'ai qu'un guide fidèle sur lequel je puisse compter, c'est la chaîne des sentimens qui ont marqué la succession de mon être, et par eux celle des événemens qui en ont été la cause ou l'effet. J'oublie aisément mes malheurs; mais je ne puis oublier mes fautes, et j'oublie encore moins mes bons sentimens. Leur souvenir m'est trop cher pour s'effacer jamais de mon cœur. Je puis faire des omissions dans les faits, des transpositions, des erreurs de dates; mais je ne puis me tromper sur ce que j'ai senti ni sur ce que mes sentimens m'ont fait faire; et voilà de quoi principale

Ma première partie a été toute écrite de mémoire; j'y ai dû faire beaucoup d'erreurs (*). Forcé d'écrire la seconde de mé-ment il s'agit. L'objet propre de mes ConfesIl y a cependant, et très-heureusement, un intervalle de six à sept ans dont j'ai des renseignemens sûrs dans un recueil transcrit de lettres dont les originaux sont dans les mains de M. Du Peyrou. Ce recueil, qui finit en 1760, comprend tout le temps de mon séjour à l'Her

moire aussi, j'y en ferai probablement beaucoup davantage. Les doux souvenirs de mes beaux ans, passés avec autant de tranquillité (a) que d'innocence, m'ont laissé mille impressions charmantes que j'aime sans cesse à me rappeler. On verra bientôt combien sont différens ceux du reste de ma vie. Les rappeler, c'est en renouveler l'amertume. Loin d'aigrir

(*) Il n'y a d'erreurs que dans quelques dates; c'est-à-dire que plusieurs faits sont transposés. Mais leur exactitude est incontestable.

(a VAR..... autant de simplicité que....

M. P.

sions est de faire connoître exactement mon intérieur dans toutes les situations de ma vie. C'est l'histoire de mon âme que j'ai promise : et pour l'écrire fidèlement je n'ai pas besoin d'autres mémoires; il me suffit, comme j'ai fait jusqu'ici, de rentrer au dedans de moi (").

(*) Dans le premier manuscrit, après ces mots qui commencent l'alinéa: Je n'ai qu'un guide.... c'est la chaîne des sentimens qui ont marqué la succession de mon étre, tout le reste de l'alinéa se lit ainsi qu'il suit: et dont l'impression ne s'efface point de mon cœur. Ces sentimens me rappelleront assez les événemens qui les ont fait naître, pour pouvoir me flatter de les narrer fidèlement : et s'il se trouve quelque

ner le change, à m'avilir aux choses pour lesquelles j'étois le moins né. Les planchers sous lesquels je suis ont des yeux, les murs qui m'entourent ont des oreilles : environné d'espions et de surveillans malveillans et vigilans, inquiet et distrait, je jette à la hâte sur le

mitage et de ma grande brouillerie avec mes | papier quelques mots interrompus qu'à peine soi-disant amis: époque mémorable dans ma | j'ai le temps de relire, encore moins de corrivie et qui fut la source de tous mes autres mal-ger. Je sais que, malgré les barrières im

heurs. A l'égard des lettres originales plus récentes qui peuvent me rester, et qui sont en très-petit nombre, au lieu de les transcrire à la suite du recueil, trop volumineux pour que je puisse espérer de le soustraire à la vigilance de mes Argus, je les transcrirai dans cet écrit même, lorsqu'elles me paroîtront fournir quelque éclaircissement soit à mon avantage soit à ma charge: car je n'ai pas peur que le lecteur oublie jamais que je fais mes Confessions pour croire que je fais mon apologie; mais il ne doit pas s'attendre non plus que je taise la vérité lorsqu'elle parle en ma faveur.

Au reste, cette seconde partie n'a que cette même vérité de commune avec la première, ni d'avantage sur elle que par l'importance des choses. A cela près, elle ne peut que lui être inférieure en tout. J'écrivois la première avec plaisir, avec complaisance, à mon aise, à Wooton ou dans le château de Trye (*); tous les souvenirs que j'avais à me rappeler étoient autant de nouvelles jouissances. J'y revenois sans cesse avec un nouveau plaisir, et je pouvois tourner mes descriptions sans gêne jusqu'à ce que j'en fusse content. Aujourd'hui ma mémoire et ma tête affoiblies me rendent presque incapable de tout travail; je ne m'occupe de celui-ci que par force et le cœur serré de détresse. Il ne m'offre que malheurs, trahisons, perfidies, que souvenirs attristans et déchirans. Je voudrois pour tout au monde pouvoir ensevelir dans la nuit des temps ce que j'ai à dire; et, forcé de parler malgré moi, je suis réduit encore à me cacher, à ruser, à tâcher de don

menses qu'on entasse sans cesse autour de moi, l'on craint toujours que la vérité ne s'échappe par quelque fissure. Comment m'y prendre pour la faire percer? Je le tente avec peu d'espoir de succès. Qu'on juge si c'est là de quoi faire des tableaux agréables et leur donner un coloris bien attrayant. J'avertis donc ceux qui voudront commencer cette lecture, que rien, en la poursuivant, ne peut les garantir de l'ennui, si ce n'est le désir d'achever de connoître un homme, et l'amour sincère de la justice et de la vérité.

Je me suis laissé dans ma première partie partant à regret pour Paris, déposant mon cœur aux Charmettes, y fondant mon dernier château en Espagne, projetant d'y rapporter un jour aux pieds de maman, rendue à ellemême, les trésors que j'aurois acquis, et comptant sur mon système de musique comme sur une fortune assurée.

Je m'arrêtai quelque temps à Lyon pour y voir mes connoissances, pour m'y procurer quelques recommandations pour Paris, et pour vendre mes livres de géométrie, que j'avois apportés avec moi. Tout le monde m'y fit accueil. Monsieur et madame de Mably marquèrent du plaisir à me revoir et me donnèrent à dîner plusieurs fois. Je fis chez eux connoissance avec l'abbé de Mably, comme je l'avois déjà faite avec l'abbé de Condillac, qui tous deux étoient venus voir leur frère. L'abbé de Mably me donna des lettres pour Paris, entre autres une pour M. de Fontenelle et une autre pour le comte de Caylus. L'un et l'autre me furent des connoissances très-agréables, surtout le premier, qui, jusqu'à sa mort, n'a qui ne peut avoir lieu qu'en choses indifférentes et qui point cessé de me marquer de l'amitié (a), et Je revis M. Bordes, avec lequel j'avois depuis long-temps fait connoissance, et qui m'avoit souvent obligé de grand cœur et avec le plus vrai plaisir. En cette occasion je le retrouvai toujours le même. Ce fut lui qui me fit vendre mes livres, et il me donna par luimême ou me procura de bonnes recommandations pour Paris. Je revis monsieur l'intendant, dont je devois la connoissance à M.Bordes, et à qui je dus celle de M. le duc de Richelieu, qui passa à Lyon dans ce temps-là. M. Pallu me présenta à lui. M. de Richelieu me reçut bien, et me dit de l'aller voir à Paris, ce que je fis plusieurs fois, sans pourtant que cette haute connoissance, dont j'aurai souvent à parler dans la suite, m'ait jamais été utile à

omission, quelque transposition de faits ou de dates, ce

m'ont fait peu d'impression, il reste assez de monumens de chaque fait pour le remettre aisément à sa place dans l'ordre de ceux que j'aurai marqués.

G. P.

(*) Ce château appartenoit au prince de Conti; il n'en reste aujourd'hui qu'une tour et des ruines. Le village de Trye est à quinze lieues de Paris, près de Gisors.

de me donner dans nos tête-à-tête des conseils dont j'aurois dû mieux profiter.

(a) VAR....... me marquer de la bienveillance, el.....

rien.

Je revis le musicien David, qui m'avoit rendu service dans ma détresse à un de mes précédens voyages. Il m'avoit prêté ou donné un bonnet et des bas que je ne lui ai jamais rendus, et qu'il ne m'a jamais redemandés, quoique nous nous soyons revus souvent depuis ce temps-là. Je lui ai pourtant fait dans la suite un présent à peu près équivalent. Je dirois mieux que cela s'il s'agissoit ici de ce que j'ai dù; mais il s'agit de ce que j'ai fait, et malheureusement ce n'est pas la même chose.

Je revis le noble et généreux Perrichon, et ce ne fut pas sans me ressentir de sa magnificence ordinaire; car il me fit le même cadeau qu'il avoit fait auparavant au gentil Bernard, en me défrayant de ma place à la diligence. Je revis le chirurgien Parisot, le meilleur et le mieux faisant des hommes; je revis sa chère Godefroi, qu'il entretenoit depuis dix ans, et dont la douceur de caractère et la bonté de cœur faisoient à peu près tout le mérite, mais qu'on ne pouvoit aborder sans intérêt ni quitter sans attendrissement; car elle étoit au dernier terme d'une étisie dont elle mourut peu après. Rien ne montre mieux les vrais penchans d'un homme que l'espèce de ses attachemens ('). Quand on avoit vu la douce Godefroi, on connoissoit le bon Parisot.

J'avois obligation à tous ces honnêtes gens. Dans la suite je les négligeai tous, non certainement par ingratitude, mais par cette invincible paresse qui m'en a souvent donné l'air. Jamais le sentiment de leurs services n'est sorti de mon cœur : mais il m'en eût moins coûté de leur prouver ma reconnoissance que de la leur témoigner assidûment. L'exactitude à écrire a toujours été au-dessus de mes forces; sitôt que je commence à me relâcher, la honte et l'embarras de réparer ma faute me la font aggraver, et je n'écris plus du tout. J'ai done gardé le silence et j'ai paru les oublier. Parisot et Perrichon n'y ont pas même fait attention, et je les ai toujours trouvés les mêmes : mais on verra vingt ans après, dans M. Bordes, jusqu'où l'amour-propre d'un bel esprit peut porter la vengeance lorsqu'il se croit négligé.

Avant de quitter Lyon, je ne dois pas oublier une aimable personne que j'y revis avec plus de plaisir que jamais, et qui laissa dans mon cœur des souvenirs bien tendres; c'est mademoiselle Serre, dont j'ai parlé dans ma première Partie (*), et avec laquelle j'avois renouvelé connoissance tandis que j'étois chez M. de Mably. A ce voyage, ayant plus de loisir, je la vis davantage; mon cœur se prit, et très-vivement. J'eus quelque lieu de penser que le sien ne m'étoit pas contraire; mais elle m'accorda une confiance qui m'ôta la tentation d'en abuser. Elle n'avoit rien ni moi non plus; nos situations étoient trop semblables pour que nous pussions nous unir; et, dans les vues qui m'occupoient, j'étois bien éloigné de songer au mariage. Elle m'apprit qu'un jeune négociant appelé M. Genève, paroissoit vouloir s'attacher à elle. Je le vis chez elle une fois ou deux; il me parut honnête homme, il passoit pour l'ètre. Persuadé qu'elle seroit heureuse avec lui, je désirai qu'il l'épousat, comme il a fait

ait jamais porté. Au reste, qu'on écarte ici toute application pus: ce qui seroit le plus inique et le plus faux jugement qu'on injurieuse à ma femme. Elle est, il est vrai, plus bornée et plus facile à tromper que je ne l'avois cru; mais pour son caractère pur, excellent, sans malice, il est digne de toute mon estime, et l'aura tant que je vivrai.

(*) Voyez ci-devant, Liv. IV. p. 88.- C'est certainement à cette demoiselle qu'il écrivit alors cette lettre d'amour si passionnée. la seule de ce genre que l'on remarque dans sa correspondance, et qu'on trouvera dans cette partie de ses œuvres, sous le nom de mademoiselle ***, et à la date de 1741. Voyez la note

(1) A moins qu'il ne se soit d'abord trompé dans son choix, ou que celle à laquelle il s'étoit attaché n'ait ensuite changé de caractère par un concours de causes extraordinaires; ce qui n'est pas impossible absolument. Si l'on vouloit admettre sans modification cette conséquence, il faudroit donc juger de Socrate par sa femme Xantippe, et de Dion par son ami Calip-jointe à cette lettre pour ôter tout doute sur ce point. G. P.

dans la suite; et, pour ne pas troubler leurs innocentes amours, je me hâtai de partir, faisant pour le bonheur de cette charmante personne des vœux qui n'ont été exaucés ici-bas que pour un temps, hélas! bien court; car j'appris dans la suite qu'elle étoit morte au bout de deux ou trois ans de mariage. Occupé de mes tendres regrets durant toute ma route, je sentis et j'ai souvent senti depuis lors, en y repensant, que si les sacrifices qu'on fait au devoir et à la vertu coûtent à faire, on en est bien payé par les doux souvenirs qu'ils laissent au fond du cœur.

Autant à mon précédent voyage j'avois vu Paris par son côté défavorable, autant à celuici je le vis par son côté brillant; non pas toutefois quant à mon logement; car, sur une adresse que m'avoit donnée M. Bordes, j'allai loger à l'hôtel Saint-Quentin, rue des Cordiers, proche la Sorbonne, vilaine rue, vilain hôtel, vilaine chambre, mais où cependant avoient logé des hommes de mérite, tels que Gresset, Bordes, les abbés de Mably, de Condillac, et plusieurs autres dont malheureusement je n'y trouvai plus aucun; mais j'y trouvai un M. de Bonnefond, hobereau boiteux, plaideur, faisant le puriste, auquel je dus la connoissance de M. Roguin, maintenant le doyen de mes amis, et par lui celle du philosophe Diderot, dont j'aurai beaucoup à parler dans la suite.

M. Damesin pourvut au plus pressé par deux connoissances qu'il me procura: l'une de M. de Gasc, président à mortier au parlement de Bordeaux, et qui jouoit très-bien du violon; l'autre, de M. l'abbé de Léon, qui logeoit alors en Sorbonne, jeune seigneur très-aimable, qui mourut à la fleur de son âge après avoir brillé quelques instans dans le monde sous le nom de chevalier de Rohan. L'un et l'autre eurent la fantaisie d'apprendre la composition. Je leur en donnai quelques mois de leçons qui soutinrent un peu ma bourse tarissante. L'abbé de Léon me prit en amitié, et vouloit m'avoir pour son secrétaire; mais il n'étoit pas riche, et ne put m'offrir en tout que huit cents francs, que je refusai bien à regret, mais qui ne pouvoient me suffire pour mon logement, ma nourriture et mon entretien.

M. de Boze me reçut fort bien. Il aimoit le savoir, il en avoit; mais il étoit un peu pédant. Madame de Boze auroit été sa fille; elle étoit brillante et petite maîtresse. J'y dinois quelquefois. On ne sauroit avoir l'air plus gauche et plus sot que je l'avois vis-à-vis d'elle. Son maintien dégagé m'intimidoit et rendoit le mien plus plaisant. Quand elle me présentoit une assiette, j'avançois ma fourchette pour piquer modestement un petit morceau de ce qu'elle m'offroit; de sorte qu'elle rendoit à son laquais l'assiette qu'elle m'avoit destinée, en se tournant pour que je ne la visse pas rire. Elle ne se doutoit guère que, dans la tête de ce campagnard, il ne

J'arrivai à Paris dans l'automne de 1741, avec quinze louis d'argent comptant, ma comédie de Narcisse et mon projet de musique | laissoit pas d'y avoir quelque esprit. M. de

pour toute ressource, et ayant par conséquent peu de temps à perdre pour tâcher d'en tirer parti. Je me pressai de faire valoir mes recommandations. Un jeune homme qui arrive à Paris avec une figure passable, et qui s'annonce par des talens, est toujours sûr d'être accueilli. Je le fus; cela me procura des agrémens sans me mener à grand chose. De toutes les personnes à qui je fus recommandé, trois seules me furent utiles; M. Damesin, gentilhomme savoyard, alors écuyer, et, je crois, favori de madame la princesse de Carignan; M. de Boze, secrétaire de l'Académie des Inscriptions, et garde des médailles du Cabinet du roi; et le P. Castel, jésuite, auteur du clavecin oculaire. Toutes ces recommandations, excepté celle de M. Damesin, me venoient de l'abbé de Mably.

Boze me présenta à M. de Réaumur, son ami, qui venoit dîner chez lui tous les vendredis, jours d'Académie des Sciences. Il lui parla de mon projet et du désir que j'avois de le soumettre à l'examen de l'Académie. M. de Réaumur se chargea de la proposition, qui fut agréée. Le jour donné, je fus introduit et présenté par M. de Réaumur; et le même jour, 22 août 1742, j'eus l'honneur de lire à l'Académie le Mémoire que j'avois préparé pour cela. Quoique cette illustre Assemblée fût assurément très-imposante, j'y fus bien moins intimidé que devant madame de Boze, et je me tirai passablement de mes lectures et de mes réponses. Le Mémoire réussit, et m'attira des complimens, qui me surprirent autant qu'ils me flattèrent, imaginant à peine que devant une

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