Images de page
PDF
ePub

tendre, à cause du bruit que des chariots fai- | que je pensois juste, et sûrement elle avoit

soient dans la rue. Elle se mettoit toujours bien : ce jour-là sa parure approchoit de la coquetterie. Son attitude étoit gracieuse, sa tête un peu baissée, laissoit voir la blancheur de son cou; ses cheveux relevés avec élégance étoient ornés de fleurs. Il régnoit dans toute sa figure un charme que j'eus le temps de considérer, et qui me mit hors de moi. Je me jetai à genoux à l'entrée de la chambre, en tendant les bras vers elle d'un mouvement passionné, bien sûr qu'elle ne pouvoit m'entendre, et ne pensant pas qu'elle pût me voir: mais il y avoit à la cheminée une glace qui me trahit. Je ne sais quel effet ce transport fit sur elle: elle ne me regarda point, ne me parla point; mais, tournant à demi la tête, d'un simple mouvement de doigt elle me montra la natte à ses pieds. Tressaillir, pousser un cri, m'élancer à la place qu'elle m'avoit marquée, ne fut pour moi qu'une même chose : mais ce qu'on auroit peine à croire, est que dans cet état je n'osai rien entreprendre au-delà, ni dire un seul mot, ni lever les yeux sur elle, ni la toucher même, dans une attitude aussi contrainte, pour m'appuyer un instant sur ses genoux. J'étois muet, immobile, mais non pas tranquille assurément: tout marquoit en moi l'agitation, la joie, la reconnoissance, les ardens désirs incertains dans leur objet, et contenus par la frayeur de déplaire sur laquelle mon jeune cœur ne pouvoit se rassurer.

trop d'esprit pour ne pas voir qu'un novice tel que moi avoit besoin non-seulement d'être encouragé, mais d'être instruit.

Je ne sais comment eût fini cette scène vive et muette, ni combien de temps j'aurois demeuré immobile dans cet état ridicule et délicieux, si nous n'eussions été interrompus. Au plus fort de mes agitations, j'entendis ouvrir la porte de la cuisine qui touchoit la chambre où nous etions, et madame Basile alarmée me dit vivement de la voix et du geste: Levezvous, voici Rosina. En me levant en håte, je saisis une main qu'elle me tendoit, et j'y appliquai deux baisers brûlans, au second desquels je sentis cette charmante main se presser un peu contre mes lèvres. De mes jours je n'eus un si doux moment: mais l'occasion que j'avois perdue ne revint plus, et nos jeunes amours en restèrent là.

C'est peut-être pour cela même que l'image de cette aimable femme est restée empreinte au fond de mon cœur en traits si charmans. Elle s'y est même embellie à mesure que j'ai mieux connu le monde et les femmes. Pour peu qu'elle eût eu d'expérience, elle s'y fût prise autrement pour animer un petit garçon : mais si son cœur étoit foible, il étoit honnête; elle cédoit involontairement au penchant qui l'entraînoit: c'étoit, selon toute apparence, sa première infidélité, et j'aurois peut-être eu plus à faire à vaincre sa honte que la mienne. Sans en étre venu là, j'ai goûté près d'elle des douceurs inexprimables. Rien de tout ce que m'a fait sentir la possession des femmes ne vaut les deux minutes que j'ai passées à ses pieds sans même oser toucher à sa robe. Non, il n'y a point de jouissances pareilles à celles que peut donner une honnête femme qu'on aime; tout est faveur auprès d'elle. Un petit signe du doigt, une main légèrement pressée contre ma bouche, sont les seules faveurs que je reçus jamais de madame Basile, et le souvenir de ces faveurs si légères me transporte encore en y pensant.

Elle ne paroissoit ni plus tranquille ni moins timide que moi. Troublée de me voir là, interdite de m'y avoir attiré, et commençant à sentir toute la conséquence d'un signe parti sans doute avant la réflexion, elle ne m'accueilloit ni ne me repoussoit; elle n'ôtoit pas les yeux de dessus son ouvrage, elle tâchoit de faire comme si elle ne m'eût pas vu à ses pieds: mais toute ma bêtise ne m'empêchoit pas de juger qu'elle partageoit mon embarras, peut-être mes désirs, et qu'elle étoit retenue par une honte semblable à la mienne, sans que cela me donnât la force de la surmonter. Cinq ou six ans qu'elle avoit de plus que moi devoient, selon moi, mettre de son côté toute la hardiesse, et je me disois que puisqu'elle ne faisoit rien pour exciter la mienne, elle ne vouloit pas que j'en eusse. Même encore aujourd'hui je trouve | l'ordinaire; et je crois qu'elle évitoit mes re

Les deux jours suivans j'eus beau guetter un nouveau tête-à-tête, il me fut impossible d'en trouver le moment, et je n'aperçus de sa part aucun soin pour le ménager. Elle eut même le maintien, non plus froid, mais plus retenu qu'à gards de peur de ne pouvoir assez gouverner | confiance. Madame Basile, sans attendre ma

réponse, lui dit séchement que je lui étois obligé de ses offres, qu'elle espéroit que la fortune favoriseroit enfin mon mérite, et que ce seroit

qu'un commis.

Elle m'avoit dit plusieurs fois qu'elle vouloit me faire faire une connoissance qui pourroit m'être utile. Elle pensoit assez sagement pour sentir qu'il étoit temps de me détacher d'elle. Nos muettes déclarations s'étoient faites le jeudi. Le dimanche elle donna un dîner, où je me trouvai et où se trouva aussi un jacobin de bonne mine auquel elle me présenta. Le moine me traita très-affectueusement, me felicita sur ma conversion, et me dit plusieurs choses sur mon histoire qui m'apprirent qu'elle la lui avoit détaillée; puis, me donnant deux petits coups d'un revers de main sur la joue, il me dit d'être sage, d'avoir bon courage, et de l'aller voir, que nous causerions plus à loisir ensemble. Je jugeai, par les égards que tout le monde avoit pour lui, que c'étoit un homme de considération, et par le ton paternel qu'il prenoit avec madame Basile, qu'il étoit son confesseur. Je me rappelle bien aussi que sa décente familiarité étoit mèlée de marques d'estime et même de respect pour sa pénitente, qui me firent alors moins d'impression qu'elles ne m'en font aujourd'hui. Sij'avois eu plus d'intelligence, combien j'eusse été touché d'avoir pu rendre sensible une jeune femme respectée par son confesseur !

les siens. Son maudit commis fut plus désolant que jamais: il devint même railleur, goguenard; il me dit que je ferois mon chemin près des dames. Je tremblois d'avoir commis quel-grand dommage qu'avec tant d'esprit je ne fusse que indiscrétion; et, me regardant déjà comme d'intelligence avec elle, je voulus couvrir du mystère un goût qui jusqu'alors n'en avoit pas grand besoin. Cela me rendit plus circonspect à saisir les occasions de le satisfaire; et à force de les vouloir sûres, je n'en trouvai plus du tout. Voici encore une autre folie romanesque dont jamais je n'ai pu me guérir, et qui, jointe à ma timidité naturelle, a beaucoup démenti les prédictions du commis. J'aimois trop sincèrement, trop parfaitement, j'ose dire, pour pouvoir aisément étre heureux. Jamais passions ne furent en même temps plus vives et plus pures que les miennes; jamais amour ne fut plus tendre, plus vrai, plus désintéressé. J'aurois mille fois sacrifié mon bonheur à celui de la personne que j'aimois; sa réputation m'étoit plus chère que ma vie, et jamais pour tous les plaisirs de la jouissance je n'aurois voulu compromettre un moment son repos. Cela m'a fait apporter tant de soins, tant de secret, tant de precaution dans mes entreprises, que jamais aucune n'a pu réussir. Mon peu de succès près des femmes est toujours venu de les trop aimer. Pour revenir au flûteur Égiste, ce qu'il y avoit de singulier étoit qu'en devenant plus insupportable, le traître sembloit devenir plus complaisant. Dès le premier jour que sa dame m'avoit pris en affection, elle avoit songé à me rendre utile dans le magasin. Je savois passablement l'arithmétique; elle lui avoit proposé de m'apprendre à tenir les livres: mais mon bourru reçut très-mal la proposition, craignant peut-être d'être supplanté. Ainsi tout mon travail après mon burin étoit de transcrire quelques Comptes et mémoires, de mettre au net quelques livres, et de traduire quelques lettres de commerce d'italien en françois. Tout d'un coup mon homme s'avisa de revenir à la proposition faite et rejetée, et dit qu'il m'apprendroit les comptes à parties doubles, et qu'il vouloit me mettre en état d'offrir mes services à M. Basile quand il seroit de retour. Il y avoit dans son ton, dans son air, je ne sais quoi de faux, de malin, d'ironique, qui ne me donnoit pas de la

La table ne se trouva pas assez grande pour le nombre que nous étions : il en fallut une petite où j'eus l'agréable tête-à-tête (a) de monsieur le commis. Je n'y perdis rien du côté des attentions et de la bonne chère; il y eut bien des assiettes envoyées à la petite table, dont l'intention n'étoit sûrement pas pour lui. Tout alloit très-bien jusque-là: les femmes étoient fort gaies, les hommes fort galans; madame Basile faisoit ses honneurs avec une grâce charmante. Au milieu du dîner, l'on entend arrêter M. Basile. Je le vois comme s'il entroit actuelleune chaise à la porte; quelqu'un monte, c'est ment, en habit d'écarlate à boutons d'or, couleur que j'ai prise en aversion depuis ce jour-là. M. Basile étoit un grand et bel homme qui se

(a) VAR. l'agréable vis-à-vis.

présentoit très-bien. Il entre avec fracas, et de l'air de quelqu'un qui surprend son monde, quoiqu'il n'y eût là que de ses amis. Sa femme lui saute au cou, lui prend les mains, lui fait mille caresses qu'il reçoit sans les lui rendre. Il salue la compagnie, on lui donne un couvert, il mange. A peine avoit-on commencé de parler de son voyage, que, jetant les yeux sur la petite table, il demande d'un ton sévère ce que c'est que ce petit garçon qu'il aperçoit là. Madame Basile le lui dit tout naïvement. Il demande si je loge dans la maison. On lui dit que non. Pourquoi non? reprend-il grossièrement: puisqu'il s'y tient le jour, il peut bien y rester la nuit. Le moine prit la parole; et, après un éloge grave et vrai de madame Basile, il fit le mien en peu de mots; ajoutant que, loin de blàmer la pieuse charité de sa femme, il devoit s'empresser d'y prendre part, puisque rien n'y passoit les bornes de la discrétion. Le mari répliqua d'un ton d'humeur, dont il cachoit la moitié, contenu par la présence du moine, mais qui suffit pour me faire sentir qu'il avoit des instructions sur mon compte, et que le commis m'avoit servi de sa façon.

A peine étoit-on hors de table, que celui-ci, dépêché par son bourgeois, vint en triomphe me signifier de sa part de sortir à l'instant de chez lui et de n'y remettre les pieds de ma vie. Il assaisonna sa commission de tout ce qui pouvoit la rendre insultante et cruelle. Je partis sans rien dire, mais le cœur navré, moins de quitter cette aimable femme, que de la laisser en proie à la brutalité de son mari. Il avoit raison sans doute de ne vouloir pas qu'elle fùt infidèle; mais, quoique sage et bien née, elle étoit Italienne, c'est-à-dire sensible et vindicative; et il avoit tort, ce me semble, de prendre avec elle les moyens les plus propres à s'attirer le malheur qu'il craignoit.

Malheureusement je ne savois pas son nom. Je rôdai plusieurs fois inutilement autour du couvent, pour tâcher dele rencontrer. Enfin d'autres événemens m'ôtèrent les charmans souvenirs de madame Basile, et dans peu je l'oubliai si bien, qu'aussi simple et aussi novice qu'auparavant, je ne restai pas même affriandé de jolies femmes.

Cependant ses libéralités avoient un peu remonté mon petit équipage, très-modestement toutefois, et avec la précaution d'une femme prudente, qui regardoit plus à la propreté qu'à la parure, et qui vouloit m'empêcher de souffrir, et non pas me faire briller. Mon habit que j'avois apporté de Genève, étoit bon et portable encore; elle y ajouta seulement un chapeau et quelque linge. Je n'avois point de manchettes; elle ne voulut point m'en donner, quoique j'en eusse bonne envie. Elle se contenta de me mettre en état de me tenir propre, et c'est un soin qu'il ne fallut pas me recommander, tant que je parus devant elle.

Peu de jours après ma catastrophe, mon hôtesse, qui, comme j'ai dit, m'avoit pris en amitié, me dit qu'elle m'avoit peut-être trouvé une place, et qu'une dame de condition vouloit me voir. A ce mot, je me crus tout de bon dans les hautes aventures: car j'en revenois toujours là. Celle-ci ne se trouva pas aussi brillante que je me l'étois figurée. Je fus chez cette dame avec le domestique qui lui avoit parlé de moi. Elle m'interrogea, m'examina : je ne lui déplus pas; et tout de suite j'entrai à son service, non pas tout-à-fait en qualité de favori, mais en qualité de laquais. Je fus vêtu de la couleur de ses gens; la seule distinction fut qu'ils portoient l'aiguillette, et qu'on ne me la donna pas: comme il n'y avoit point de galons à sa livrée, cela faisoit à peu près un habit bourgeois. Voilà le terme inattendu auquel aboutirent enfin toutes mes grandes espé

rances.

Tel fut le succès de ma première aventure. Je voulus essayer de repasser deux ou trois fois dans la rue pour revoir au moins celle que mon cœur regrettoit sans cesse; mais au lieu d'elle je ne vis que son mari et le vigilant commis, qui, m'ayant aperçu, me fit, avec l'aune de la boutique, un geste plus expressif qu'attirant. Me voyant si bien guetté, je perdis cou-accent si pur. Elle étoit entre deux âges, d'une

rage, et n'y passai plus. Je voulus aller voir au moins le patron qu'elle m'avoit ménagé.

Madame la comtesse de Vercellis, chez qui j'entrai, étoit veuve et sans enfans: son mari étoit Piémontois; pour elle, je l'ai toujours crue Savoyarde, ne pouvant imaginer qu'une Piémontoise parlat si bien françois et eût un figure fort noble, d'un esprit orné, aimant la littérature françoise, et s'y connoissant. Elle écrivoit beaucoup, et toujours en françois. Ses lettres avoient le tour et presque la grâce de celles de madame de Sévigné; on auroit pu s'y tromper à quelques-unes. Mon principal emploi, et qui ne me déplaisoit pas, étoit de les ecrire sous sa dictée, un cancer au sein, qui la faisoit beaucoup souffrir, ne lui permettant plus d'écrire elle-même.

Madame de Vercellis avoit non-seulement beaucoup d'esprit, mais une âme élevée et forte. J'ai suivi sa dernière maladie; je l'ai vue souffrir et mourir sans jamais marquer un instant de foiblesse, sans faire le moindre effort pour se contraindre, sans sortir de son rôle de femme, et sans se douter qu'il y eût à cela de la philosophie; mot qui n'étoit pas encore à la mode, et qu'elle ne connoissoit même pas dans le sens qu'il porte aujourd'hui. Cette force de caractère alloit quelquefois jusqu'à la sécheresse. Elle m'a toujours paru aussi peu sensible pour autrui que pour elle-même; et quand elle faisoit du bien aux malheureux, c'étoit pour faire ce qui étoit bien en soi, plutôt que par une véritable commisération. J'ai un peu eprouvé de cette insensibilitépendantles - trois mois que j'ai passés auprès d'elle. Il étoit naturel qu'elle prit en affection un jeune homme de quelque espérance, qu'elle avoit incessamment sous les yeux, et qu'elle songeat, se sentant mourir, qu'après elle il auroit besoin de secours et d'appui : cependant, soit qu'elle ne me jugeât pas digne d'une attention particulière, soit que les gens qui Tobsédoient ne lui aient permis de songer qu'à eux, elle ne fit rien pour moi.

Je me rappelle pourtant fort bien qu'elle avoit marqué quelque curiosité de me connoitre. Elle m'interrogeoit quelquefois; elle étoit bien aise que je lui montrasse les lettres que j'ecrivois à madame de Warens, que je lui rendisse compte de mes sentimens; mais elle ne s'y prenoit assurément pas bien pour les connoître, en ne me montrant jamais les siens. Mon cœur aimoit à s'épancher, pourvu qu'il sentit que c'étoit dans un autre. Des interrogations sèches et froides, sans aucun signe d'approbation ni de blâme sur mes réponses, ne me donnoient aucune confiance. Quand rien ne m'apprenoit si mon babil plaisoit ou dplaisoit, j'étois toujours en crainte, et je

cherchois moins à montrer ce que je pensois qu'à ne rien dire qui pût me nuire. J'ai remarqué depuis que cette manière sèche d'interroger les gens pour les connoître est un tic assez commun chez les femmes qui se piquent d'esprit. Elles s'imaginent qu'en ne laissant point paroître leur sentiment elles parviendront à mieux pénétrer le vôtre; mais elles ne voient pas qu'elles ôtent par là le courage de le montrer. Un homme qu'on interroge commence par cel seul à se mettre en garde; et s'il croit que, sans prendre à lui un véritable intérêt, on ne veut que le faire jaser, il ment ou se tait, ou redouble d'attention sur luimême, et aime encore mieux passer pour un sot que d'être dupe de votre curiosité. Enfin c'est toujours un mauvais moyen de lire dans le cœur des autres que d'affecter de cacher le sien.

Madame de Vercellis ne m'a jamais dit un mot qui sentît l'affection, la pitié, la bienveillance. Elle m'interrogeoit froidement; je répondois avec réserve. Mes réponses étoient si timides qu'elle dut les trouver basses et s'en ennuya. Sur la fin elle ne me questionnoit plus, ne me parloit plus que pour son service. Elle me jugea moins sur ce que j'étois que sur ce qu'elle m'avoit fait, et à force de ne voir en moi qu'un laquais, elle m'empêcha de lui paroître autre chose.

Je crois que j'éprouvai dès-lors ce jeu malin des intérêts cachés qui m'a traversé toute ma vie, et qui m'a donné une aversion bien naturelle pour l'ordre apparent qui les produit. Madame de Vercellis, n'ayant point d'enfans, avoit pour héritier son neveu, le comte de La Roque qui lui faisoit assidûment sa cour. Outre cela ses principaux domestiques, qui la voyoient tirer à sa fin, ne s'oublioient pas, et il y avoit tant d'empressés autour d'elle, qu'il étoit difficile qu'elle eût du temps pour penser à moi. A la tête de sa maison étoit un nommé M. Lorenzi, homme adroit, dont la femme, encore plus adroite, s'étoit tellement insinuée dans les bonnes grâces de sa maîtresse, qu'elle étoit plutôt chez elle sur le pied d'une amie que d'une femme à ses gages. Elle lui avoit donné pour femme de chambre une nièce à elle appelée mademoiselle Pontal, fine mouche, qui se donnoit des airs de demoiselle suivante, et aidoit sa tante à obséder si leurs yeux et n'agissoit que par leurs mains. Je n'eus pas le bonheur d'agréer à ces trois personnes : je leur obéissois, mais je ne les servois pas; je n'imaginois pas qu'outre le service de notre commune maîtresse je dusse être encore levalet deses valets. J'étois d'ailleurs une espèce de personnage inquiétant pour eux. Ils voyoient bien que je n'étois pas à ma place; ils craignoient que madame ne le vit aussi, et que ce qu'elle feroit pour m'y mettre ne diminuât leurs portions: car ces sortes de gens, trop avides pour être justes, regardent tous les legs qui sont pour d'autres comme pris sur leur propre bien. Ils se réunirent donc pour m'écarter de ses yeux. Elle aimoit à écrire des lettres; c'étoit un amusement pour elle dans son état : ils l'en dégoûtèrent et l'en firent détourner par le médecin, en la persuadant que cela la fatiguoit. Sous prétexte que je n'entendois pas le service, on employoit au lieu de moi deux gros manans de porteurs de chaises autour d'elle : enfin l'on fit si bien, que, quand elle fit son testament, il y avoit huit jours que je n'étois entré dans sa chambre. Il est vrai qu'après cela j'y entrai comme auparavant; et j'y fus même plus assidu que personne, car les douleurs de cette pauvre femme me déchiroient; la constance avec laquelle elte les souffroit melarendoit extrêmement respectable et chère, et j'ai bien versé, dans sa chambre, des larmes sincères, sans qu'elle ni personne s'en aperçùt.

bien leur maîtresse, qu'elle ne voyoit que par | bas domestiques; mais, n'étant point couché

sur l'état de sa maison, je n'eus rien. Cependant le comte de La Roque me fit donner trente livres, et me laissa l'habit neuf que j'avois sur le corps, et que M. Lorenzi vouloit m'ôter. II promit même de chercher à me placer et me permit de l'aller voir. J'y fus deux ou trois fois sans pouvoir lui parler. J'étois facile à rebuter, je n'y retournai plus. On verra bientôt que j'eus tort.

Que n'ai-je achevé tout ce que j'avois à dire de mon séjour chez madame de Vercellis! Mais, bien que mon apparente situation demeurât la même, je ne sortis pas de sa maison comme j'y étois entré. J'en emportai les longs souvenirs du crime et l'insupportable poids des remords dont, au bout de quarante ans, ma conscience est encore chargée, et dont l'amer sentiment, loin de s'affoiblir, s'irrite à mesure que je vieillis. Qui croiroit que la faute d'un enfant pût avoir des suites aussi cruelles ? C'est de ces suites plus que probables que mon cœur ne sauroit se consoler. J'ai peut-être fait périr dans l'opprobre et dans la misère une fille aimable, honnète, estimable, et qui sûrement valoit beaucoup mieux que moi.

Il est bien difficile que la dissolution d'un ménage n'entraîne un peu de confusion dans la maison, et qu'il ne s'égare bien des choses : cependant, telle étoit la fidélité des domestiques et la vigilance de monsieur et madame Lorenzi, que rien ne se trouva de manque sur l'inventaire. La seule mademoiselle Pontal perdit un petit ruban couleur de rose et argent dejà vieux (*). Beaucoup d'autres meilleures choses étoient à ma portée; ce ruban seul me tenta, je le võlai; et comme je ne le cachois

Nous la perdimes enfin. Je la vis expirer. Sa vie avoit été celle d'une femme d'esprit et de sens; sa mort fut celle d'un sage. Je puis dire qu'elle me rendit la religion catholique aimable par la sérénité d'ame avec laquelle elle en remplit les devoirs sans négligence et sans affectation. | guère, on me le trouva bientôt. On voulut sa

Elle étoit naturellement sérieuse. Sur la fin de sa maladie elle prit une sorte de gaité trop égale pour être jouée, et qui n'étoit qu'un contrepoids donné par la raison même contre la tristesse de son état. Elle ne garda le lit que les deux derniers jours, et ne cessa de s'entretenir paisiblement avec tout le monde. Enfin, ne parlant plus, et déjà dans les combats de l'agonie, elle fit un gros pet. Bon! dit-elle en se retournant, femme qui pette n'est pas morte. Ce furent les derniers mots qu'elle prononça.

Elle avoit légué un an de leurs gages à ses

voir où je l'avois pris. Je me trouble, je balbutie, et enfin je dis, en rougissant, que c'est Marion qui me l'a donné. Marion étoit une jeune Mauriennoise dont madame de Vercellis avoit fait sa cuisinière, quand, cessant de donner à manger, elle avoit renvoyé la sienne, ayant plus besoin de bons bouillons que de ra

(*) Dans son histoire de Rousseau, M. Musset-Pathay rapporte qu'en 1818, un homme de lettres, qu'il ne nomme pas. disoit être certain qu'il s'agissoit ici d'un diamant, et non pas d'un ruban. Cette accusation, appuyée sur des témoignages impossibles à vérifier, étoit trop absurde pour étre réfutée sé rieusement. Nous ne nous y arrêterons pas davantage.

« PrécédentContinuer »