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dit et fit des choses à me faire mourir d'amour: mais gardant un fond d'inquiétude que je ne pus lui cacher, je la vis enfin rougir, se rajuster, se redresser, et, sans dire un seul mot, s'aller mettre à sa fenêtre. Je voulus m'y mettre à côté d'elle; elle s'en ôta, fut s'asseoir sur un lit de repos, se leva le moment d'après; et, se promenant par la chambre en s'éventant, me dit d'un ton froid et dédaigneux: Zanetto, lascia le donne, e studia la matematica.

Avant de la quitter, je lui demandai pour le lendemain un autre rendez-vous, qu'elle remit au troisième jour, en ajoutant, avec un sourire ironique, que je devois avoir besoin de repos. Je passai ce temps mal à mon aise, le cœur plein de ses charmes et de ses grâces, sentant mon extravagance, me la reprochant, regrettant les momens si mal employés, qu'il n'avoit tenu qu'à moi de rendre les plus doux de ma vie, attendant avec la plus vive impatience celui d'en réparer la perte, et néanmoins inquiet encore, malgré que j'en eusse, de concilier les perfections de cette adorable fille avec l'indignité de son état. Je courus, je volai chez elle à l'heure dite. Je ne sais si son tempérament ardent eût été plus content de cette visite; son orgueil l'eût été du moins, et je me faisois d'avance une jouissance délicieuse de lui montrer de toutes manières comment je savois réparer mes torts. Elle m'épargna cette épreuve. Le gondolier, qu'en abordant j'envoyai chez elle, me rapporta qu'elle étoit partie la veille pour Florence. Si je n'avois pas senti tout mon amour en la possédant, je le sentis bien cruellement en la perdant. Mon regret insensé ne m'a point quitté. Tout aimable, toute charmante qu'elle étoit à mes yeux, je pouvois me consoler de la perdre; mais de quoi je n'ai pu me consoler, je l'avoue, c'est qu'elle n'ait emporté de moi qu'un souvenir méprisant.

Voilà mes deux histoires. Les dix-huit mois que j'ai passés à Venise ne m'ont fourni de plus à dire qu'un simple projet tout au plus. Carrio étoit galant: ennuyé de n'aller toujours que chez des filles engagées à d'autres, il eut la fantaisie d'en avoir une à son tour; et, comme nous étions inséparables, il me proposa l'arrangement, peu rare à Venise, d'en avoir une à nous deux. J'y consentis. Il s'agissoit de la trouver sûre. Il chercha tant qu'il déterra une

petite fille de onze à douze ans, que son indigne mère cherchoit à vendre. Nous fûmes la voir ensemble. Mes entrailles s'émurent en voyant cet enfant: elle étoit blonde et douce comme un agneau; on ne l'auroit jamais crue Italienne. On vit pour très-peu de chose à Venise: nous donnâmes quelque argent àla mère, et pourvûmes à l'entretien de la fille. Elle avoit de la voix : pour lui procurer un talent de ressource, nous lui donnâmes une épinette et un maître à chanter. Tout cela nous coûtoit à peine à chacun deux sequins par mois, et nous en épargnoit davantage en autres dépenses : mais comme il falloit attendre qu'elle fùt mûre, c'étoit semer beaucoup avant que de recueillir. Cependant, contens d'aller là passer les soirées, causer et jouer très-innocemment avec cette enfant, nous nous amusions plus agréablement peut-être que si nous l'avions possédée : tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes est moins la débauche qu'un certain agrément de vivre auprès d'elles! Insensiblement mon cœur s'attachoit à la petite Anzoletta, mais d'un attachement paternel, auquel les sens avoient si peu de part, qu'à mesure qu'il augmentoit, il m'auroit été moins possible de les y faire entrer; et je sentois que j'aurois eu horreur d'approcher de cette fille devenue nubile comme d'un inceste abominable. Je voyois les sentimens du bon Carrio prendre, à son insu, le même tour. Nous nous ménagions, sans y penser, des plaisirs non moins doux, mais bien différens de ceux dont nous avions d'abord eu l'idée; et je suis certain que, quelque belle qu'eût pu devenir cette pauvre enfant, loin d'être jamais les corrupteurs de son innocence, nous en aurions été les protecteurs. Ma catastrophe, arrivée peu de temps après, ne me laissa pas celui d'avoir part à cette bonne œuvre; et je n'ai à me louer dans cette affaire que du penchant de mon cœur. Revenons à mon voyage.

Mon premier projet en sortant de chez M. de Montaigu étoit de me retirer à Genève, en attendant qu'un meilleur sort, écartant les obstacles, pût me réunir à ma pauvre maman. Mais l'éclat qu'avoit fait notre querelle, et la sottise qu'il fit d'en écrire à la cour, me fit prendre le parti d'aller moi-même y rendre compte de ma conduite, et me plaindre de celle lution à M. du Theil, chargé par intérim des affaires étrangères après la mort de M. Amelot (*). Je partis aussitôt que ma lettre: je pris ma route par Bergame, Côme et Domo d'Ossola; je traversai le Simplon. A Sion, M. de Chaignon, chargé des affaires de France, me fit mille amitiés : à Genève, M. de La Closure m'en fit autant. J'y renouvelai connoissance avec M. de Gauffecourt, dont j'avois quelque argent à recevoir. J'avois traversé Nyon sans voir mon père: non qu'il ne m'en coûtât extrémement, mais je n'avois pu me résoudre à me montrer à ma belle-mère après mon désastre, certain qu'elle me jugeroit sans vouloir m'écouter. Le libraire Duvillard, ancien ami de mon père, me reprocha vivement ce tort. Je lui en dis la cause; et, pour le réparer sans m'exposer à voir ma belle-mère, je pris une chaise, et nous fûmes ensemble à Nyon descendre au cabaret. Duvillard s'en fut chercher mon pauvre père, qui vint tout courant m'embrasser. Nous soupâmes ensemble, et, après avoir passé une soirée bien douce à mon cœur, je retournai le lendemain matin à Genève avec Duvillard, pour qui j'ai toujours conservé de la reconnoissance du bien qu'il me fit en cette occasion.

d'un forcené. Je marquai de Venise ma réso- | quarante-cinq livres, et n'avoit payé le port d'avoir toujours raison et jamais justice, je per- | partout des querelles, reçut des affronts qu'un

Mon plus court chemin n'étoit pas par Lyon; mais j'y voulus passer pour vérifier une friponnerie bien basse de M. de Montaigu. J'avois fait venir de Paris une petite caisse contenant une veste brodée en or, quelques paires de manchettes et six paires de bas de soie blancs; rien de plus. Sur la proposition qu'il m'en fit lui-même, je fis ajouter cette caisse, ou plutôt cette boîte, à son bagage. Dans le mémoire d'apothicaire qu'il voulut me donner en paiement de mes appointemens, et qu'il avoit écrit de sa main, il avoit mis que cette boîte, qu'il appeloit ballot, pesoit onze quintaux, et il m'en avoit passé le port à un prix énorme. Par les soins de M. Boy-de-la-Tour, auquel j'étois recommandé par M. Roguin, son oncle, il fut vérifié sur les registres des douanes de Lyon et de Marseille, que ledit ballot ne pesoit que

(*) C'est-à-dire après la retraite. M. Amelot étoit ministre par la protection du cardinal de Fleury. Après la mort de celui-ci (février 4743) la duchesse de Châteauroux fit renvoyer M. AmeM. P.

lot

qu'à raison de ce poids. Je joignis cet extrait authentique au mémoire de M. de Montaigu; et, muni de ces pièces et de plusieurs autres de la même force, je me rendis à Paris, très-impatient d'en faire usage. J'eus, durant toute cette longue route, de petites aventures à Côme en Valais et ailleurs. Je vis plusieurs choses, entre autres les îles Borromées, qui mériteroient d'être décrites; mais le temps me gagne, les espions m'obsèdent; je suis forcé de faire à la håte et mal un travail qui demanderoit le loisir et la tranquillité qui me manquent. Si jamais la Providence, jetant les yeux sur moi, me procure enfin des jours plus calmes, je les destine à refondre, si je puis, cet ouvrage, ou à y faire du moins un supplément dont je sens qu'il a grand besoin (').

Le bruit de mon histoire m'avoit devancé, et en arrivant je trouvai que dans les bureaux et dans le public tout le monde étoit scandalisé des folies de l'ambassadeur. Malgré cela, malgré le cri public dans Venise, malgré les preuves sans réplique que j'exhibois, je ne pus obtenir aucune justice. Loin d'avoir ni satisfaction ni réparation, je fus même laissé à la discrétion de l'ambassadeur pour mes appointemens, et cela par l'unique raison que, n'étant pas François, je n'avois pas droit à la protection nationale, et que c'étoit une affaire particulière entre lui et moi. Tout le monde convint avec moi que j'étois offensé, lésé, malheureux; que l'ambassadeur étoit un extravagant cruel, inique, et que toute cette affaire le déshonoroit à jamais. Mais quoi! il étoit l'ambas sadeur; je n'étois, moi, que le secrétaire. Le bon ordre, ou ce qu'on appelle ainsi, vouloit que je n'obtinsse aucune justice, et je n'en obtins aucune. Je m'imaginai qu'à force de crier et de traiter publiquement ce fou comme il le méritoit, on me diroit à la fin de me taire; et c'étoit ce que j'attendois, bien résolu de n'obéir qu'après qu'on auroit prononcé. Mais il n'y avoit point alors de ministre des affaires étrangères. On me laissa clabauder, on m'encouragea même, on faisoit chorus; mais l'affaire en resta toujours là, jusqu'à ce que, las

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dis enfin courage, et plantai là tout (*).

La seule personne qui me reçut mal, et dont j'aurois le moins attendu cette injustice, fut madame de Beuzenval. Toute pleine des prérogatives du rang et de la noblesse, elle ne put jamais se mettre dans la tête qu'un ambassadeur pût avoir tort avec son secrétaire. L'accueil qu'elle me fit fut conforme à ce préjugé. J'en fus si piqué, qu'en sortant de chez elle je lui écrivis une des fortes et vives lettres que j'aie peut-être écrites (**), et n'y suis jamais retourné. Le P. Castel me reçut mieux; mais à travers le patelinage jésuitique, je le vis suivre assez fidèlement une des grandes maximes dela société, qui est d'immoler toujours le plus foible au plus puissant. Le vif sentiment de la justice de ma cause et ma fierté naturelle ne me laissèrent pas endurer patiemment cette partialité. Je cessai de voir le P. Castel, et par là d'aller aux jésuites où je ne connoissois que lui seul. D'ailleurs l'esprit tyrannique et intrigant de ses confrères, si différent de la bonhomie du bon P. Hemet, me donnoit tant d'éloignement pour leur commerce, que je n'en ai vu aucun depuis ce temps-là, si ce n'est le P. Berthier, que je vis deux ou trois fois chez M. Dupin, avec lequel il travailloit de toute sa force à la réfutation de Montesquieu.

Achevons, pour n'y plus revenir, ce qui me reste à dire de M. de Montaigu. Je lui avois dit dans nos démêlés qu'il ne lui falloit pas un secrétaire, mais un clerc de procureur. Il suivit cet avis, et me donna réellement pour successeur un vrai procureur, qui dans moins d'un an lui vola vingt ou trente mille livres. Il le chassa, le fit mettre en prison, chassa ses gentilshommes avec esclandre et scandale; se fit

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(**) Voici un fragment de cette lettre, que nous empruntons à M. Musset-Pathay: « J'ai tort, madame, je me suis mépris : ▸ je vous croyois juste, vous êtes noble, j'aurois dû m'en sou▸ venir: j'aurois dû sentir qu'il est inconvenant à moi, plé▸ béien, de réclamer contre un gentilhomme. Ai-je des aïeux?

valet n'endureroit pas, et finit, à force de folies, par se faire rappeler et renvoyer planter ses choux. Apparemment que, parmi les réprimandes qu'il reçut à la cour, son affaire avec moine fut pas oubliée : du moins, peu de temps après son retour, il m'envoya son maitre-d'hôtel pour solder mon compte et me donner de l'argent. J'en manquois dans ce moment-là; mes dettes de Venise, dettes d'honneur si jamais il en fut, me pesoient sur le cœur. Je saisis le moyen qui se présentoit de les acquitter de même que le billet de Zanetto Nani. Je reçus ce qu'on voulut me donner; je payai toutes mes dettes, et je restai sans un sou, comme auparavant, mais soulagé d'un poids qui m'étoit insupportable. Depuis lors, je n'ai plus entendu parler de M. de Montaigu qu'à sa mort, que j'appris par la voix publique. Que Dieu fasse paix à ce pauvre homme! Il étoit aussi propre au métier d'ambassadeur que je l'avois été dans mon enfance à celui de grapignan. Cependant il n'avoit tenu qu'à lui de se soutenir honorablement par mes services, et de me faire avancer rapidement dans l'état auquel le comte de Gouvon m'avoit destiné dans ma jeunesse, et dont par moi seul je m'étois rendu capable dans un âge plus avancé.

La justice et l'inutilité de mes plaintes me laissèrent dans l'âme un germe d'indignation contre nos sottes institutions civiles, où le vrai bien public et la véritable justice sont toujours sacrifiés à je ne sais quel ordre apparent, destructif en effet de tout ordre, et qui ne fait qu'ajouter la sanction de l'autorité publique à l'oppression du foible et à l'iniquité du fort. Deux choses empêchèrent ce germe de se développer pour lors comme il a fait dans la suite: l'une, qu'il s'agissoit de moi dans cette affaire, et que l'intérêt privé, qui n'a jamais rien produit de grand et de noble, ne sauroit tirer de mon cœur les divins élans qu'il n'appartient qu'au plus pur amour du juste et du beau d'y produire; l'autre fut le charme de l'amitié, qui tempéroit et calmoit ma colère par l'ascendant d'un sentiment plus doux. J'avois fait connoissance à Venise avec un Biscayen, ami de mon

> des titres? L'équité sans parchemin est-elle l'équité?... S'il ▸ (M. de Montaigu) est sans élévation dans l'âme, c'est que sa > noblesse l'en dispense; s'il est affilié à tout ce qu'il y a d'im-ami de Carrio, et digne de l'être de tout homme › monde dans la ville la plus immorale; s'il hante les es- de bien. Cet aimable jeune homme, né pour tous les talens et pour toutes les vertus, venoit

> crocs; s'il l'est lui-même, c'est que ses aïeux ont eu l'honneur | » pour lui. »

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de faire le tour de l'Italie pour prendre le goût des beaux-arts; et, n'imaginant rien de plus à acquérir, il vouloit s'en retourner en droiture dans sa patrie. Je lui dis que les arts n'étoient que le délassement d'un génie comme le sien, fait pour cultiver les sciences; et je lui conseillai, pour en prendre le goût, un voyage et six mois de séjour à Paris. Il me crut et fut à Pa- | ris. Il y étoit et m'attendoit quand j'y arrivai. Son logement étoit trop grand pour lui; il m'en offrit la moitié; je l'acceptai (*). Je le trouvai dans la ferveur des hautes connoissances (a). Rien n'étoit au-dessus de sa portée; il dévoroit et digéroit tout avec une prodigieuse rapidité. Comme il me remercia d'avoir procuré cet aliment à son esprit, que le besoin de savoir tourmentoit sans qu'il s'en doutât luimême ! Quels trésors de lumières et de vertus je trouvai dans cette âme forte ! Je sentis que c'étoit l'ami qu'il me falloit: nous devînmes intimes. Nos goûts n'étoient pas les mêmes; nous disputions toujours. Tous deux opiniatres, nous n'étions jamais d'accord sur rien. Avec cela nous ne pouvions nous quitter; et, tout en nous contrariant sans cesse, aucun des deux n'eût voulu que l'autre fût autrement.

Ignacio Emmanuel de Altuna étoit un de ces hommes rares que l'Espagne seule produit et dont elle produit trop peu pour sa gloire. Il n'avoit pas ces violentes passions nationales

première et la seule qui lui ait fait connoître les plaisirs de l'amour. A l'extérieur il étoit dévot comme un Espagnol, mais en dedans c'étoit la piété d'un ange. Hors moi je n'ai vu que lui seul de tolérant depuis que j'existe. Il ne s'est jamais informé d'aucun homme comment il pensoit en matière de religion. Que son ami fût juif, protestant, Turc, bigot, athée, peu lui importoit, pourvu qu'il fût honnête homme. Obstiné, têtu pour des opinions indifférentes, dès qu'il s'agissoit de religion, même de morale, il se recueilloit, se taisoit, ou disoit simplement: Je ne suis chargé que de moi. Il est incroyable qu'on puisse associer autant d'élévation d'âme avec un esprit de détail porté jusqu'à la minutie. Il partageoit et fixoit d'avance l'emploi de sa journée par heures, quarts d'heure et minutes, et suivoit cette distribution avec un tel scrupule, que si l'heure eût sonné tandis qu'il lisoit sa phrase, il eût fermé le livre sans achever. De toutes ces mesures de temps ainsi rompues, il y en avoit pour telle étude, il y en avoit pour telle autre; il y en avoit pour la réflexion, pour la conversation, pour l'office, pour Locke, pour le rosaire, pour les visites, pour la musique, pour la peinture; et il n'y avoit ni plaisir, ni tentation, ni complaisance qui pût intervertir cet ordre; un devoir à remplir seul l'auroit pu. Quand il me faisoit la liste de ses distributions afin que je

communes dans son pays; l'idée de la ven-m'y conformasse, je commençois par rire, et

geance ne pouvoit pas plus entrer dans son esprit que le désir dans son cœur. Il étoit trop fier pour être vindicatif, et je lui ai souvent ouï dire avec beaucoup de sang-froid qu'un mortel ne pouvoit pas offenser son âme. Il étoit galant sans être tendre. Il jouoit avec les femmes comme avec de jolis enfans. Il se plaisoit avec les maîtresses de ses amis; mais je ne lui en ai jamais vu aucune, ni aucun désir d'en avoir. Les flammes de la vertu dont son cœur etoit dévoré ne permirent jamais à celles de ses sens de naître.

Après ses voyages il s'est marié; il est mort jeune: il a laissé des enfans; et je suis persuadé, comme de mon existence, que sa femme est la |

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je finissois par pleurer d'admiration. Jamais il ne génoit personne ni ne supportoit la gêne; il brusquoit les gens qui par politesse vouloient le gêner. Il étoit emporté sans être boudeur. Je l'ai vu souvent en colère, mais je ne l'ai jamais vu fâché. Rien n'étoit si gai que son humeur: il entendoit raillerie et il aimoit à railler; il y brilloit même, et il avoit le talent de l'épigramme. Quand on l'animoit il étoit bruyant et tapageur en paroles, sa voix s'entendoit de loin; mais, tandis qu'il crioit, on le voyoit sourire, et, tout à travers ses emportemens, il lui venoit quelque mot plaisant qui faisoit éclater tout le monde. Il n'avoit pas plus le teint espagnol que le phlegme. Il avoit la peau blanche, les joues colorées, les cheveux d'un châtain presque blond. Il étoit grand et bien fait. Son corps fut formé pour loger son âme. Ce sage de cœur ainsi que de tête se con

noissoit en hommes et fut mon ami. C'est toute ma réponse à quiconque ne l'est pas. Nous nous liâmes si bien que nous fîmes le projet de passer nos jours ensemble. Je devois, dans quelques années, aller à Ascoytia pour vivre avec lui dans sa terre. Toutes les parties de ce projet furent arrangées entre nous la veille de son départ. Il n'y manqua que ce qui ne dépend pas des hommes dans les projets les mieux concertés. Les événemens postérieurs, mes désastres, son mariage, sa mort enfin nous ont séparés pour toujours.

On diroit qu'il n'y a que les noirs complots des méchans qui réussissent; les projets innocens des bons n'ont presque jamais d'accomplissement.

Ayant senti l'inconvénient de la dépendance, je me promis bien de ne m'y plus exposer. Ayant vu renverser dès leur naissance les projets d'ambition que l'occasion m'avoit fait former, rebuté de rentrer dans la carrière que j'avois si bien commencée, et dont néanmoins je venois d'être expulsé, je résolus de ne plus m'attacher à personne, mais de rester dans l'indépendance en tirant parti de mes talens, dont enfin je commençois à sentir la mesure, et dont j'avois trop modestement pensé jusque alors. Je repris le travail de mon opéra, que j'avois interrompu pour aller à Venise; et, pour m'y livrer plus tranquillement, après le départ d'Altuna, je retournai loger à mon ancien hôtel Saint-Quentin, qui, dans un quartier solitaire et peu loin du Luxembourg, m'étoit plus commode pour travailler à mon aise que la bruyante rue Saint-Honoré. Là m'attendoit la seule consolation réelle que le ciel m'ait fait goûter dans ma misère, et qui seule me la rend supportable. Ceci n'est pas une connoissance passagère; je dois entrer dans quelque détail sur la manière dont elle se fit.

Nous avions une nouvelle hôtesse qui étoit d'Orléans. Elle prit pour travailler en linge une fille de son pays, d'environ vingt-deux à vingttrois ans, qui mangeoit avec nous ainsi que l'hôtesse. Cette fille, appelée Thérèse Levasseur, étoit de bonne famille; son père étoit officier de la monnoie d'Orléans, sa mère étoit marchande. Ils avoient beaucoup d'enfans. La monnoie d'Orléans n'allant plus, le père se

trouva sur le pavé; la mère, ayant essuye des banqueroutes, fit mal ses affaires, quitta le commerce et vint à Paris avec son mari et sa fille, qui les nourrissoit tous trois de son travail.

La première fois que je vis paroître cette fille à table je fus frappé de son maintien modeste et plus encore de son regard vif et doux, qui pour moi n'eut jamais son semblable. La table étoit composée, outre M. de Bonnefond, de plusieurs abbés irlandois, gascons et autres gens de pareille étoffe. Notre hôtesse ellemême avoit rôti le balai: il n'y avoit là que moi seul qui parlat et se comportât décemment. On agaça la petite; je pris sa défense. Aussitôt les lardons tombèrent sur moi. Quand je n'aurois eu naturellement aucun goût pour cette pauvre fille, la compassion, la contradiction m'en auroient donné. J'ai toujours aimé l'honnêteté dans les manières et dans les propos, surtout avec le sexe. Je devins hautement son champion. Je la vis sensible à mes soins; et ses regards, animés par la reconnoissance, qu'elle n'osoit exprimer de bouche, n'en devenoient que plus pénétrans.

Elle étoit très-timide; je l'étois aussi. La liaison que cette disposition commune sembloit éloigner, se fit pourtant très-rapidement. L'hôtesse, qui s'en aperçut, devint furieuse; et ses brutalités avancèrent encore mes affaires auprès de la petite, qui, n'ayant que moi seul d'appui dans la maison, me voyoit sortir avec peine et soupiroit après le retour de son protecteur. Le rapport de nos cœurs, le concours de nos dispositions eut bientôt son effet ordinaire. Elle crut voir en moi un honnête homme; elle ne se trompa pas. Je crus voir en elle une fille sensible, simple et sans coquetterie ; je ne me trompai pas non plus. Je lui déclarai d'avance que je ne l'abandonnerois ni ne l'épouserois jamais. L'amour, l'estime, la sincérité naïve furent les ministres de mon triomphe; et c'étoit parce que son cœur étoit tendre et honnête que je fus heureux sans être entreprenant.

La crainte qu'elle eut que je ne me fâchasse de ne pas trouver en elle ce qu'elle croyoit que j'y cherchois, recula mon bonheur plus que toute autre chose. Je la vis interdite et confuse avant de se rendre, vouloir se faire entendre,

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