indépendant. Ce sont ces inconvéniens en partie qui m'ont chassé de Paris, et qui, me poursuivant encore dans mon asile, me chasseroient très-certainement plus loin, pour peu que ma santé vint à se raffermir. Un autre de mes fléaux : dans cette grande ville étoit ces foules de prétendus amis qui s'étoient emparés de moi, et, qui, jugeant de mon cœur par les leurs, vouloient absolument me rendre heureux à leur mode et non pas à la mienne. Au désespoir de ma retraite, ils m'y ont poursuivi pour m'en tirer. Je n'ai pu m'y maintenir sans tout rompre. Je ne suis vraiment libre que depuis ce temps là. Libre! non, je ne le suis point encore; mes derniers écrits ne sont point encore imprimés; et, vu le déplorable état de ma pauvre machine, je n'espère plus survivre à l'impression du recueil de tous : mais si, contre mon attente, je puis aller jusque-là et prendre une fois congé du public, croyez, monsieur, qu'alors je serai libre, ou que jamais homme ne laura été. O utinam! O jour trois fois heureux! Non, il ne me sera pas donné de le voir. Je n'ai pas tout dit, monsieur, et vous aurez peut-être encore au moins une lettre à essuyer. Heureusement rien ne vous oblige de les lire, et peut-être y seriez-vous bien embarrassé. Mais pardonnez, de grâce; pour recopier ces longs fatras, il faudroit les refaire, et en vérité je n'en ai pas le courage. J'ai sûrement bien du plaisir à vous écrire, mais je n'en ai pas moins à me reposer, et mon état ne me permet pas d'écrire long-temps de suite. TROISIÈME LETTRE. Il se plaint de sa santé. Conso'ations qu'il éprouve au milieu de ses maux. Ss plaisirs à la campagne. Ses promenades. Montmorency, le 28 janvier 1762 : plus attachée, et jusqu'à ce qu'elle s'en separe enfin tout à coup. C'est de mon honheur que je voudrois vous parler, et l'on parle mal du bonheur quand on souffre. Mes maux sont l'ouvrage de la nature, mais mon bonheur est le mien. Quoi qu'on en puisse dire, j'ai été sage, puisque j'ai été heureux autant que ma nature m'a permis de l'être : je n'ay. point été chercher ma felicité au loin, je l'ai cherchée auprès de moi, et je l'y ai trouvée. Spartien dit que Similis, courtisan de Trajan, ayant sans aucun mécontentement personnel quitté la cour et tous ses emplois pour aller vivre paisiblement à la campagne, fit mettre ces mots sur sa tombe: J'ai demeuré soixante-seize ans sur la terre, et j'en ai vécu sept. Voila ce que je puis dire à quelque égard, quoique mon | sacrifice ait été moindre : je n'ai commencé de vivre que le 9 avril 1756. Je ne saurois vous dire, monsieur, combien j'ai été touché de voir que vous m'estimiez le plus malheureux des hommes. Le public sans doute en jugera comme vous, et c'est encore ce qui m'afflige. Oh! que le sort dont j'ai joui n'est-il connu de tout l'univers, chacun voudroit s'en faire un semblable; la paix régneroit sur la terre; les hommes ne songeroient plus à se nuire, et il n'y auroit plus de mécians quand nul n'auroit intérêt à l'étre. Mais de quoi jouissois-je enfin quand j'étois seul ? De moi, de l'univers entier, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être, de tout ce qu'a de beau le monde sensible, et d'imaginable le monde intellectuel : je rassemblois autour de moi tout ce qui pouvoit flatter mon cœur; mes desirs étoient la mesure de mes plaisirs. Non, jamais les plus voluptueux n'ont connu de pareilles délices, et j'ai cent fois plus joui de mes chimeres qu'ils ne font des realites. Après vous avoir exposé, monsieur Jes vrais motifs de ma conduite je voudroi de mon état moral dans ma ref sens qu'il est bien tard; mon âm. même est toute à mon corps: k de ma pauvre machine l'y tient di SL mots du prelet mention de ce 1.2 KxIx. chap绿 porte aussi trait de mon état présent, en songeant aux divers | fleurs que je foulois sous mes pieds, tenoient événemens de ma vie; et les repentirs, les doux souvenirs, les regrets, l'attendrissement, se partagent le soin de me faire oublier quelques momens mes souffrances. Quels temps croiriezvous, monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse; ils furent trop rares, trop mêlés d'amertume, et sont déjà trop loin de moi. Ce sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces jours rapides, mais délicieux, que j'ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec | la nature entière et son inconcevable auteur. En me levant avant le soleil pour aller voir, contempler son lever dans mon jardin, quand je voyois commencer une belle journée, mon premier souhait étoit que ni lettres, ni visites, n'en vinssent troubler le charme. Après avoir donné la matinée à divers soins que je remplissois tous avec plaisir, parce que je pouvois les remettre à un autre temps, je me hâtois de dîner pour échapper aux importuns, et me ménager un plus long après midi. Avant une heure, même les jours les plus ardens, je partois par le grand soleil avec le fidèle Achate, pressant le pas dans la crainte que quelqu'un ne vint s'emparer de moi avant que j'eusse pu m'esquiver; mais quand une fois j'avois pu doubler un certain coin, avec quel battement de cœur, avec quel pétillement de joie je commençois à respirer en mesentant sauvé, en me disant, me voilà maître de moi pour le reste de ce jour! J'allois alors d'un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert où rien ne montrant la main des hommes n'annonçat la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier, et où nul tiers importun ne vînt s'interposer entre la nature et moi. C'étoit là qu'elle sembloit déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L'or des genêts et la pourpre des bruyères frappoient mes yeux d'un luxe qui touchoit mon cœur; la majesté des arbres qui me couvroient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m'environnoient, l'étonnante variété des herbes et des mon esprit dans une alternative continuelle d'observation et d'admiration : le concours de tant d'objets intéressans qui se disputoient mon attention, m'attirant sans cesse de l'un à l'autre, favorisoit mon humeur rêveuse et paresseuse, et me faisoit souvent redire en moimême, Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l'un d'eux (*). Mon imagination ne laissoit pas long-temps déserte la terre ainsi parée. Je la peuplois bientôt d'êtres selon mon cœur, et chassant bien loin l'opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transportois dans les asiles de la nature des hommes dignes de les habiter. Je m'en formois une société charmante dont je ne me sentois pas indigne, je me faisois un siècle d'or à ma fantaisie, et remplissant ces beaux jours de toutes les scènes de ma vie qui m'avoient laissé de doux souvenirs, et de toutes celles que mon cœur pouvoit désirer encore, je m'attendrissois jusqu'aux larmes sur les vrais plaisirs de l'humanité, plaisirs si délicieux, si purs, et qui sont désormais si loin des hommes. Oh! si dans ces momens, quelque idée de Paris, de mon siècle, et de ma petite gloriole d'auteur, venoit troubler mes rêveries, avec quel dédain je la chassois à l'instant pour me livrer, sans distraction, aux sentimens exquis dont mon âme étoit pleine! Cependant au milieu de tout cela, je l'avoue, le néant de mes chimères venoit quelquefois la contrister tout à coup. Quand tous mes rêves se seroient tournés en réalités, ils ne m'auroient pas suffi; j'aurois imaginé, rêvé, désiré encore. Je trouvois en moi un vide inexplicable que rien n'auroit pu remplir, un certain élancement de cœur vers une autre sorte de jouissance dont je n'avois pas d'idée, et dont pourtant je sentois le besoin. Hé bien, monsieur, cela même étoit jouissance, puisque j'en étois pénétré d'un sentiment très-vif, et d'une tritesse attirante, que je n'aurois pas voulu ne pas avoir. Bientôt de la surface de la terre j'élevois mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l'être incompréhen (*) Nec Salomon, in omni glorid suá, coopertus est sicut unum ex istis. MATTH. cap. vi, v. 29. G. P. sible qui embrasse tout. Alors l'esprit perdu | repos de corps et d'âme cent fois plus doux que dans cette immensité, je ne pensois pas, je ne , Ainsi s'écouloient dans un délire continuel les journées les plus charmantes que jamais créature humaine ait passées ; et quand le coucher du soleil me faisoit songer à la retraite étonné de la rapidité du temps, je croyois n'avoir pas assez mis à profit ma journée, je pensois en pouvoir jouir davantage encore; et, pour réparer le temps perdu, je me disois, Je reviendrai demain. le sommeil même. Ce sont là les jours qui ont fait le vrai bonheur de ma vie; bonheur sans amertume, sans ennuis, sans regrets, et auquel j'aurois borné volontiers tout celui de mon existence. Oui, monsieur, que de pareils jours remplissent pour moi l'éternité, je n'en demande point d'autres, et n'imagine pas que je sois beaucoup moins heureux dans ces ravissantes contemplations que les intelligences célestes. Mais un corps qui souffre ôte à l'esprit sa liberté; désormais je ne suis plus seul, j'ai un hôte qui m'importune, il faut m'en délivrer pour être à moi; et l'essai que j'ai fait de ces douces jouissances ne sert plus qu'à me faire attendre avec moins d'effroi le moment de les goûter sans distraction. Mais me voici déjà à la fin de ma seconde feuille. Il m'en faudroit pourtant encore une. Encore une lettre donc, et puis plus. Pardon monsieur; quoique j'aime trop à parler de moi, je n'aime pas à en parler avec tout le monde; c'est ce qui me fait abuser de l'occasion quand je l'ai et qu'elle me plait. Voilà mon tort et mon excuse. Je vous prie de la prendre en gré. Je revenois à petits pas, la tête un peu fatiguée, mais le cœur content; je me reposois agréablement au retour, en me livrant à l'impression des objets, mais sans penser, sans ima- Il fait beaucoup de cas des cultivateurs de Montmorency, giner, sans rien faire autre chose que sentir le calme et le bonheur de ma situation. Je trouvois mon couvert mis sur ma terrasse. Je soupois de grand appétit dans mon petit domestique; nulle image de servitude et de dépendance ne troubloit la bienveillance qui nous unissoit tous. Mon chien lui-même étoit mon ami, non mon esclave; nous avions toujours la même volonté, mais jamais il ne m'a obéi. Ma gaité durant toute la soirée témoignoit que j'avois vécu seul tout le jour; j'étois bien différent quand j'avois vu de la compagnie, j'étois rarement content des autres, et jamais de moi. Le soir j'étois grondeur et taciturne : cette remarque est de ma gouvernante, et, depuis qu'elle me l'a dite, je l'ai toujours trouvée juste en m'observant. Enfin, après avoir fait encore quelques tours dans mon jardin, ou chanté quelque air sur mon épinette, je trouvois dans mon lit un QUATRIÈME LETTRE. , mais très-peu des académiciens. Malgré son aversion pour les grands, il aime sincèrement le maréchal de Luxembourg, et donneroit sa vie pour lui. 28 janvier 1762. Je vous ai montré, monsieur, dans le secret de mon cœur, les vrais motifs de ma retraite et de toute ma conduite; motifs bien moins nobles sans doute que vous ne les avez supposés, mais tels pourtant qu'ils me rendent content de moi-même, et m'inspirent la fierté d'âme d'un homme qui se sent bien ordonné, et qui, ayant eu le courage de faire ce qu'il falloit pour l'être, croit pouvoir s'en imputer le mérite. Il dépendoit de moi, non de me faire un autre tempérament, ni un autre caractère, mais de tirer parti du mien, pour me rendre bon à moi-même, et nullement méchant aux autres. C'est beaucoup que cela, monsieur, et peu d'hommes en peuvent dire autant. Aussi je ne vous déguiserai point que, malgré le sentiment de mes vices, j'ai pour moi une haute estime. Vos gens de lettres ont beau crier qu'un homme seul est inutile à tout le monde, et ne remplit pas ses devoirs dans la société : j'estime, moi, les paysans de Montmorency des membres plus utiles de la société que tous ces tas de désœuvrés payés de la graisse du peuple, pour aller six fois la semaine bavarder dans une académie; et je suis plus content de pouvoir, dans l'occasion, faire quelque plaisir à mes pauvres voisins que d'aider à parvenir à ces foules de petits intrigans dont Paris est plein, qui tous aspirent à l'honneur d'être des fripons en place, et que, pour le bien public, ainsi que pour le leur, on devroit tous renvoyer labourer la terre dans leurs provinces. C'est quelque chose que de donner aux hommes l'exemple de la vie qu'ils devroient tous mener. C'est quelque chose, quand on n'a plus ni force, ni santé, pour travailler de ses bras, d'oser, de sa retraite, faire entendre la voix de la vérité. C'est quelque chose, d'avertir les hommes de la folie des opinions qui les rendent misérables. C'est quelque chose d'avoir pu contribuer à empêcher, ou différer au moins dans ma patrie, l'établissement pernicieux que, pour faire sa cour à Voltaire à nos dépens, d'Alembert vouloit qu'on fit parmi nous. Si j'eusse vécu dans Genève, je n'aurois pu ni publier l'Épître dédicatoire du Discours sur l'inégalité, ni parler même de l'établissement de la comédie, du ton que je l'ai fait. Je serois beaucoup plus inutile à mes compatriotes, vivant au milieu d'eux, que je ne puis l'ètre, dans l'occasion, de ma retraite. Qu'importe en quel lieu j'habite, si j'agis où je dois agir? D'ailleurs, les habitans de Montmorency sont-ils moins hommes que les Parisiens; et, quand je puis en dissuader quelqu'un d'envoyer son enfant se corrompre à la ville, fais-je moins de bien que si je pouvois de la ville le renvoyer au foyer paternel? Mon indigence seule ne m'empêcheroit-elle pas d'être inutile de la manière que tous ces beaux parleurs l'entendent? Et, puisque je ne mange du pain qu'autant que j'en gagne, ne suis-je pas forcé de travailler pour ma subsistance, et de payer à la société tout le besoin que je puis avoir d'elle? Il est vrai que je me suis refusé aux occupations qui ne m'étoient pas propres; ne me sentant point le talent qui pouvoit me faire mériter le bien que vous m'avez voulu faire, l'accepter eût été le voler à quelque homme de lettres aussi indigent que moi, et plus capable de ce travail-là; en me l'offrant vous supposiez que j'étois en état de faire un extrait, que je pouvois m'occuper de matières qui m'étoient indifférentes; et, cela n'étant pas, je vous aurois trompé, je me serois rendu indigne de vos bontés en me conduisant autrement que je n'ai fait; on n'est jamais excusable de faire mal ce qu'on fait volontairement: je serois maintenant mécontent de moi, et vous aussi; et je ne goûterois pas le plaisir que je prends à vous écrire. Enfin, tant que mes forces me l'ont permis, en travaillant pour moi, j'ai fait, selon ma portée, tout ce que j'ai pu pour la société; si j'ai peu fait pour elle, j'en ai encore moins exigé, et je me crois si bien quitte avec elle dans l'état où je suis, que si je pouvois désormais me reposer tout-à-fait, et vivre pour moi seul, je le ferois sans scrupule. J'écarterai du moins de moi, de toutes mes forces, l'importunité du bruit public. Quand je vivrois encore cent ans, je n'écrirois pas une ligne pour la presse, et ne croirois vraiment recommencer à vivre que quand je serois tout-à-fait oublié. J'avoue pourtant qu'il a tenu à peu que je ne me sois trouvé rengagé dans le monde, et que je n'aie abandonné ma solitude, non par dégoût pour elle, mais par un goût non moins vif que j'ai failli lui préférer. Il faudroit, monsieur, que vous connussiez l'état de délaissement et d'abandon de tous mes amis où je me trouvois, et la profonde douleur dont mon âme en étoit affectée lorsque monsieur et madame de Luxembourg désirèrent de me connoître, pour juger de l'impression que firent sur mon cœur affligé leurs avances et leurs caresses. J'étois mourant; sans eux je serois infailliblement mort de tristesse; ils m'ont rendu la vie, il est bien juste que je l'emploie à les aimer. J'ai un cœur très-aimant, mais qui peut se suffire à lui-même. J'aime trop les hommes pour avoir besoin de choix parmi eux; je les aime tous; et c'est parce que je les aime que je hais l'injustice; c'est parce que je les aime que je les fuis; je souffre moins de leurs maux quand je ne les vois pas; cet intérêt pour l'es ! pèce suffit pour nourrir mon cœur; je n'ai pas me rendra parce qu'il m'est dû, et que la postérité est toujours juste. Mon cœur, qui ne sait point s'attacher à demi, s'est donné à eux sans réserve, et je ne m'en repens pas; je m'en repentirois même inutilement, car il ne seroit plus temps de m'en dédire. Dans la chaleur de l'enthousiasme qu'ils m'ont inspiré, j'ai cent fois été sur le point de leur demander un asile dans leur maison pour y passer le reste de mes jours auprès d'eux; et ils me l'auroient accordé avec joie, si même, à la manière dont ils s'y sont pris, je ne dois pas me regarder comme ayant été prévenu par leurs offres. Ce projet est certainement un de ceux que j'ai médités le plus long-temps et avec le plus de complaisance. Cependant il a fallu sentir à la fin, malgré moi, qu'il n'étoit pas bon. Je ne pensois qu'à l'attachement des personnes, sans songer aux intermédiaires qui nous auroient tenus éloignés; et il y en avoit de tant de sortes, surtout dans l'incommodité attachée à mes maux, qu'un tel projet n'est excusable que par le sentiment qui l'avoit inspiré. D'ailleurs la manière de vivre qu'il auroit fallu prendre choque trop directement tous mes goûts, toutes mes habitudes; je n'y aurois pas pu résister seulement trois mois. Enfin nous aurions eu beau nous rapprocher d'habitation, la distance restant toujours la même entre les états, cette intimité délicieuse qui fait le plus grand charme d'une étroite société eût toujours manqué à la nôtre; je n'aurois été ni l'ami ni le domestique de M. le maréchal de Luxembourg, j'aurois été son hôte; en me sentant hors de chez moi, j'aurois soupiré souvent après mon ancien asile; et il vaut cent fois mieux être éloigné des personnes qu'on aime, et désirer d'être auprès d'elles, que de s'exposer à faire un souhait opposé. Quelques degrés plus rapprochés eussent peut-être fait révolution dans ma vie. J'ai cent fois supposé dans mes rêves M. de Luxembourg point duc, point maréchal de France, mais bon gentilhomme de campagne, habitant quelque vieux château, et J. J. Rousseau point auteur, point faiseur de livres, mais ayant un esprit médiocre et un peu d'acquis, se présentant au seigneur châtelain et à la dame, leur agréant, trouvant auprès d'eux le bonheur de sa vie, et contribuant au leur. Si, pour rendre le rêve Pour la première fois de ma vie, je me trouvai donc tout à coup le cœur seul, et cela, seul aussi dans ma retraite, et presque aussi malade que je le suis aujourd'hui. C'est dans ces circonstances que commença ce nouvel attachement qui m'a si bien dédommagé de tous les autres, et dont rien ne me dédommagera, car il durera, j'espère, autant que ma vie; et, quoi qu'il arrive, il sera le dernier. Je ne puis vous dissimuler, monsieur, que j'ai une violente aversion pour les états qui dominent les autres; j'ai même tort de dire que je ne puis le dissimuler, car je n'ai nulle peine à vous l'avouer, à vous, né d'un sang illustre, fils du chancelier de France, et premier président d'une cour souveraine; oui, monsieur, à vous qui m'avez fait mille biens sans me connoître, et à qui, malgré mon ingratitude naturelle, il ne m'en coûte rien d'être obligé. Je hais les grands; je hais leur état, leur dureté, leurs préjugés, leur petitesse, et tous leurs vices, et je les haïrois bien davantage si je les méprisois moins. C'est avec ce sentiment que j'ai été comme entrainé au château de Montmorency; j'en ai vu les maîtres, ils m'ont aimé, et moi, monsieur, je les ai aimés et les aimerai tant que je vivrai, de toutes les forces de mon âme : je donnerois pour eux, je ne dis pas ma vie, le don seroit foible dans l'état où je suis; je ne dis pas ma réputation parmi mes contemporains, dont je ne me soucie guère ; mais la seule gloire qui ait jamais touché mon cœur, l'honneur, que j'attends de la postérité, et qu'elle | plus agréable, vous me permettiez de pousser |