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quoique stérile, parce qu'on peut au moins habiter sur le sol; mais qu'un fait oiseux, indifférent à tous égards et sans conséquence pour personne, soit vrai ou faux, cela n'intéresse qui que ce soit. Dans l'ordre moral rien n'est inutile, non plus que dans l'ordre physique: rien ne peut être dù de ce qui n'est bon à rien; pour qu'une chose soit due, il faut qu'elle soit ou puisse être utile. Ainsi, la vérité due est celle qui intéresse la justice, et c'est profaner ce nom sacré de vérité que de l'appliquer aux choses vaines dont l'existence est indifférente à tous, et dont la connoissance est inutile à tout. La vérité, dépouillée de toute espèce d'utilité même possible, ne peut donc pas être une chose due; et, par conséquent, celui qui la tait ou la déguise ne ment point.

Mais est-il de ces vérités si parfaitement stériles qu'elles soient de tout point inutiles à tout? C'est un autre article à discuter, et auquel je reviendrai tout à l'heure. Quant à présent, passons à la seconde question.

particulier est presque toujours en opposition avec l'intérêt public. Comment se conduire en pareil cas? Faut-il sacrifier l'utilité de l'absent à celle de la personne à qui l'on parle? faut-il taire ou dire la vérité qui, profitant à l'un, nuit à l'autre? faut-il peser tout ce que l'on doit dire à l'unique balance du bien public, ou à celle de la justice distributive? et suis-je assuré de connoître assez tous les rapports de la chose pour ne dispenser les lumières dont je dispose que sur les règles de l'équité? De plus, en examinant ce qu'on doit aux autres, ai-je examiné suffisamment ce qu'on se doit à soimême, ce qu'on doit à la vérité pour elle seule? Si je ne fais aucun tort à un autre en le trompant, s'ensuit-il que je ne m'en fasse point à moi-même, et suffit-il de n'être jamais injuste pour être toujours innocent?

Que d'embarrassantes discussions dont il seroit aisé de se tirer en se disant : Soyons toujours vrais, au risque de tout ce qui en peut arriver. La justice elle-même est dans la vérité des choses: le mensonge est toujours iniquité, l'erreur est toujours imposture, quand on donne ce qui n'est pas pour la règle de ce qu'on doit faire ou croire; et, quelque effet qui ré sulte de la vérité, on est toujours inculpable quand on l'a dite, parce qu'on n'y a rien mis du sien.

Ne pas dire ce qui est vrai, et dire ce qui est faux, sont deux choses très-différentes, mais dont peut néanmoins résulter le même effet, car ce résultat est assurément bien le même toutes les fois que cet effet est nul. Partout où la vérité est indifférente, l'erreur contraire est indifférente aussi : d'où il suit qu'en pareil cas celui qui trompe en disant le contraire de la vérité n'est pas plus injuste que celui qui trompe en ne la déclarant pas; car, en fait de vérités inutiles, l'erreur n'a rien de pire que l'ignorance, Que je croye le sable qui est au fond de la mer blanc ou rouge, cela ne m'importe pas plus que d'ignorer de quelle couleur il est. Comment pourroit-on être injuste en ne nuisant à personne, puisque l'injustice ne con-ment. Ce dont il s'agit est donc de chercher siste que dans le tort fait à autrui?

Mais c'est là trancher la question sans la résoudre: il ne s'agissoit pas de prononcer s'il seroit bon de dire toujours la vérité, mais si l'on y étoit toujours également obligé, et, sur la définition que j'examinois, supposant que non, de distinguer les cas où la vérité est rigoureusement due, de ceux où l'on peut la taire sans injustice et la déguiser sans mensonge; car j'ai trouvé que de tels cas existoient réelle

une règle sûre pour les connoître et les bien déterminer.

Mais ces questions, ainsi sommairement décidées, ne sauroient me fournir encore aucune application sûre pour la pratique, sans beaucoup d'éclaircissemens préalables nécessaires pour faire avec justesse cette application dans tous les cas qui peuvent se présenter; car si l'obligation de dire la vérité n'est fondée que sur son utilité, comment me constituerai-je juge de cette utilité? Très-souvent l'avantage de l'un fait le préjudice de l'autre, l'intérêt | confier; et, s'il se tait quelquefois devant mes

Mais d'ou tirer cette règle et la preuve de son infaillibilité?.... Dans toutes les questions de morale difficiles comme celle-ci, je me suis toujours bien trouvé de les résoudre par le dictamen de ma conscience, plutôt que par les lumières de ma raison : jamais l'instinct moral ne m'a trompé; il a gardé jusqu'ici sa pureté dans mon cœur assez pour que je puisse m'y passions dans ma conduite, il reprend bien son | jamais en a fait un reproche grave à ceux qui

empire sur elles dans mes souvenirs: c'est là que je me juge moi-même avec autant de sévérité peut-être que je serai jugé par le souverain Juge après cette vie.

Juger des discours des hommes par les effets qu'ils produisent, c'est souvent mal les apprécier. Outre que ces effets ne sont pas toujours sensibles et faciles à connoître, ils varient à l'infini comme les circonstances dans lesquelles ces discours sont tenus; mais c'est uniquement l'intention de celui qui les tient qui les apprécie, et détermine leur degré de malice ou de bonté. Dire faux n'est mentir que par l'intention de tromper; et l'intention même de tromper, loin d'être toujours jointe avec celle de nuire, a quelquefois un but tout contraire : mais pour rendre un mensonge innocent il ne suffit pas que l'intention de nuire ne soit pas expresse, il faut de plus la certitude que l'erreur dans laquelle on jette ceux à qui l'on parle, ne peut nuire à eux ni à personne en quelque façon

les font? S'il y a, par exemple, quelque objet moral dans le Temple de Gnide, cet objet est bien offusqué et gâté par les détails voluptueux et par les images lascives. Qu'a fait l'auteur pour couvrir cela d'un vernis de modestie? Il a feint que son ouvrage étoit la traduction d'un manuscrit grec, et il a fait l'histoire de la découverte de ce manuscrit de la façon la plus propre à persuader ses lecteurs de la vérité de son récit. Si ce n'est pas là un mensonge bien positif, qu'on me dise donc ce que c'est que mentir? Cependant qui est-ce qui s'est avisé de faire à l'auteur un crime de ce mensonge, et de le traiter pour cela d'imposteur?

On dira vainement que ce n'est là qu'une plaisanterie; que l'auteur, tout en affirmant, ne vouloit persuader personne; qu'il n'a persuadé personne en effet, et que le public n'a pas douté un moment qu'il ne fût lui-même l'auteur de l'ouvrage prétendu grec, dont il se donnoit pour le traducteur. Je répondrai qu'une pareille plaisan

que ce soit. Il est rare et difficile qu'on puisse | terie sans aucun objet n'eût été qu'un bien

avoir cette certitude; aussi est-il difficile et rare qu'un mensonge soit parfaitement innocent. Mentir pour son avantage à soi-même est imposture, mentir pour l'avantage d'autrui est fraude, mentir pour nuire est calomnie; c'est la pire espèce de mensonge: mentir sans profit ni préjudice de soi ni d'autrui n'est pas mentir; ce n'est pas mensonge, c'est fiction.

sot enfantillage; qu'un menteur ne ment pas moins quand il affirme quoiqu'il ne persuade pas; qu'il faut détacher du public instruit des multitudes de lecteurs simples et crédules, à qui l'histoire du manuscrit narrée par un auteur grave avec un air de bonne foi en a réellement imposé, et qui ont bu sans crainte, dans une coupe de forme antique, le poison dont ils se seroient au moins défiés s'il eût été présenté dans un vase moderne.

Les fictions qui ont un objet moral s'appel- | lent apologues ou fables; et, comme leur objet n'est ou ne doit être que d'envelopper des véQue ces distinctions se trouvent ou non dans rités utiles sous des formes sensibles et agréa- | les livres, elles ne s'en font pas moins dans le bles, en pareil cas on ne s'attache guère à ca- cœur de tout homme de bonne foi avec luicher le mensonge de fait, qui n'est que l'habit même, qui ne veut rien se permettre que sa conde la vérité; et celui qui ne débite une fable que | science puisse lui reprocher; car dire une chose

pour une fable ne ment en aucune façon.

fausse à son avantage n'est pas moins mentir que si on la disoit au préjudice d'autrui, quoique le mensonge soit moins criminel. Donner l'avantage à qui ne doit pas l'avoir, c'est troubler

Il est d'autres fictions purement oiseuses, telles que sont la plupart des contes et des romans qui, sans renfermer aucune instruction véritable, n'ont pour objet que l'amusement. | l'ordre de la justice; attribuer faussement à soin'est que fiction, et j'avoue que quiconque se reproche une pure fiction comme un mensonge a la conscience plus délicate que moi.

Celles-là, dépouillées de toute utilité morale, ne peuvent s'apprécier que par l'intention de celui qui les invente; et, lorsqu'il les débite avec affirmation comme des vérités réelles, on ne peut guère disconvenir qu'elles ne soient de vrais mensonges. Cependant, qui jamaiss'est fait un grand scrupule de ces mensonges-là, et qui

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même ou à autrui un acte d'où peut résulter louange ou blâme, inculpation ou disculpation, c'est faire une chose injuste: or, tout ce qui, contraire à la vérité, blesse la justice en quelque façon que ce soit, c'est mensonge. Voilà la limite exacte: mais tout ce qui, contraire à la vérité, n'intéresse la justice en aucune sorte,

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Ce qu'on appelle mensonges officieux sont de vrais mensonges, parce qu'en imposer à l'avantage soit d'autrui, soit de soi-même, n'est pas moins injuste que d'en imposer à son détriment: quiconque loue ou blâme contre la vérité ment, dès qu'il s'agit d'une personne réelle. S'il s'agit d'un être imaginaire, il en peut dire tout ce qu'il veut sans mentir, à moins qu'il ne juge sur la moralité des faits qu'il invente, et qu'il n'en juge faussement, car alors s'il ne ment pas dans le fait, il ment contre la vérité morale, cent fois plus respectable que celle des faits.

qu'il n'en impose jamais pour son avantage, ni pour nuire à son ennemi. La différence donc qu'il y a entre mon homme vrai et l'autre, est que celui du monde est très-rigoureusement fidèle à toute vérité qui ne lui coûte rien, mais pas au-delà, et que le mien ne la sert jamais si fidèlement que quand il faut s'immoler pour elle.

Mais, diroit-on, comment accorder ce relâchement avec cet ardent amour pour la vérité dont je le glorifie? Cet amour est donc faux puisqu'il souffre tant d'alliage? Non; il est pur et vrai; mais il n'est qu'une émanation de l'amour de la justice, et ne veut jamais être faux, quoiqu'il soit souvent fabuleux. Justice et vérité sont dans son esprit deux mots synonymes, qu'il prend l'un pour l'autre indifféremment : la sainte vérité, que son cœur adore, ne consiste point en faits indifférens et en noms inutiles, mais à rendre fidèlement à chacun ce qui lui est dû en choses qui sont véritablement siennes, en imputations bonnes ou mauvaises, en rétributions d'honneur ou de blame, de louange ou d'improbation; il n'est faux ni contre autrui, parce que son équité l'en empêche et qu'il ne veut nuire à personne injustement, ni pour luimême, parce que sa conscience l'en empêche, et qu'il ne sauroit s'approprier ce qui n'est pas à lui. C'est surtout de sa propre estime qu'il est jaloux : c'est le bien dont il peut le moins se passer, et il sentiroit une perte réelle d'acquérir celle des autres aux dépens de ce bien-là. Il mentira donc quelquefois en choses indifférentes sans scrupule et sans croire mentir, jamais pour le dommage ou le profit d'autrui ni de luimême : en tout ce qui tient aux vérités historiques, en tout ce qui a trait à la conduite des hommes, à la justice, à la sociabilité, aux lu

J'ai vu de ces gens qu'on appelle vrais dans le monde: toute leur véracité s'épuise dans les conversations oiseuses à citer fidèlement les lieux, les temps, les personnes, à ne se permettre aucune fiction, à ne broder aucune circonstance, à ne rien exagérer. En tout ce qui ne touche point à leur intérêt, ils sont dans leurs narrations de la plus inviolable fidelité: mais s'agit-il de traiter quelque affaire qui les regarde, de narrer quelque fait qui leur touche de près, toutes les couleurs sont employées pour présenter les choses sous le jour qui leur est le plus avantageux ; et, si le mensonge leur est utile et qu'ils s'abstiennent de le dire euxmêmes, ils le favorisent avec adresse, et font en sorte qu'on l'adopte sans le leur pouvoir imputer. Ainsi le veut la prudence: adieu la véracité. L'homme que j'appelle vrai fait tout le contraire. En choses parfaitement indifférentes, la vérité, qu'alors l'autre respecte si fort, le touche | fort peu, et il ne se fera guère de scrupule d'amuser une compagnie par des faits controuvés, dont il ne résulte aucun jugement injuste, nimières utiles, il garantira de l'erreur, et luipour ni contre qui que ce soit vivant ou mort : même, et les autres, autant qu'il dépendra de mais tout discours qui produit pour quelqu'un lui. Tout mensonge hors de là, selon lui, n'en profit ou dommage, estime ou mépris, louange | est pas un. Si le Temple de Gnide est un ouou blâme, contre la justice et la vérité, est un mensonge qui jamais n'approchera de son cœur, ni de sa bouche, ni de sa plume. Il est solidement vrai, même contre son intérêt, quoiqu'il se pique assez peu de l'être dans les conversations oiseuses : il est vrai en ce qu'il ne cherche à tromper personne, qu'il est aussi fidèle à la yérité qui l'accuse qu'à celle qui l'honore, et

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vrage utile, l'histoire du manuscrit grec n'est qu'une fiction très-innocente: elle est un mensonge très-punissable si l'ouvrage est dangereux.

Telles furent mes règles de conscience sur le mensonge et sur la vérité : mon cœur suivoit machinalement ces règles avant que ma raison les eût adoptées, et l'instinct moral en fit seul l'application. Le criminel mensonge dont la pauvre Marion fut la victime m'a laissé d'inef- | ment, ne pouvoient plus être réformées par sa à cette négative, on la provoquoit même pour jouir du plaisir de m'avoir fait mentir. Je n'étois pas assez bouché pour ne pas sentir cela. Deux minutes après, la réponse que j'aurois dù faire me vint d'elle-même. Voilà une question › peu discrète, de la part d'une jeune femme, › à un homme qui a vieilli garçon. En parlant ainsi, sans mentir, sans avoir à rougir d'aucun aveu, je mettois les rieurs de mon côté, et je lui faisois une petite leçon qui, naturellement, devoit la rendre un peu moins impertinente à me questionner. Je ne fis rien de tout cela; je ne dis point ce qu'il falloit dire, je dis ce qu'il ne falloit pas et qui ne pouvoit me servir de rien. Il est donc certain que ni mon jugement ni ma volonté ne dictèrent ma réponse, et qu'elle fut l'effet machinal de mon embarras. Autrefois je n'avois point cet embarras, et je faisois l'aveu de mes fautes avce plus de franchise que de honte, parce que je ne doutois pas qu'on ne vit ce qui les rachetoit et que je sentois au dedans de moi; mais l'œil de la malignité me navre et me déconcerte : en devenant plus malheureux, je suis devenu plus timide, et jamais je n'ai menti que par timidité.

façables remords, qui m'ont garanti tout le reste de ma vie non-seulement de tout mensonge de cette espèce, mais de tous ceux qui, de quelque façon que ce pût être, pouvoient toucher l'intérêt et la réputation d'autrui. En généralisant ainsi l'exclusion, je me suis dispensé de peser exactement l'avantage et le préjudice, et de marquer les limites précises du mensonge nuisible et du mensonge officieux: en regardant l'un et l'autre comme coupables, je me les suis interdits tous les deux.

En ceci comme en tout le reste, mon tempérament a beaucoup influé sur mes maximes, ou plutôt sur mes habitudes; car je n'ai guère agi par règles, ou n'ai guère suivi d'autres règles en toute chose que les impulsions de mon naturel. Jamais mensonge prémédité n'approcha de ma pensée, jamais je n'ai menti pour mon intérêt ; mais souvent j'ai menti par honte pour me tirer d'embarras en choses indifférentes, ou qui n'intéressoient tout au plus que moi seul, lorsque ayant à soutenir un entretien la lenteur de mes idées et l'aridité de ma conversation me forçoient de recourir aux fictions pour avoir quelque chose à dire. Quand il faut nécessairement parler et que des vérités amusantes ne se présentent pas assez tôt à mon esprit, je débite des fables pour ne pas demeurer muet; mais, dans l'invention de ces fables, j'ai soin, tant que je puis, qu'elles ne soient pas des mensonges, c'est-à-dire qu'elles ne blessent ni la justice ni la vérité due, et qu'elles ne soient que des fictions indifférentes à tout le monde et à moi. Mon désir seroit bien d'y substituer au moins à la vérité des faits une vérité morale, c'est-à-dire d'y bien représenter les affections naturelles au cœur humain, et d'en faire sortir toujours quelque instruction utile, d'en faire, en un mot, des contes moraux, des apologues; mais il faudroit plus de présence d'esprit que je n'en ai, et plus de facilité dans la parole pour savoir mettre à profit, pour l'instruction, le babil de la conversation. Sa marche, plus rapide que celle de mes idées, me forçant presque toujours de parler avant de penser, m'a souvent suggéré des sottises et des inepties que ma raison désapprouvoit, et que mon cœur désavouoit à mesure qu'elles échappoient de ma bouche, mais qui, précédant mon propre juge

censure.

C'est encore par cette première et irrésistible impulsion du tempérament que, dans des momens imprévus et rapides, la honte et la timidité m'arrachent souvent des mensonges auxquels ma volonté n'a point de part, mais qui la précèdent en quelque sorte par la nécessité de répondre à l'instant. L'impression profonde du souvenir de la pauvre Marion peut bien retenir toujours ceux qui pourroient être nuisibles à d'autres, mais non pas ceux qui peuvent servir à me tirer d'embarras quand il s'agit de moi seul, ce qui n'est pas moins contre ma conscience et mes principes que ceux qui peuvent influer sur le sort d'autrui.

J'atteste le ciel que si je pouvois l'instant d'après retirer le mensonge qui m'excuse, et dire la vérité qui me charge, sans me faire un nouvel affront en me rétractant, je le ferois de tout mon cœur; mais la honte de me prendre ainsi moi-même en faute me retient encore, et je me repens très-sincèrement de ma faute, sans néanmoins l'oser réparer. Un exemple expliquera mieux ce que je veux dire, et montrera que je ne mens ni par intérêt ni par amour-propre, encore moins par envie ou par malignité; mais uniquement par embarras et mauvaise honte, sachant même très-bien quelquefois que ce mensonge est connu pour tel, et ne peut me servir du tout à rien.

Il y a quelque temps que M. F*** m'engagea, contre mon usage, à aller, avec ma femme, diner, en manière de pique-nique, avec lui et M. B***, chez la dame ***, restauratrice, laquelle et ses deux filles dinèrent aussi avec nous. Au milieu du diné, l'ainée, qui est mariée depuis peu, et qui étoit grosse, s'avisa de me demander brusquement, et en me fixant, si j'avois eu des enfans. Je répondis, en rougissant jusqu'aux yeux, que je n'avois pas eu ce bonheur. Elle sourit malignement en regardant la compagnie: tout cela n'étoit pas bien obscur, même pour moi.

Il est clair d'abord que cette réponse n'est point celle que j'aurois voulu faire, quand mème j'aurois eu l'intention d'en imposer; car, dans la disposition où je voyois les convives, j'étois bien sûr que ma réponse ne changeoit rien à leur opinion sur ce point. On s'attendoit

mensonge, car aucune de ces additions n'en fut un. J'écrivois mes Confessions, déjà vieux et dégoûté des vains plaisirs de la vie que j'avois tous effleurés, et dont mon cœur avoit bien senti le vide. Je les écrivois de mémoire; cette mémoire me manquoit souvent ou ne me fournissoit que des souvenirs imparfaits, et j'en remplissois les lacunes par des détails que j'imaginois en supplément de ces souvenirs, mais qui ne leur étoient jamais contraires. J'aimois à m'étendre sur les momens heureux de ma vie, et je les embellissois quelquefois des ornemens que de tendres regrets venoient me fournir. Je disois les choses que j'avois oubliées comme il me sembloit qu'elles avoient dû être, comme elles avoient été peut-être en effet, jamais au contraire de ce que je me rappelois qu'elles avoient été. Je prétois quelquefois à la vérité des charmes étrangers, mais jamais je n'ai mis le mensonge à la place pour pallier mes vices, ou pour m'arroger des vertus.

Que si quelquefois, sans y songer, par un mouvement involontaire, j'ai caché le côté difforme, en me peignant de profil, ces réticences ont bien été compensées par d'autres réticences plus bizarres, qui m'ont souvent fait taire le bien plus soigneusement que le mal. Ceci est une singularité de mon naturel qu'il est fort pardonnable aux hommes de ne pas croire, mais qui, tout incroyable qu'elle est, n'en est pas moins réelle : j'ai souvent dit le mal dans toute sa turpitude, j'ai rarement dit le bien dans tout ce qu'il eut d'aimable, et souvent je l'ai tu tout-à-fait parce qu'il m'hono

Je n'ai jamais mieux senti mon aversion naturelle pour le mensonge qu'en écrivant mes Confessions; car c'est là que les tentations auroient été fréquentes et fortes, pour peu que mon penchant m'eût porté de ce côté; mais loin d'avoir rien tu, rien dissimulé qui fùt à ma charge, par un tour d'esprit que j'ai peine à m'expliquer, et qui vient peut-être d'éloignement pour toute imitation, je me sentois plutôt porté à mentir dans le sens contraire en m'ac-roit trop, et que, faisant mes Confessions, j'aucusant avec trop de sévérité, qu'en m'excusant rois l'air d'avoir fait mon éloge. J'ai décrit mes avec trop d'indulgence, et ma conscience m'as-jeunes ans sans me vanter des heureuses qualisure qu'un jour je serai jugé moins sévèrement que je ne me suis jugé moi-même. Oui, je le dis et le sens avec une fière élévation d'ame, j'ai porté dans cet écrit la bonne foi, la véracité, la franchise, aussi loin, plus loin même, au moins je le crois, que ne fit jamais aucun autre homme; sentant que le bien surpassoit le mal, j'avois mon intérêt à tout dire, et j'ai tout dit. Je n'ai jamais dit moins; j'ai dit plus quelquefois, non dans les faits, mais dans les circonstances; et cette espèce de mensonge fut plutôt l'effet du délire de l'imagination qu'un acte de volonté; j'ai tort même de l'appeler

tés dont mon cœur étoit doué, et même en supprimant les faits qui les mettoient trop en évidence. Je m'en rappelle ici deux de ma première enfance, qui, tous deux, sont bien venus à mon souvenir en écrivant, mais que j'ai rejetés l'un et l'autre par l'unique raison dont je viens de parler.

J'allois presque tous les dimanches passer la journée aux Paquis, chez M. Fazy, qui avoit épousé une de mes tantes, et qui avoit là une fabrique d'indiennes. Un jour j'étois à l'étendage, dans la chambre de la calandre, et j'en regardois les rouleaux de fonte; leur luisant

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