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LETTRES A M. DE MALESHERBES.

d'un coup d'épaule le château de Malesherbes | teau de Montmorency. Quoi qu'il en soit, me à demi-lieue de là, il me semble, monsieur, qu'en rêvant de cette manière je n'aurois de long-temps envie de m'éveiller.

Mais, c'en est fait, il ne me reste plus qu'à terminer le long rêve; car les autres sont désormais tous hors de saison; et c'est beaucoup, si je puis me promettre encore quelques-unes des heures délicieuses que j'ai passées au châ

voilà tel que je me sens affecté. Jugez-moi sur tout ce fatras, si j'en vaux la peine; car je n'y saurois mettre plus d'ordre, et je n'ai pas le courage de recommencer. Si ce tableau trop véridique m'ôte votre bienveillance, j'aurai cessé d'usurper ce qui ne m'appartenoit pas; mais, si je la conserve, elle m'en deviendra plus chère, comme étant plus à moi.

LES RÊVERIES

DU

PROMENEUR SOLITAIRE.

PREMIÈRE PROMENADE.

Rousseau se regarde comme isolé sur la terre. Il écrit ses Promenades pour servir de suite à ses Confessions. Il n'a pas, pour ses Rêveries, les mèmes inquiétudes qu'il a eues pour ses Dialogues et ses premières Confessions.

Me voici donc seul sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. Ils ont cherché, dans les raffinemens de leur haine, quel tourment pouvoit être le plus cruel à mon âme sensible, et ils ont brisé violemment tous les liens qui m'attachoient à eux. J'aurois aimé les hommes en dépit d'eux-mêmes: ils n'ont pu, qu'en cessant de l'être, se dérober à mon affection. Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi, puisqu'ils l'ont voulu. Mais moi, détaché d'eux et de tout, que suis-je moi-même? Voilà ce qui me reste à chercher. Malheureusement cette recherche doit être précédée d'un coup d'œil sur ma position: c'est une idée par laquelle il faut nécessairement que je passe pour arriver d'eux à moi.

hensible, où je n'aperçois rien du tout; et plus je pense à ma situation présente, et moins je puis comprendre où je suis.

Eh! comment aurois-je pu prévoir le destin qui m'attendoit? comment le puis-je concevoir encore aujourd'hui que j'y suis livré? Pouvoisje dans mon bon sens supposer qu'un jour moi, le même homme que j'étois, le même que je suis encore, je passerois, je serois tenu, sans le moindre doute, pour un monstre, un empoisonneur, un assassin; que je deviendrois l'horreur de la race humaine, le jouet de la canaille; que toute la salutation que me feroient les passans seroit de cracher sur moi; qu'une génération tout entière s'amuseroit d'un accord unanime à m'enterrer tout vivant? Quand cette étrange révolution se fit, pris au dépourvu, j'en fus d'abord bouleversé. Mes agitations, mon indignation, me plongèrent dans un délire qui n'a pas eu trop de dix ans pour se calmer; et, dans cet intervalle, tombé d'erreur en erreur, de faute en faute, de sottise en sottise, j'ai fourni, par mes imprudences, aux directeurs de ma destinée, autant d'instrumens qu'ils ont habilement mis en œuvre pour la fixer sans retour.

Depuis quinze ans et plus que je suis dans cette étrange position, elle me paroît encore un rève. Je m'imagine toujours qu'une indigesJe me suis débattu long-temps aussi violemtion me tourmente, que je dors d'un mauvais ment que vainement. Sans adresse, sans art, sommeil, et que je vais me réveiller, bien sou- sans dissimulation, sans prudence, franc, oulagé de ma peine, en me retrouvant avec mes vert, impatient, emporté, je n'ai fait, en me amis. Oui, sans doute, il faut que j'aie fait, débattant, que m'enlacer davantage, et leur sans que je m'en aperçusse, un saut de la veille donner incessamment de nouvelles prises qu'ils au sommeil, ou plutôt de la vie à la mort. Tiré, n'ont eu garde de négliger. Sentant enfin tous je ne sais comment, de l'ordre des choses, je mes efforts inutiles, et me tourmentant à pure me suis vu précipité dans un chaos incompré-perte, j'ai pris le seul parti qui me restoit à Qu'ai-je encore à craindre d'eux, puisque tout est fait? Ne pouvant plus empirer mon état, ils ne sauroient plus m'inspirer d'alarmes. L'inquiétude et l'effroi sont des maux dont ils m'ont pour jamais délivré: c'est toujours un soulagement. Les maux réels ont sur moi peu de prise; je prends aisément mon parti sur ceux que j'éprouve, mais non pas sur ceux que je crains. Mon imagination effarouchée les combine, les retourne, les étend, et les augmente. Leur attente me tourmente centnant mieux et les jugemens portés par celle-ci cet espoir qui m'a fait écrire mes Dialogues, Tout ce qui m'est extérieur m'est étranger et qui m'a suggéré mille folles tentatives pour désormais. Je n'ai plus, en ce monde, ni proles faire passer à la postérité. Cet espoir, quoi-chain, ni semblabes, ni frères. Je suis sur la que éloigné, tenoit mon âme dans la même agitation que quand je cherchois encore dans le siècle un cœur juste; et mes espérances, que j'avois beau jeter au loin, me rendoient également le jouet des hommes d'aujourd'hui. J'ai dit dans mes Dialogues sur quoi je fondois cette attente. Je me trompois. Je l'ai senti par bonheur assez à temps pour trouver encore, avant ma dernière heure, un intervalle de pleine quiétude et de repos absolu. Cet intervalle a commencé à l'époque dont je parle, et j'ai lieu de croire qu'il ne sera plus interrompu.

prendre, celui de me soumettre à ma destinée, sans plus regimber contre la nécessité. J'ai trouvé dans cette résignation le dédommagement de tous mes maux, par la tranquillité qu'elle me procure, et qui ne pouvoit s'allier avec le travail continuel d'une résistance aussi pénible qu'infructueuse.

Une autre chose a contribué à cette tranquillité. Dans tous les raffinemens de leur haine, mes persécuteurs en ont omis un que leur animosité leur a fait oublier; c'étoit d'en graduer si bien les effets, qu'ils pussent entretenir et renouveler mes douleurs sans cesse, en me portant toujours quelque nouvelle atteinte. S'ils avoient eu l'adresse de me laisser quelque lueur d'espérance, ils me tiendroient encore par-là. Ils pourroient faire encore de moi leur jouet par quelque faux leurre, et me navrer ensuite d'un tourment toujours nouveau par mon attente déçue. Mais ils ont d'avance épuisé toutes leurs ressources; en ne me laissant rien, ils se sont tout ôté à eux-mêmes. La diffamation, la dépression, la dérision, l'opprobre dont ils m'ont couvert, ne sont pas plus susceptibles d'augmentation que d'adoucissement; nous sommes également hors d'état, eux de les aggraver, et moi de m'y soustraire. Ils se sont tellement pressés de porter à son comble la mesure de ma misère, que toute la puissance humaine, aidée de toutes les ruses de l'enfer, n'y sauroit plus rien ajouter. La douleur physique elle-même, au lieu d'augmenter mes peines, y feroit diversion. En m'arrachant des cris, peut-être elle m'épargneroit des gémissemens, et les déchiremens de mon corps suspendroient ceux de mon cœur.

d'imaginaire, les réduit à leur juste valeur. Je les trouve alors beaucoup moindres que je me les étois figurés; et même, au milieu de ma souffrance, je ne laisse pas de me sentir soulagé. Dans cet état, affranchi de toute nouvelle crainte et délivré de l'inquiétude, de l'espérance, la seule habitude suffira pour me rendre de jour en jour plus supportable une situation que rien ne peut empirer; et à mesure que le sentiment s'en émousse par la durée, ils n'ont plus de moyen pour le ranimer. Voilà le bien que m'ont fait mes persécuteurs, en épuisant sans mesure tous les traits de leur animosité. Ils se sont ôté sur moi tout empire, et je puis désormais me moquer d'eux.

Il n'y a pas deux mois encore qu'un plein calme est rétabli dans mon cœur. Depuis longtemps je ne craignois plus rien, mais j'espérois encore; et cet espoir, tantôt bercé, tantôt frustré, étoit une prise par laquelle mille passions diverses ne cessoient de m'agiter. Un événement aussi triste qu'imprévu vient enfin d'effacer de mon cœur ce foible rayon d'espérance, et m'a fait voir ma destinée fixée à jamais sans retour ici-bas. Dès lors je me suis résigné sans réserve, et j'ai retrouvé la paix.

Sitôt que j'ai commencé d'entrevoir la trame dans toute son étendue, j'ai perdu pour jamais l'idée de ramener de mon vivant le public sur mon compte; et même ce retour, ne pouvant plus être réciproque, me seroit désormais bien inutile. Les hommes auroient beau revenir à moi, ils ne me retrouveroient plus. Avec le dédain qu'ils m'ont inspiré, leur commerce me seroit insipide et même à charge, et je suis cent fois plus heureux dans ma solitude, que je ne pourrois l'être en vivant avec eux. Ils ont arraché de mon cœur toutes les douceurs de la société. Elles n'y pourroient plus germer derechef à mon âge; il est trop tard. Qu'ils me fassent désormais du bien ou du mal, tout m'est indifférent de leur part; et, quoi qu'ils fassent, mes contemporains ne seront jamais rien pour moi.

Mais je comptois encore sur l'avenir, et j'espérois qu'une génération meilleure, exami

fois plus que leur présence, et la menace m'est plus terrible que le coup. Sitôt qu'ils arrivent, l'événement, leur ôtant tout ce qu'ils avoient

sur mon compte, et sa conduite avec moi, démêleroit aisément l'artifice de ceux qui la dirigent, et me verroit enfin tel que je suis. Cest

Il se passe bien peu de jours, que de nouvelles réflexions ne me confirment combien j'étois dans l'erreur de compter sur le retour du public, même dans un autre âge; puisqu'il est conduit, dans ce qui me regarde, par des guides qui se renouvellent sans cesse dans les corps qui m'ont pris en aversion. Les particuliers meurent; mais les corps collectifs ne meurent point. Les mêmes passions s'y perpétuent, et leur haine ardente, immortelle comme le démon qui l'inspire, a toujours la même activité. Quand tous mes ennemis particuliers seront morts, les médecins, les oratoriens vivront encore; et, quand je n'aurois pour persécuteurs que ces deux corps-là, je dois être sûr qu'ils ne laisseront pas plus de paix à ma mémoire après ma mort, qu'ils n'en laissent à ma personne de mon vivant. Peut-être, par trait de temps, les médecins, que j'ai réellement offensés, pourroient-ils s'apaiser: mais les oratoriens, que j'aimois, que j'estimois, en qui j'avois toute confiance, et que je n'offensai jamais; les oratoriens, gens d'église et demimoines, seront à jamais implacables; leur propre iniquité fait mon crime, que leur amourpropre ne me pardonnera jamais; et le public, dont ils auront soin d'entretenir et ranimer l'animosité sans cesse, ne s'apaisera pas plus qu'eux.

Tout est fini pour moi sur la terre. On ne peut plus m'y faire ni bien ni mal. Il ne me reste plus rien à espérer ni à craindre en ce monde, et m'y voilà tranquille au fond de l'abime, pauvre mortel infortuné, mais impas

sible comme Dieu même.

Τ. Ι.

terre comme dans une planète étrangère où je serois tombé de celle que j'habitois. Si je reconnois autour de moi quelque chose, ce ne sont que des objets affligeans et déchirans pour mon cœur, et je ne peux jeter les yeux sur ce qui me touche et m'entoure, sans y trouver toujours quelque sujet de dédain qui m'indigne, ou de douleur qui m'afflige. Écartons donc de mon esprit tous les pénibles objets dont je m'occuperois aussi douloureusement qu'inutilement. Seul pour le reste de ma vie, puisque je ne trouve qu'en moi la consolation, l'espérance et la paix, je ne dois ni ne veux plus m'occuper que de moi. C'est dans cet état que je reprends la suite de l'examen sévère et sincère que j'appelai jadis mes Confessions. Je consacre mes derniers jours à m'étudier moi-même et à préparer d'avance le compte que je ne tarderai pas à rendre de moi. Livrons-nous tout

entier à la douceur de converser avec mon âme, puisqu'elle est la seule que les hommes ne puissent m'ôter. Si, à force de réfléchir sur mes dispositions intérieures, je parviens à les mettre en meilleur ordre et à corriger le mal qui peut y rester, mes méditations ne seront pas entièrement inutiles, et, quoique je ne sois plus bon à rien sur la terre, je n'aurai pas toutà-fait perdu mes derniers jours. Les loisirs de mes promenades journalières ont souvent été remplis de contemplations charmantes dont j'ai regret d'avoir perdu le souvenir. Je fixerai par l'écriture celles qui pourront me venir encore; chaque fois que je les relirai m'en rendra la jouissance. J'oublierai mes malheurs, mes persécuteurs, mes opprobres, en songeant au prix qu'avoit mérité mon cœur.

Ces feuilles ne seront proprement qu'un informe journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question de moi, parce qu'un solitaire qui réfléchit s'occupe nécessairement beaucoup de lui-même. Du reste, toutes les idées étrangères qui me passent par la tête en me promenant y trouveront également leur place. Je dirai ce que j'ai pensé tout comme il m'est venu, et avec aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont d'ordinaire avec celles du lendemain. Mais il en résultera toujours une nouvelle connoissance de mon naturel et de mon humeur par celle des sentimens et des pensées dont mon esprit fait sa pâture journalière dans l'étrange état où je suis. Ces feuilles peuvent donc être regardées comme un appendice de mes Confessions; mais je ne leur en donne plus le titre, ne sentant plus rien à dire qui puisse le mériter. Mon cœur s'est purifié à la coupelle de l'adversité, et j'y trouve à peine, en le sondant avec soin, quelque reste de penchant répréhensible. Qu'aurois-je encore à confesser, quand toutes les affections terrestres en sont arrachées? Je n'ai pas plus à me louer qu'à me blåmer ; je suis nul désormais parmi les hommes, et c'est tout ce que je puis être, n'ayant plus avec eux de relation réelle, de véritable société. Ne pouvant plus faire aucun bien qui ne tourne à mal, ne pouvant plus agir sans nuire à autrui ou à moi-même, m'abstenir est devenu mon unique devoir, et je le remplis autant qu'il est en moi. Mais, dans ce désœuvrement du corps, mon âme est encore active, elle produit encore des sentimens, des pensées, et sa vie interne et morale semble encore s'être accrue par la mort de tout intérêt terrestre et temporel. Mon corps n'est plus pour moi qu'un embarras, qu'un obstacle, et je m'en dégage d'avance autant que je puis.

Une situation si singulière mérite assurément d'ètre examinée et décrite, et c'est à cet examen que je consacre mes derniers loisirs. Pour le faire avec succès, il y faudroit procéder avec ordre et méthode; mais je suis incapable de ce travail, et même il m'écarteroit de mon but, qui est de me rendre compte des

modifications de mon âme et de leurs succes

sions. Je ferai sur moi à quelque égard les opérations que font les physiciens sur l'air pour en connoître l'état journalier. J'appliquerai le baromètre à mon âme, et ces opérations bien dirigées et long-temps répétées me pourroient fournir des résultats aussi sûrs que les leurs. Mais je n'étends pas jusque-là mon entreprise. Je me contenterai de tenir le registre des opérations, sans chercher à les réduire en système. Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec un but tout contraire au sien; car il n'écrivoit ses Essais que pour les autres, et je n'écris mes rêveries que pour moi. Si dans mes plus vieux jours, aux approches du départ, je

reste, comme je l'espère, dans la même disposition où je suis, leur lecture me rappellera la douceur que je goûte à les écrire, et faisant renaitre ainsi pour moi le temps passé, doublera pour ainsi dire mon existence. En dépit des hommes je saurai goûter encore le charme de la société, et je vivrai décrépit avec moi dans un autre âge, comme je vivrois avec un moins vieux ami.

J'écrivois mes premières Confessions et mes Dialogues dans un souci continuel sur les moyens de les dérober aux mains rapaces de mes persécuteurs, pour les transmettre, s'il étoit possible, à d'autres générations. La même inquiétude ne me tourmente plus pour cet écrit; je sais qu'elle seroit inutile, et le désir d'être mieux connu des hommes s'étant éteint dans mon cœur n'y laisse qu'une indifférence profonde sur le sort de mes vrais écrits et des monumens de mon innocence, qui déjà peut-être ont été tous pour jamais anéantis. Qu'on épie ce que je fais, qu'on s'inquiète de ces feuilles, qu'on s'en empare, qu'on les supprime, qu'on les falsifie, tout cela m'est égal désormais. Je

ne les cache ni ne les montre. Si on me les enlève de mon vivant, on ne m'enlèvera ni le plaisir de les avoir écrites, ni le souvenir de leur contenu, ni les méditations solitaires dont elles sont le fruit, et dont la source ne peut s'éteindre qu'avec mon âme. Si dès mes premières calamités j'avois su ne point regimber contre ma destinée, et prendre le parti que je prends aujourd'hui, tous les efforts des hommes, toutes leurs épouvantables machines, eussent été sur moi sans effet, et ils n'auroient pas plus troublé mon repos par toutes leurs trames, qu'ils ne peuvent le troubler désormais par tous leurs succès; qu'ils jouissent à leur gré de mon opprobre, ils ne m'empêcheront pas de jouir de mon innocence, et d'achever mes jours en paix malgré eux.

SECONDE PROMENADE.

Rousseau s'aperçoit que ses forces l'abandonnent peu à peu. Il fait une chute à Ménil-Montant. Détails de cet accident funeste. Cris et effroi de sa femme à son arrivée chez lui. Il reçoit plusieurs visites d'une dame. Ses ennemis répandent le bruit de sa mort à la cour et à la ville. On veut ouvrir une souscription pour l'impression de ses manuscrits.

Ayant donc formé le projet de décrire l'état

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