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sions, écrire, aller, venir, attendre; et souvent au bout être encore trompé. Que de peine avec mon argent! je la crains plus que je n'aime le bon vin.

qui m'arrête, ni danger qui m'effraie: hors le | amis, des correspondans, donner des commisseul objet qui m'occupe, l'univers n'est plus rien pour moi. Mais tout cela ne dure qu'un moment, et le moment qui suit me jette dans l'anéantissement. Prenez-moi dans le calme, je suis l'indolence et la timidité même ; tout m'effarouche, tout me rebute; une mouche en volant me fait peur; un mot à dire, un geste à faire, épouvante ma paresse; la crainte et la honte me subjuguent à tel point que je voudrois m'éclipser aux yeux de tous les mortels. S'il faut agir, je ne sais que faire; s'il faut parler, je ne sais que dire; si l'on me regarde, je suis décontenancé. Quand je me passionne, je sais trouver quelquefois ce que j'ai à dire; mais dans les entretiens ordinaires je ne trouve rien, rien du tout; ils me sont insupportables par cela seul que je suis obligé de parler.

Ajoutez qu'aucun de mes goûts dominans ne consiste en choses qui s'achètent. Il ne me faut que des plaisirs purs, et l'argent les empoisonne tous. J'aime par exemple ceux de la table; mais, ne pouvant souffrir ni la gêne de la bonne compagnie ni la crapule du cabaret, je ne puis les goûter qu'avec un ami; car seul, cela ne m'est pas possible: mon imagination s'occupe alors d'autre chose, et je n'ai pas le plaisir de manger. Si mon sang allumé me demande des femmes, mon cœur ému me de mande encore plus de l'amour. Des femmes à prix d'argent perdroient pour moi tous leurs charmes; je doute même s'il seroit en moi d'en profiter. Il en est ainsi de tous les plaisirs à ma portée; s'ils ne sont gratuits je les trouve insipides. J'aime les seuls biens qui ne sont à personne qu'au premier qui sait les goûter.

Mille fois, durant mon apprentissage et depuis, je suis sorti dans le dessein d'acheter quelque friandise. J'approche de la boutique d'un pâtissier, j'aperçois des femmes au comptoir; je crois dejà les voir rire et se moquer entre elles du petit gourmand. Je passe devant une fruitière, je lorgne du coin de l'oeil de belles poires, leur parfum me tente; deux ou trois jeunes gens tout près de là me regardent; un homme qui me connoît est devant sa boutique; je vois de loin venir une fille; n'est-ce point la servante de la maison? Ma vue courte me fait mille illusions. Je prends tous ceux qui passent pour des gens de connoissance; partout je suis intimidé, retenu par quelque obstacle; mon désir croît avec ma honte, et je rentre enfin comme un sot, dévoré de convoitise, ayant dans ma poche de quoi la satisfaire, et n'ayant osé rien acheter.

J'entrerois dans les plus insipides détails, si je suivois dans l'emploi de mon argent, soit par moi, soit par d'autres, l'embarras, la honte, la répugnance, les inconvéniens, les dégoûts de toute espèce que j'ai toujours éprouvés. A mesure qu'avançant dans ma vie le lecteur prendra connoissance de mon humeur, il sentira tout cela sans que je m'appesantisse à le lui dire.

Cela compris, on comprendra sans peine une de mes prétendues contradictions; celle d'allier une avarice presque sordide avec le plus grand mépris pour l'argent. C'est un meuble pour moi si peu commode, que je ne m'avise pas

Jamais l'argent ne me parut une chose aussi précieuse qu'on la trouve. Bien plus, il ne m'a même jamais paru fort commode : il n'est bon | même de désirer celui que je n'ai pas, et que

quand j'en ai je le garde long-temps sans le dépenser, faute de savoir l'employer à ma fantaisie: mais l'occasion commode et agréable se présente-t-elle; j'en profite si bien que ma bourse se vide avant que je m'en sois aperçu. Du reste, ne cherchez pas en moi le tic des avares, celui de dépenser pour l'ostentation; tout au contraire, je dépense en secret et pour le plaisir: loin de me faire gloire de dépenser, je m'en cache. Je senssi bien que l'argent n'est

à rien par lui-même, il faut le transformer pour en jouir; il faut acheter, marchander, souvent être dupe, bien payer, être mal servi. Je voudrois une chose bonne dans sa qualité: avec mon argent je suis sûr de l'avoir mauvaise. J'achète cher un œuf frais, il est vieux; un beau fruit, il est vert; une fille, elle est gåtée. J'aime le bon vin, mais où en prendre? Chez un marchand de vin? comme que je fasse, il m'empoisonnera. Veux-je absolument être bien servi? que de soins, que d'embarras! avoir des | pas à mon usage, que je suis presque honteux l'en avoir, encore plus de m'en servir. Si j'avois eu jamais un revenu suffisant pour vivre ommodément, je n'aurois point été tenté Têtre avare, j'en suis très-sûr; je dépenserois Hout mon revenu sans chercher à l'augmenter: mais ma situation précaire me tient en crainte. J'adore la liberté; j'abhorre la gêne, la peine, T'assujettissement. Tant que dure l'argent que j'ai dans ma bourse, il assure mon indépendance; il me dispense de m'intriguer pour en trouver d'autre, nécessité que j'eus toujours en horreur: mais de peur de le voir finir, je le choie. L'argent qu'on possède est l'instrument de la liberté; celui qu'on pourchasse est celui de la servitude. Voilà pourquoi je serre bien et ne convoite rien.

Mon désintéressement n'est donc que paresse; le plaisir d'avoir ne vaut pas la peine d'acquérir: et ma dissipation n'est encore que paresse; quand l'occasion de dépenser agréablement se présente, on ne peut trop la mettre à profit. Je suis moins tenté de l'argent que des choses, parce qu'entre l'argent et la possession désirée il y a toujours un intermédiaire; au lieu qu'entre la chose même et sa jouissance il n'y en a point. Je vois la chose, elle me tente; si je ne vois que le moyen de l'acquérir, il ne me tente pas. J'ai donc été fripon, et quelquefois je le suis encore de bagatelles qui me tentent et que j'aime mieux prendre que demander: mais, petit ou grand, je ne me souviens pas d'avoir pris de ma vie un liard à personne; hors une seule fois, il n'y a pas quinze ans, que je volai sept livres dix sous. L'aventure vaut la peine d'être contée, car il s'y trouve un concours impayable d'effronterie et de bêtise, que j'aurois peine moi-même à croire s'il regardoit un autre que moi.

C'étoit à Paris. Je me promenois avec M. de Francueil au Palais-Royal, sur les cinq heures. Il tire sa montre, la regarde, et me dit: Allons à l'Opéra. Je le veux bien; nous allons. Il prend deux billets d'amphithéâtre, m'en donne un, et passe le premier avec l'autre : je le suis, il entre. En entrant après lui, je trouve la porte embarrassée. Je regarde, je vois tout le monde debout; je juge que je pourrois bien me perdre dans cette foule, ou du moins laisser supposer à M. de Francueil que j'y suis perdu. Je sors, je reprends ma contre-marque, puis mon

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argent, et je m'en vais, sans songer qu'à peine avois-je atteint la porte que tout le monde étoit assis, et qu'alors M. de Francueil voyoit clairement que je n'y étois plus.

Comme jamais rien ne fut plus éloigné de mon humeur que ce trait-là, je le note, pour montrer qu'il y a des momens d'une espèce de délire où il ne faut point juger des hommes par leurs actions. Ce n'étoit pas précisément voler cet argent; c'étoit en voler l'emploi : moins c'étoit un vol, plus c'étoit une infamie.

Je ne finirois pas ces détails si je voulois suivre toutes les routes par lesquelles, durant mon apprentissage, je passai de la sublimité de l'héroïsme à la bassesse d'un vaurien. Cependant en prenant les vices de mon état, il me fut impossible d'en prendre tout-à-fait les goûts. Je m'ennuyois des amusemens de mes camarades; et quand la trop grande gêne m'eut aussi rebuté du travail, je m'ennuyai de tout. Cela me rendit le goût de la lecture que j'avois perdu depuis long-temps. Ces lectures, prises sur mon travail, devinrent un nouveau crime qui m'attira de nouveaux châtimens. Ce goût irrité par la contrainte devint passion, bientôt fureur. La Tribu, fameuse loueuse de livres, m'en fournissoit de toute espèce. Bons et mauvais, tout passoit; je ne choisissois point: je lisois tout avec une égale avidité. Je lisois à l'établi, je lisois en allant faire mes messages, je lisois à la garde-robe, et m'y oubliois des heures entières; la tête me tournoit de la lecture, je ne faisois plus que lire. Mon maître m'épioit, me surprenoit, me battoit, me prenoit mes livres. Que de volumes furent déchirés, brûlés, jetés par les fenêtres! que d'ouvrages restèrent dépareillés chez la Tribu! Quand je n'avois plus de quoi la payer, je lui donnois mes chemises, mes cravates, mes hardes; mes trois sous d'étrennes tous les dimanches lui étoient régulièrement portés.

Voilà donc, me dira-t-on, l'argent devenu nécessaire. Il est vrai, mais ce fut quand la lecture m'eut ôté toute activité. Livré tout entier à mon nouveau goût, je ne faisois plus que lire, je ne volois plus. C'est encore ici une de mes différences caractéristiques. Au fort d'une certaine habitude d'être, un rien me distrait, me change, m'attache, enfin me passionne: et alors tout est oublié; je ne songe plus qu'au nouvel objet

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qui m'occupe. Le cœur me battoit d'impatience | déjà pubère et sensible, je pensois quelquefois de feuilleter le nouveau livre que j'avois dans la poche; je le tirois aussitôt que j'étois seul, et ne songeois plus à fouiller le cabinet de mon maître. J'ai même peine à croire que j'eusse volé quand même j'aurois eu des passions plus coûteuses. Borné au moment présent, il n'étoit pas dans mon tour d'esprit de m'arranger ainsi pour l'avenir. La Tribu me faisoit crédit: les avances étoient petites; et quand j'avois empoché mon livre, je ne songeois plus à rien. L'argent qui me venoit naturellement passoit de même à cette femme; et quand elle devenoit

à mes folies, mais je ne voyois rien au delà. Dans cette étrange situation, mon inquiète imagination prit un parti qui me sauva de moimême et calma ma naissante sensualité; ce fut de se nourrir des situations qui m'avoient intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que je devinsse un des personnages que j'imaginois, que je me visse toujours dans les positions les plus agréables selon mon goût, enfin que l'état fictif où je venois à bout de me mettre me fit oublier mon état réel dont

pressante, rien n'étoit plus tôt sous ma main | j'étois si mécontent. Cet amour des objets ima

que mes propres effets. Voler par avance étoit trop de prévoyance, et voler pour payer n'étoit pas même une tentation.

A force de querelles, de coups, de lectures dérobées et mal choisies, mon humeur devint taciturne, sauvage; ma tête commençoit à s'altérer, et je vivois en vrai loup-garou. Cependant si mon goût ne me préserva pas des livres plats et fades, mon bonheur me préserva des livres obscènes et licencieux : non que la Tribu, femme à tous égards très-accommodante, se fit un scrupule de m'en prêter; mais, pour les faire valoir, elle me les nommoit avec un air de mystère qui me forçoit précisément à les refuser, tant par dégoût que par honte; et le hasard seconda si bien mon humeur pudique, que j'avois plus de trente ans avant que j'eusse jeté les yeux sur aucun de ces dangereux livres qu'une belle dame de par le monde trouve incommodes, en ce qu'on ne peut les lire que

d'une main.

ginaires et cette facilité de m'en occuper achevèrent de me dégoûter de tout ce qui m'entouroit, et déterminèrent ce goût pour la solitude qui m'est toujours resté depuis ce temps-là. On verra plus d'une fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition si misanthrope et si sombre en apparence, mais qui vient en effet d'un cœur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui, faute d'en trouver d'existans qui lui ressemblent, est forcé de s'alimenter de fictions. Il me suffit, quant à présent, d'avoir marqué l'origine et la première cause d'un penchant qui a modifié toutes mes passions, et qui, les contenant par elles-mêmes, m'a toujours rendu paresseux à faire, par trop d'ardeur à désirer.

J'atteignis ainsi ma seizième année, inquiet, mécontent de tout et de moi, sans goût de mon état, sans plaisir de mon âge, dévoré de désirs dont j'ignorois l'objet, pleurant sans sujet de larmes, soupirant sans savoir de quoi, enfin caressant tendrement mes chimères faute de rien voir autour de moi qui les valût. Les dimanches, mes camarades venoient me chercher après le prêche pour aller m'ébattre avec eux. Je leur aurois volontiers échappé si j'avois pu; mais une fois en train dans leurs jeux, j'é tois plus ardent, et j'allois plus loin qu'aucun

En moins d'un an j'épuisai la mince boutique de la Tribu, et alors je me trouvai dans mes loisirs cruellement désœuvré. Guéri de mes goûts d'enfant et de polisson par celui de la lecture, et même par mes lectures, qui, bien que sans choix et souvent mauvaises, ramenoient pourtant mon cœur à des sentimens plus nobles que ceux que m'avoit donnés mon état; | autre; difficile à ébranler et à retenir, ce fut

dégoûté de tout ce qui étoit à ma portée, et sentant trop loin de moi tout ce qui m'auroit tenté, je ne voyois rien de possible qui pût flatter mon cœur. Mes sens émus depuis long-temps me demandoient une jouissance dont je ne savois pas même imaginer l'objet. J'étois aussi loin du véritable que si je n'avois point eu de sexe; et

là de tout temps ma disposition constante. Dans nos promenades hors de la ville, j'allois toujours en avant sans songer au retour, à moins que d'autres n'y songeassent pour moi. J'y fus pris deux fois; les portes furent fermées avant que je pusse arriver. Le lendemain je fus traité comme on s'imagine; et la seconde fois il me fut promis un tel accueil pour la troisième, que ❘ çon d'un bon naturel, il suivoit quelquefois son sément le mien. J'aurois passé dans le sein de ❘ à me servir, des maîtresses empressées à me ma religion, de ma patrie de ma famille et de plaire: en me montrant j'allois occuper de moi

je resolus de ne m'y pas exposer. Cette troisième fois si redoutée arriva pourtant. Ma vigilance fut mise en défaut par un maudit capitaine appelé M. Minutoli, qui fermoit toujours la porte où il étoit de garde une demi-heure avant les autres. Je revenois avec deux camarades. A demi-lieue de la ville j'entends sonner la retraite, je double le pas; j'entends battre la caisse, je cours à toutes jambes : j'arrive essoufflé, tout en nage; le cœur me bat, je vois de loin les soldats à leur poste; j'accours, je crie d'une voix étouffée. Il étoit trop tard. A vingt pas de l'avancée je vois lever le premier pont. Je frémis en voyant en l'air ces cornes terribles, sinistre et fatal augure du sort inévitable que ce moment commençoit pour moi.

Dans le premier transport de ma douleur, je me jetai sur le glacis et mordis la terre. Mes camarades, riant de leur malheur, prirent à l'instant leur parti. Je pris aussi le mien; mais ce fut d'une autre manière. Sur le lieu même je jurai de ne retourner jamais chez mon maître; et le lendemain, quand à l'heure de la découverte ils rentrèrent en ville, je leur dis adieu pour jamais, les priant seulement d'avertir en secret mon cousin Bernard de la résolution que javois prise, et du lieu où il pourroit me voir

encore une fois.

A mon entrée en apprentissage, étant plus séparé de lui, je le vis moins: toutefois, durant quelque temps nous nous rassemblions les dimanches; mais insensiblement chacun prit d'autres habitudes, et nous nous vimes plus rarement. Je suis persuadé que sa mère contribua beaucoup à ce changement. Il étoit, lui, un garçon du haut; moi, chétif apprenti, je n'étois plus qu'un enfant de Saint-Gervais (*). Il n'y avoit plus entre nous d'égalité malgré la naissance; c'étoit déroger que de me fréquenter. Cependant les liaisons ne cessèrent point tout-à-fait entre nous; et comme c'étoit un gar

(*) Genève est située sur un coteau, et le sommet de ce co> tean sur lequel on a construit, dans le dix-huitième siècle. ⚫ de belles maisons, est devenu le quartier recherché; de là la * distinction des gnes du haut et des gens du bas, et le repro⚫che de vanité chez les uns et de jalousie chez les autres; ⚫ ce qui a fait dire que si la ville eût été plate, il n'y auroit ja⚫ mais en de dissensions. Histoire de Genève, par Picot, preface, p. vij. Le quartier de Saint-Gervais, situé dans la partie basse, est un des plus considérables et des plus peu

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cœur malgré les leçons de sa mère. Instruit de ma résolution, il accourut, non pour m'en dissuader ou la partager, mais pour jeter, par de petits présens, quelque agrément dans ma fuite; car mes propres ressources ne pouvoient me mener fort loin. Il me donna entre autres une petite épée, dont j'étois fort épris, et que j'ai portée jusqu'à Turin, où le besoin m'en fit défaire, et où je me la passai, comme on dit, au travers du corps. Plus j'ai réfléchi depuis à la manière dont il se conduisit avec moi dans ce moment critique, plus je me suis persuadé qu'il suivit les instructions de sa mère, et peutêtre de son père; car il n'est pas possible que de lui-même il n'eût fait quelque effort pour me retenir, ou qu'il n'eût été tenté de me suivre: mais point. Il m'encouragea dans mondessein plutôt qu'il ne m'en détourna : puis, quand il me vit bien résolu, il me quitta sans beaucoup de larmes. Nous ne nous sommes jamais écrit ni revus. C'est dommage: il etoit d'un caractère essentiellement bon; nous étions faits pour nous aimer.

Avant de m'abandonner à la fatalité de ma destince, qu'on me permette de tourner un moment les yeux sur celle qui m'attendoit naturellement si j'etois tombé dans les mains d'un meilleur maître. Rien n'étoit plus convenable à mon humeur, ni plus propre à me rendre heureux, que l'état tranquille et obscur d'un bon artisan, dans certaines classes surtout, telle qu'est à Genève celle des graveurs. Cet état, assez lucratif pour donner une subsistance aisće, et pas assez pour mener à la fortune, eût borné mon ambition pour le reste de mes jours; et, me laissant un loisir honnête pour cultiver des goûts modérés, il m'eût contenu dans ma sphère sans m'offrir aucun moyen d'en sortir. Ayant une imagination assez riche pour orner de ses chimères tous les états, assez puissante pour me transporter, pour ainsi dire, à mon gré de l'un à l'autre, il m'importoit peu dans lequel je fusse en effet. Il ne pouvoit y avoir si loin du lieu où j'étois au premier château en Espagne, qu'il ne me fùt aisé de m'y établir. De cela seul, il suivoit que l'état le plus simple, celui qui donnoit le moins de tracas et de soins, celui qui laissoit l'esprit le plus libre, étoit celui qui me convenoit le mieux ; et c'étoit préci

mes amis, une vie paisible et douce, telle qu'il la falloit à mon caractère, dans l'uniformité d'un travail de mon goût et d'une société selon mon cœur. J'aurois été bon chrétien, bon citoyen, bon père de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toute chose. J'aurois aimé mon état, je l'aurois honoré peut-être; et après avoir passé une vie obscure et simple, mais égale et douce, je serois mort paisiblement dans le sein des miens. Bientôt oublié, sans doute, j'aurois été regretté du moins aussi long-temps qu'on se seroit souvenu de moi.

Au lieu de cela... Quel tableau vais-je faire? Ah! n'anticipons point sur les misères de ma vie; je n'occuperai que trop mes lecteurs de ce triste sujet.

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Autant le moment où l'effroi me suggéra le projet de fuir m'avoit paru triste, autant celui où je l'exécutai me parut charmant. Encore enfant, quitter mon pays, mes parens, mes appuis, mes ressources; laisser un apprentissage à moitié fait sans savoir mon métier assez pour en vivre; me livrer aux horreurs de la misère sans avoir aucun moyen d'en sortir; dans l'âge de la foiblesse et de l'innocence, m'exposer à toutes les tentations du vice et du désespoir; chercher au loin les maux, les erreurs, les piéges, l'esclavage et la mort, sous un joug bien plus inflexible que celui que je n'avois pu souffrir: c'ctoit là ce que j'allois faire, c'étoit la perspective que j'aurois dû envisager. Que celle que je me peignois étoit différente! L'indépendance que je croyois avoir acquise étoit le seul sentiment qui m'affectoit. Libre et maître de moimême, je croyois pouvoir tout faire, atteindre à tout: je n'avois qu'à m'élancer pour m'élever et voler dans les airs. J'entrois avecsécurité dans le vaste espace du monde; mon mérite alloit le remplir; à chaque pas j'allois trouver des festins, des trésors, des aventures, des amis prèts

l'univers; non pas pourtant l'univers tout entier, je l'en dispensois en quelque sorte, il ne m'en falloit pas tant; une société charmante me suffisoit sans m'embarrasser du reste. Ma modération m'inscrivoit dans une sphère étroite, mais délicieusement choisie, où j'étois assure de régner. Un seul château bornoit mon ambition: favori du seigneur et de la dame, amant de la demoiselle, ami du frère et protecteur des voisins, j'étois content; il ne m'en falloit pas davantage.

En attendant ce modeste avenir, j'errai quelques jours autour de la ville, logeant chez des paysans de ma connoissance, qui tous me reçurent avec plus de bonté que n'auroient fait des urbains. Ils m'accueilloient, me logeoient, me nourrissoient trop bonnement pour en avoir le mérite. Cela ne pouvoit pas s'appeler faire l'aumône; ils n'y mettoient pas assez l'air de la supériorité.

A force de voyager et de parcourir le monde, j'allai jusqu'à Confignon, terres de Savoie à deux lieucs de Genève. Le curé s'appeloit M. de Pontverre. Ce nom fameux dans l'histoire de la république me frappa beaucoup. J'étois curieux de voir comment étoient faits les descendans des gentilshommes dela Cuiller (*). J'allai voir M. de Pontverre. Il me reçut bien, me parla de l'héresie de Genève, de l'autorité de la sainte mère Église, et me donna à diner. Je trouvai peu de choses à répondre à des argumens qui finissoient ainsi, et je jugeai que des curés chez qui l'on dînoit si bien valoient tout au moins nos ministres. J'étois certainement plus savant que M. de Pontverre, tout gentilhomme qu'il étoit; mais j'étois trop bon convive pour être si bon théologien ; et son vin de Frangi, qui me parut excellent, argumentoit si victorieusement pour lui, que j'aurois rougi de fermer la bouche à un si bon hôte. Je cédois donc, ou du moins je ne

(*) Ces gentilshommes, sujets du duc de Savoie, étoient ainsi nommés parce que, ennemis des Génevois qu'ils s'étoient vantés de manger à la cuiller, ils portoient comme signe de ralliement une cuiller pendue à leur cou. De 1527 à 1530 ils firent beaucoup de mal à la ville, qu'ils tentèrent deux fois d'escalader sous la conduite de François de Pontverre, leur capitaine; mais ils échouèrent dans toutes leurs entreprises; leur chef fut tué; et depuis 1530 que tous leurs châteaux furent brûlés. il n'est plus question d'eux dans l'histoire de Genève. Voy. Spon.

Hist. de Genève, in-r. tom. I, p. 190 et suiv.

G. P.

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