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crets de mon cœur n'aient fait pencher la ba-pes que j'avois adoptés après une méditation si

lance du côté le plus consolant pour moi. On se défend difficilement de croire ce qu'on désire avec tant d'ardeur; et qui peut douter que l'intérêt d'admettre ou rejeter les jugemens de l'autre vie ne détermine la foi de la plupart des hommes sur leur espérance ou leur crainte? Tout cela pouvoit fasciner mon jugement, j'en conviens, mais non pas altérer ma bonne foi; car je craignois de me tromper sur toute chose. Si tout consistoit dans l'usage de cette vie, il m'importoit de le savoir, pour en tirer du moins le meilleur parti qu'il dépendroit de moi, tandis qu'il étoit encore temps, et n'être pas tout-à-fait dupe. Mais ce que j'avois le plus à redouter au monde, dans la disposition où je me sentois, étoit d'exposer le sort éternel de mon âme pour la jouissance des biens de ce monde, qui ne m'ont jamais paru d'un grand prix.

longue et si réfléchie, j'en ai fait la règle immuable de ma conduite et de ma foi, sans plus m'inquiéter ni des objections que je n'avois pu résoudre, ni de celles que je n'avois pu prévoir, et qui se présentoient nouvellement de temps à autre à mon esprit. Elles m'ont inquiété quelquefois, mais elles ne m'ont jamais ébranlé. Je me suis toujours dit: Tout cela ne sont que des arguties et des subtilités métaphysiques, qui ne sont d'aucun poids auprès des principes fondamentaux adoptés par ma raison, confirmés par mon cœur, et qui tous portent le sceau de l'assentiment intérieur dans le silence des passions. Dans des matières si supérieures à l'entendement humain, une objection que je ne puis résoudre renversera-t-elle tout un corps de doctrine si solide, si bien liée et formée avec tant de méditation et de soin, si bien appropriée à ma raison, à mon cœur, à tout mon être, et renforcée de l'assentiment intérieur que je sens manquer à toutes les autres? Non, de vaines argumentations ne détruiront jamais la convenance que j'aperçois entre ma nature immortelle et la constitution de ce monde, et l'ordre physique que j'y vois régner: j'y trouve dans l'ordre moral correspondant, et dont le système est le résultat de mes recherches, les appuis dont j'ai besoin pour supporter les misères de ma vie. Dans tout autre système je vivrois sans ressource, et je mourrois sans espoir; je serois la plus malheureuse des créatures. Tenons-nous-en donc à celui qui seul suffit pour me rendre

J'avoue encore que je ne levai pas toujours à ma satisfaction toutes ces difficultés qui m'avoient embarrassé, et dont nos philosophes avoient si souvent rebattu mes oreilles. Mais, résolu de me décider enfin sur des matières où l'intelligence humaine a si peu de prise, et trouvant de toutes parts des mystères impénétrables et des objections insolubles, j'adoptai dans chaque question le sentiment qui me parut le mieux établi directement, le plus croyable en lui-même, sans m'arrêter aux objections que je ne pouvois résoudre, mais qui se retorquoient par d'autres objections non moins fortes dans le système opposé. Le ton dogmatique sur ces matières ne convient qu'à des charla-heureux en dépit de la fortune et des hommes.

tans; mais il importe d'avoir un sentiment pour soi, et de le choisir avec toute la maturité de jugement qu'on y peut mettre. Si malgré cela nous tombons dans l'erreur, nous n'en saurions porter la peine en bonne justice, puisque nous n'en aurons point la coulpe. Voilà le principe inébranlable qui sert de base à ma sécurité.

Le résultat de mes pénibles recherches fut tel à peu près que je l'ai consigné depuis dans la Profession de foi du vicaire savoyard, ouvrage indignement prostitué et profané dans la génération présente, mais qui peut faire un jour révolution parmi les hommes, si jamais il y renaît du bon sens et de la bonne foi.

Depuis lors, resté tranquille dans les princi

Cette délibération et la conclusion que j'en tirai ne semblent-elles pas avoir été dictées par le ciel même pour me préparer à la destinée qui m'attendoit, et me mettre en état de la soutenir? Que serois-je devenu, que deviendrois-je encore dans les angoisses affreuses qui m'attendoient et dans l'incroyable situation où je suis réduit pour le reste de ma vie, si, resté sans asile où je pusse échapper à mes implacables persécuteurs, sans dédommagement des opprobres qu'ils me font essuyer en ce monde, et sans espoir d'obtenir jamais la justice qui m'est due, je m'étois vu livré tout entier au plus horrible sort qu'ait éprouvé sur la terre aucun mortel? Tandis que, tranquille dans Il est vrai qu'au milieu des outrages sans nombre et des indignités sans mesure dont je me sentois accablé de toutes parts, des inter-core, elles sont si rares et si rapides, qu'elles le mien, je ne pouvois préférer, par aucune morale secrète et cruelle, doctrine intérieure raison solide, des opinions qui, dans l'accable- de tous leurs initiés, à laquelle l'autre ne sert

mon innocence, je n'imaginois qu'estime et bienveillance pour moi parmi les hommes; tandis que mon cœur ouvert et confiant s'épanchoit avec des amis et des frères, les traitres m'enlaçoient, en silence, de rets forgés au fond des enfers. Surpris par les plus imprévus de tous les malheurs et les plus terribles pour une âme fière, trainé dans la fange sans jamais savoir par qui ni pourquoi, plongé dans un abîme d'ignominie, enveloppé d'horribles ténèbres à travers lesquelles je n'apercevois que de sinistres objets, à la première surprise je fus terrassé, et jamais je ne serois revenu de l'abattement où me jeta ce genre imprévu de malheurs, si je ne m'étois ménagé d'avance des forces pour me relever dans mes chutes.

Ce ne fut qu'après des années d'agitations que, reprenant enfin mes esprits et commençant de rentrer en moi-même, je sentis le prix des ressources que je m'étois ménagées pour l'adversité. Décidé sur toutes les choses dont il m'importoit de juger, je vis, en comparant mes maximes à ma situation, que je donnois aux insensés jugemens des hommes, et aux petits événemens de cette courte vie, beaucoup plus d'importance qu'ils n'en avoient; que cette vie, n'étant qu'un état d'épreuves, il importoit peu que ces épreuves fussent de telle ou telle sorte, pourvu qu'il en résultat l'effet auquel elles étoient destinées, et que, par conséquent, plus les épreuves étoient grandes, fortes, multipliées, plus il étoit avantageux de les savoir soutenir. Toutes les plus vives peines perdent leur force pour quiconque en voit le dédommagement grand et sûr; et la certitude de ce dédommagement étoit le principal fruit que j'avois retiré de mes méditations précédentes.

m'avoient déjà tourmenté. Ah! me disois-je alors dans des serremens de cœur prêts à m'étouffer, qui me garantira du désespoir, si, dans l'horreur de mon sort, je ne vois plus que des chimères dans les consolations que me fournissoit ma raison; si, détruisant ainsi son propre ouvrage, elle renverse tout l'appui d'espérance et de confiance qu'elle m'avoit ménagé dans l'adversité? Quel appui que des illusions qui ne bercent que moi seul au monde! Toute la génération présente ne voit qu'erreurs et préjugés dans les sentimens dont je me nourris seul : elle trouve la vérité, l'évidence dans le système contraire au mien; elle semble même ne pouvoir croire que je l'adopte de bonne foi; et moi-même, en m'y livrant de toute ma volonté, j'y trouve des difficultés insurmontables qu'il m'est impossible de résoudre, et qui ne m'empèchent pas d'y persister. Suis-je donc seul sage, seul éclairé, parmi les mortels? pour croire que les choses sont ainsi, suffit-il qu'elles me conviennent? puis-je prendre une confiance éclairée en des apparences qui n'ont rien de solide aux yeux du reste des hommes, et qui me sembleroient illusoires à moi-même si mon cœur ne soutenoit pas ma raison? N'eût-il pas mieux valu combattre mes persécuteurs à armes egales en adoptant leurs maximes, que de rester sur les chimères des miennes en proie à leurs atteintes sans agir pour les repousser? Je me crois sage, et je ne suis que dupe, victime et martyr d'une vaine erreur.

Combien de fois, dans ces momens de doute et d'incertitude, je fus prêt à m'abandonner au désespoir! Si jamais j'avois passé dans cet état un mois entier, c'étoit fait de ma vie et de moi. Mais ces crises, quoique autrefois assez fréquentes, ont toujours été courtes; et maintenant que je n'en suis pas délivré tout-à-fait en

valles d'inquiétude et de doutes venoient, de temps à autre, ébranler mon espérance et troubler ma tranquillité. Les puissantes objections que je n'avois pu résoudre se présentoient alors à mon esprit avec plus de force, pour achever de m'abattre précisément dans les momens où, surchargé du poids de ma destinée, j'étois prêt à tomber dans le découragement; souvent des argumens nouveaux, que j'entendois faire, me revenoient dans l'esprit à l'appui de ceux qui

n'ont pas même la force de troubler mon repos. Ce sont de légères inquiétudes qui n'affectent pas plus mon âme qu'une plume qui tombe dans la rivière ne peut altérer le cours de l'eau. J'ai senti que remettre en délibération les mêmes points, sur lesquels je m'étois ci-devant décidé, étoit me supposer de nouvelles lumières ou le jugement plus formé, ou plus de zèle pour la vérité que je n'avois lors de mes recherches; qu'aucun de ces cas n'étant ni ne pouvant être

que de masque, qu'ils suivent seule dans leur conduite, et qu'ils ont si habilement pratiquée à mon égard. Cette morale, purement offensive, ne sert point à la défense, et n'est bonne qu'à l'agression. De quoi me serviroit-elle dans l'état où ils m'ont réduit? Ma seule innocence me soutient dans les malheurs, et combien me rendrois-je plus malheureux encore, si, môtant cette unique mais puissante ressource, j'y substituois la méchanceté? Les atteindrois-je dans l'art de nuire? et, quand j'y réussirois, de quel mal me soulageroit celui que je leur pourrois faire? Je perdrois ma propre estime, et je ne gagnerois rien à la place.

ment du désespoir, ne me tentoient que pour augmenter ma misère, à des sentimens adoptés dans la vigueur de l'âge, dans toute la maturité de l'esprit, après l'examen le plus réfléchi, et dans des temps où le calme de ma vie ne me laissoit d'autre intérêt dominant que celui de connoître la vérité. Aujourd'hui que mon cœur, serré de détresse, mon âme affaissée par les ennuis, mon imagination effarouchée, ma tête troublée par tant d'affreux mystères dont je suis environné, aujourd'hui que toutes mes facultés, affoiblies par la vieillesse et les angoisses, ont perdu tout leur ressort, irai-je m'óter à plaisir toutes les ressources que je m'étois ménagées, et donner plus de confiance à ma raison déclinante pour me rendre injustement malheureux, qu'à ma raison pleine et vigoureuse pour me dédommager des maux que je souffre sans les avoir mérités? Non, je ne suis ni plus sage, ni mieux instruit, ni de meilleure foi, que quand je me décidai sur ces grandes questions: je n'ignorois pas alors les difficultés dont je me laisse troubler aujourd'hui; elles ne m'arrêtèrent pas, et s'il s'en présente quelques nouvelles dont on ne s'étoit pas encore avisé, ce sont les sophismes d'une subtile métaphysique, qui ne sauroient balancer les vérités éternelles admises de tous les temps, par tous les sages, reconnues par toutes les nations, et gravées dans le cœur humain en caractères ineffaçables. Je savois, en méditant sur ces matières, que l'entendement humain, circonscrit par les sens, ne les pouvoit embrasser dans toute leur étendue: je m'en tins donc à ce qui étoit à ma portée sans m'engager dans ce qui la passoit. Ce parti étoit raisonnable; je l'embrassai jadis, et m'y tins avec l'assentiment de mon cœur et de ma raison. Sur quel fondement y renoncerois-je aujourd'hui que tant de puissans motifs m'y doivent tenir attaché? quel danger vois-je à le suivre? quel profit trouverois-je à l'abandonner? En prenant la doctrine de mes persécuteurs prendrois-je aussi leur morale? cette morale sans racine et sans fruit, qu'ils étalent pompeusement dans des livres et dans quelque action d'éclat sur le théâtre, sans qu'il en pénètre jamais rien dans le cœur ni dans la raison; ou bien cette autre | âme et la remplir de tristesse. C'est alors qu'in

C'est ainsi que, raisonnant avec moi-même, je parvins à ne me laisser plus ebranler dans mes principes par des argumens captieux, par des objections insolubles, et par des difficultés qui passoient ma portée et peut-être celle de l'esprit humain. Le mien, restant dans la plus solide assiette que j'avois pu lui donner, s'accoutuma si bien à s'y reposer à l'abri de ma conscience, qu'aucune doctrine étrangère, ancienne ou nouvelle, ne peut plus l'émouvoir, ni troubler un instant mon repos. Tombé dans la langueur et l'appesantissement d'esprit, j'ai oublié jusqu'aux raisonnemens sur lesquels je fondois ma croyance et mes maximes; mais je n'oublierai jamais les conclusions que j'en ai tirées avec l'approbation de ma conscience et de ma raison, et je m'y tiens désormais. Que tous les philosophes viennent ergoter contre ; ils perdront leur temps et leurs peines: je me tiens, pour le reste de ma vie, en toute chose, au parti que j'ai pris quand j'étois plus en état de bien choisir.

Tranquille dans ces dispositions, j'y trouve, avec le contentement de moi, l'espérance et les consolations dont j'ai besoin dans ma situation: il n'est pas possible qu'une solitude aussi complète, aussi permanente, aussi triste en ellemême, l'animosité toujours sensible et toujours active de toute la génération présente, les indignités dont elle m'accable sans cesse, ne me jettent quelquefois dans l'abattement; l'espérance ébranlée, les doutes décourageans reviennent encore de temps à autre troubler mon capable des opérations de l'esprit, nécessaires | tache et me profite le plus. Ce fut la première pour me rassurer moi-même, j'ai besoin de me rappeler mes anciennes résolutions : les soins, l'attention, la sincérité de cœur, que j'ai mis à les prendre, reviennent alors à mon souvenir, et me rendent toute ma confiance. Je me refuse ainsi à toutes nouvelles idées comme à des erreurs funestes, qui n'ont qu'une fausse apparence, et ne sont bonnes qu'à troubler

won repos.

Ainsi retenu dans l'étroite sphère de mes anciennes connoissances, je n'ai pas, comme Solon, le bonheur de pouvoir m'instruire chaque jour en vieillissant, et je dois même me garantir du dangereux orgueil de vouloir apprendre ce que je suis désormais hors d'état de bien savoir. Mais s'il me reste peu d'acquisitions à espérer du côté des lumières utiles, il m'en reste de bien importantes à faire du côté des vertus nécessaires à mon état : c'est là qu'il seroit temps d'enrichir et d'orner mon âme d'un acquis qu'elle pût emporter avec elle, lorsque délivrée de ce corps qui l'offusque et l'aveugle, et voyant la vérité sans voile, elle apercevra la misère de toutes ces connoissances dont nos faux savans sont si vains, elle gémira des momens perdus en cette vie à les vouloir acquérir. Mais la patience, la douceur, la résignation, l'intégrité, la justice impartiale, sont un bien qu'on emporte avec soi, et dont on peut s'enrichir sans cesse, sans craindre que la mort même nous en fasse perdre le prix: c'est à cette unique et utile étude que je consacre le reste de ma vieillesse. Heureux si, par mes progrès sur moi-même, j'apprends à sortir de la vie, non meilleur, car cela n'est pas possible, mais plus vertueux que je n'y suis

entré!

QUATRIÈME PROMENADE.

Rousseau aime le bon Plutarque; c'est le livre qui lui profite le plus. Il a à se plaindre de l'abbé Royou. Il se rappelle un mensonge de sa jeunesse qui l'afflige beaucoup. Dissertation sur le mensonge et sur le Temple de Gnide. Portrait d'un homme vrai. Il répond mal à une question qu'on lui fait à table. Il a plus souvent gardé le silence sur le bien qu'il a fait que sur le mal. Exemples qu'il en donne.

Dans le petit nombre de livres que je lis quelquefois encore, Plutarque est celui qui m'at

lecture de mon enfance, ce sera la dernière de ma vieillesse : c'est presque le seul auteur que je n'ai jamais lu sans en tirer quelque fruit. Avant-hier, je lisois dans ses œuvres morales le traité, Comment on pourra tirer utilité de ses ennemis. Le même jour, en rangeant quelques brochures qui m'ont été envoyées par les auteurs, je tombai sur un des journaux de l'abbé Royou, au titre duquel il avoit mis ces paroles, vitam vero impendenti, Royou (*). Trop au fait des tournures de ces messieurs pour prendre le change sur celle-là, je compris qu'il avoit cru sous cet air de politesse me dire une cruelle contre-vérité; mais sur quoi fonde? Pourquoi ce sarcasme? Quel sujet y pouvoisje avoir donné? Pour mettre à profit les leçons du bon Plutarque, je résolus d'employer à m'examiner sur le mensonge, la promenade du lendemain, et j'y vins bien confirmé dans l'opinion déjà prise que le connois-toi toi-même du temple de Delphes n'étoit pas une maxime si facile à suivre que je l'avois cru dans mes Confessions.

Le lendemain, m'étant mis en marche pour exécuter cette résolution, la première idée qui me vint, en commençant à me recueillir, fut celle d'un mensonge affreux fait dans ma première jeunesse (**), dont le souvenir m'atroublé toute ma vie, et vient, jusque dans ma vieillesse, contrister encore mon cœur déjà navré de tant d'autres façons. Ce mensonge, qui fut un grand crime en lui-même, en dut être un plus grand encore par ses effets que j'ai toujours ignorés, mais que le remords m'a fait supposer aussi cruels qu'il étoit possible. Cependant, à ne consulter que la disposition où j'étois en le faisant ce mensonge ne fut qu'un fruit de la mauvaise honte; et, bien loin qu'il partit d'une intention de nuire à celle qui en fut la victime, je puis jurer à la face du ciel qu'à l'instant même où cette honte invincible me l'arrachoit, j'aurois donné tout mon sang

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avec joie pour en détourner l'effet sur moi | que l'on doit manifester. Il suit bien de cette

seul : c'est un délire que je ne puis expliquer, qu'en disant, comme je crois le sentir, qu'en cet instant mon naturel timide subjugua tous les vœux de mon cœur.

Le souvenir de ce malheureux acte, et les inextinguibles regrets qu'il m'a laissés m'ont inspiré pour le mensonge une horreur qui a dû garantir mon cœur de ce vice pour le reste de ma vie. Lorsque je pris ma devise je me sentois fait pour la mériter, et je ne doutois pas que je n'en fusse digne quand, sur le mot de l'abbé Royou, je commençai de m'examiner plus sérieusement.

Alors, en m'épluchant avec plus de soin, je fus bien surpris du nombre de choses de mon invention que je me rappelois avoir dites comme vraies dans le même temps où, fier en moimême de mon amour pour la vérité, je lui sacrifiois ma sûreté, mes intérêts, ma personne, avec une impartialité dont je ne connois nul autre exemple parmi les humains.

Ce qui me surprit le plus étoit qu'en me rappelant ces choses controuvées, je n'en sentois aucun vrai repentir. Moi dont l'horreur pour la fausseté n'a rien dans mon cœur qui la balance, moi qui braverois les supplices s'il les falloit éviter par un mensonge, par quelle bizarre inconséquence mentois-je ainsi de gaité de cœur sans nécessité, sans profit, et par quelle inconcevable contradiction n'en sentoisje pas le moindre regret, moi que le remords d'un mensonge n'a cessé d'affliger pendant cinquante ans! Je ne me suis jamais endurci sur mes fautes: l'instinct moral m'a toujours bien conduit, ma conscience a gardé sa première intégrité; et quand même elle se seroit altérée en se pliant à mes intérêts, comment, gardant toute sa droiture dans les occasions où l'homme, forcé par ses passions, peut au moins s'excuser sur sa foiblesse, la perd-elle uniquement dans les choses indifférentes où le vice n'a point d'excuse? Je vis que de la solution de ce problème dépendoit la justesse du jugement que j'avois à porter en ce point sur moi-même; et, après l'avoir bien examiné, voici de quelle manière je parvins à me l'expliquer.

Je me souviens d'avoir lu dans un livre de philosophie que mentir c'est cacher une vérité

définition que taire une vérité, qu'on n'est pas obligé de dire, n'est pas mentir: mais celui qui, non content en pareil cas de ne pas dire la vérité, dit le contraire, ment-il alors, ou ne ment-il pas ? Selon la définition, l'on ne sauroit dire qu'il ment; car s'il donne de la fausse monnoie à un homme auquel il ne doit rien, il trompe cet homme, sans doute, mais il ne le vole pas.

Il se présente ici deux questions à examiner, très-importantes l'une et l'autre : la première, quand et comment on doit à autrui la vérité, puisqu'on ne la doit pas toujours; la seconde, s'il est des cas où l'on puisse tromper innocemment. Cette seconde question est très-décidée, je le sais bien: négativement dans les livres, où la plus austère morale ne coûte rien à l'auteur; affirmativement dans la société, où la morale des livres passe pour un bavardage impossible à pratiquer. Laissons donc ces autorités qui se contredisent, et cherchons, par mes propres principes, à résoudre pour moi ces questions.

La vérité générale et abstraite est le plus précieux de tous les biens : sans elle l'homme est aveugle; elle est l'œil de la raison. C'est par elle que l'homme apprend à se conduire, à être ce qu'il doit être, à faire ce qu'il doit faire, à tendre à sa véritable fin. La vérité particulière et individuelle n'est pas toujours un bien; elle est quelquefois un mal, très-souvent une chose indifférente. Les choses qu'il importe à un homme de savoir, et dont la connoissance est nécessaire à son bonheur, ne sont peutêtre pas en grand nombre; mais en quelque nombre qu'elles soient, elles sont un bien qui lui appartient, qu'il a droit de réclamer partout où il le trouve, et dont on ne peut le frustrer sans commettre le plus inique de tous les vols, puisqu'elle est de ces biens communs à tous, dont la communication n'en prive point celui qui le donne.

Quant aux vérités qui n'ont aucune sorte d'utilité, ni pour l'instruction ni dans la pratique, comment seroient-elles un bien dù, puisqu'elles ne sont pas même un bien? et puisque la propriété n'est fondée que sur l'utilité, où il n'y a point d'utilité possible il ne peut y avoir de propriété. On peut réclamer un terrain

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