flattoit ma vue; je fus tenté d'y poser mes doigts, et je les promenois avec plaisir sur le lissé du cylindre, quand le jeune Fazy s'étant mis dans la roue lui donna un demi-quart de tour si adroitement, qu'il n'y prit que le bout de mes deux plus longs doigts; mais c'en fut assez pour qu'ils y fussent écrasés par le bout et que les deux ongles y restassent. Je fis un cri perçant; Fazy détourne à l'instant la roue, mais les ongles ne restèrent pas moins au cylindre, et le sang ruisseloit de mes doigts. Fazy, consterné, s'écrie, sort de la roue, m'embrasse et me conjure d'apaiser mes cris, ajoutant qu'il étoit perdu. Au fort de ma douleur la sienne me toucha; je me tus, nous fùmes à la carpière, où il m'aida à laver mes doigts, et à étancher mon sang avec de la mousse. Il me supplia, avec larmes, de ne point l'accuser; je le lui promis, et le tins si bien que, plus de vingt ans après, personne ne savoit par quelle aventure j'avois deux de mes doigts cicatrisés; car ils le sont demeurés toujours. Je fus détenu dans mon lit plus de trois semaines, et plus de deux mois hors d'état de me servir de ma main disant toujours qu'une grosse pierre, en tombant, m'avoit écrasé mes doigts. Magnanima menzogna! or quando è il vero Si bello, che si possa a te preporre ? Cet accident me fut pourtant bien sensible par la circonstance, car c'étoit le temps des exercices, où l'on faisoit manœuvrer la bourgeoisie, et nous avions fait un rang de trois autres enfans de mon âge, avec lesquels je devois, en uniforme, faire l'exercice avec la compagnie de mon quartier. J'eus la douleur d'entendre le tambour de la compagnie, passant sous ma fenêtre, avec mes trois camarades, tandis que j'étois dans mon lit. m'embrasse, me serre étroitement en fondant en larmes, et poussant des cris perçans. Je l'embrassai aussi de toute ma force, en pleurant comme lui, dans une émotion confuse, qui n'étoit pas sans quelque douceur. Enfin il se mit en devoir d'étancher mon sang qui continuoit de couler, et, voyant que nos deux mouchoirs n'y pouvoient suffire, il m'entraîna chez sa mère, qui avoit un petit jardin près de là. Cette bonne dame faillit à se trouver mal en me voyant dans cet état; mais elle sut conserver des forces pour me panser; et, après avoir bien bassiné ma plaie, elle y appliqua des fleurs de lis macérées dans l'eau-de-vie, vulnéraire excellent, et très-usité dans notre pays. Ses larmes et celles de son fils pénétrèrent mon cœur au point que, long-temps, je la regardois comme ma mère, et son fils comme mon frère, jusqu'à ce qu'ayant perdu l'un et l'autre de vue, je les oubliai peu à peu. Je gardai le même secret sur cet accident que sur l'autre, et il m'en est arrivé cent autres de pareille nature, en ma vie, dont je n'ai pas même été tenté de parler dans mes Confessions tant j'y cherchois peu l'art de faire valoir le bien que je sentois dans mon caractère. Non, quand j'ai parlé contre la vérité qui m'étoit connue, ce n'a jamais été qu'en choses indifferentes, et plus, ou par l'embarras de parler, ou pour le plaisir d'écrire, que par aucun motif d'intérêt pour moi, ni d'avantage ou de préjudice d'autrui; et quiconque lira mes Confessions impartialement, si jamais cela arrive, sentira que les aveux que j'y fais sont plus humilians, plus pénibles à faire, que ceux d'un mal plus grand, mais moins honteux à dire, et que je n'ai pas dit parce que je ne l'ai pas fait. Il suit de toutes ces réflexions, que la proMon autre histoire est toute semblable, mais | fession de véracité que je me suis faite a plus d'un âge plus avancé. son fondement sur des sentimens de droiture et d'équité, que sur la réalité des choses, et que j'ai plus suivi, dans la pratique, les directions morales de ma conscience, que les notions abstraites du vrai et du faux. J'ai souvent débité bien des fables, mais j'ai très-rarement menti. En suivant ces principes, j'ai donné sur moi beaucoup de prise aux autres, mais je n'ai fait tort à qui que ce fût, et je ne me suis point attribué à moi-même plus d'avantage qu'il ne m'en étoit dû. C'est uniquement par là, ce me Je jouois au mail, à Plain-Palais, avec un de mes camarades appelé Plince. Nous primes querelle au jeu; nous nous battîmes, et durant le combat, il me donna, sur la tête nue, un coup de mail si bien appliqué, que d'une main plus forte, il m'eût fait sauter la cervelle. Je tombe à l'instant. Je ne vis de ma vie une agitation pareille à celle de ce pauvre garçon, voyant mon sang ruisseler dans mes cheveux. Il crut m'avoir tué. Il se précipite sur moi, semble, que la vérité est une vertu. A tout autre égard elle n'est pour nous qu'un étre métaphysique, dont il ne résulte ni bien ni mal. Je ne sens pourtant pas mon cœur assez content de ces distinctions pour me croire tout-àfait irrépréhensible. En pesant avec tant de soin ce que je devois aux autres, ai-je assez examiné ce que je me devois à moi-même? S'il faut être juste pour autrui, il faut être vrai pour soi; c'est un hommage que l'honnête homme doit rendre à sa propre dignité. Quand la stérilité de ma conversation me forçoit d'y suppléer par d'innocentes fictions, j'avois tort, parce qu'il ne faut point, pour amuser autrui, s'avilir soi-même ; et quand, entraîné par le plaisir d'écrire, j'ajoutois, à des choses réelles, des ornemens inventés, j'avois plus de tort encore, parce que orner la vérité par des fables, c'est en effet la défigurer. Mais ce qui me rend plus inexcusable est la devise que j'avois choisie. Cette devise m'obligeoit plus que tout autre homme à une profession plus étroite de la vérité, et il ne suffisoit pas que je lui sacrifiasse partout mon intérêt et mes penchans, il falloit lui sacrifier aussi ma foiblesse et mon naturel timide. Il falloit avoir le courage et la force d'être vrai toujours, en toute occasion, et qu'il ne sortit jamais ni fictions ni fables d'une bouche et d'une plume qui s'étoient particulièrement consacrées à la vérité. Voilà ce que j'aurois dû me dire en prenant cette fière devise, et me répéter sans cesse tant que j'osai la porter. Jamais le fausseté ne dicta mes mensonges, ils sont tous venus de foiblesse, mais cela m'excuse très-mal. Avec une âme foible on peut tout au plus se garantir du vice; mais c'est être arrogant et téméraire d'oser professer de grandes vertus. Voilà des réflexions qui probablement ne me seroient jamais venues dans l'esprit si l'abbé Royou ne me les eût suggérées. Il est bien tard, sans doute, pour en faire usage; mais il n'est pas trop tard au moins pour redresser mon erreur, et remettre ma volonté dans la règle : car c'est désormais tout ce qui dépend de moi. En ceci donc, et en toutes choses semblables, la maxime de Solon est applicable à tous les âges, et il n'est jamais trop tard pour apprendre, même de ses en nemis, à être sage, vrai, modeste, et à moins présumer de soi. CINQUIÈME PROMENADE. Description de l'ile de Saint-Pierre. Rousseau regrette de n'avoir pu y fixer son séjour. Il y travaille à la botanique. Détail de ses amusemens dans cette île. Il y fonde une colonie. De toutes les habitations où j'ai demeuré (et j'en ai eu de charmantes), aucune ne m'a rendu si véritablement heureux, et ne m'a laissé de si tendres regrets que l'île de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne. Cette petite île, qu'on appelle à Neuchâtel l'ile de La Motte, est bien peu connue, même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n'en fait mention. Cependant elle est très-agréable, et singulièrement située pour le bonheur d'un homme qui aime à se circonscrire; car, quoique je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée en ait fait une loi, je ne puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne l'aie trouvé jusqu'ici chez nul autre. Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et romantiques que celles du lac de Genève, parce que les rochers et les bois y bordent l'eau de plus près; mais elles ne sont pas moins riantes. S'il y a moins de culture de champs et de vignes, moins de villes et de maisons, il y a aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d'asiles ombragés de bocages, de contrastes plus fréquens et des accidens plus rapprochés. Comme il n'y a pas sur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs; mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s'enivrer à loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le roulement des torrens qui tombent de la montagne. Ce beau bassin, d'une forme presque ronde, enferme dans son milicu deux petites îles, l'une habitée et cultivée, d'environ une demi-lieue de tour, l'autre plus petite, déserte et en friche et qui sera détruite à la fin par les transports de la terre qu'on en ôte sans cesse pour réparer les dégâts que les vagues et les orages font foible est toujours employée au profit du puis à la grande. C'est ainsi que la substance du | mon existence, sans laisser naître un seul in sant. Il n'y a dans l'île qu'une seule maíson, mais grande, agréable et commode, qui appartient à l'hôpital de Berne, ainsi que l'île, et où loge un receveur avec sa famille et ses domestiques. Il y entretient une nombreuse basse-cour, une volière, et des réservoirs pour le poisson. L'île, dans sa petitesse, est tellement variée dans ses terrains et ses aspects, qu'elle offre toutes sortes de sites, et souffre toutes sortes de cultures. On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras pâturages ombragés de bosquets, et bordés d'arbrisseaux de toute espèce, dont le bord des eaux entretient la fraîcheur; une haute terrasse plantée de deux rangs d'arbres borde l'île dans sa longueur, et dans le milieu de cette terrasse on a bâti un joli salon, où les habitans des rives voisines se rassemblent et viennent danser les dimanches durant les vendanges. C'est dans cette ile que je me réfugiai après la lapidation de Motiers. J'en trouvai le séjour si charmant, j'y menois une vie si convenable à mon humeur, que, résolu d'y finir mes jours, je n'avois d'autre inquiétude sinon qu'on ne me laissât pas exécuter ce projet qui ne s'accordoit pas avec celui de m'entraîner en Angleterre, dont je sentois déjà les premiers effets. Dans les pressentimens qui m'inquiétoient, j'aurois voulu qu'on m'eût fait de cet asile une prison perpétuelle, qu'on m'y eût confiné pour toute ma vie, et qu'en m'ôtant toute puissance et tout espoir d'en sortir on m'eût interdit toute espèce de communication avec la terre ferme, de sorte qu'ignorant tout ce qui se faisoit dans le monde j'en eusse oublié l'existence, et qu'on y eût oublié la mienne aussi. On ne m'a laissé passer guère que deux mois dans cette île, mais j'y aurois passé deux ans, deux siècles, et toute l'éternité, sans m'y ennuyer un moment, quoique je n'y eusse, avec ma compagne, d'autre société que celle du receveur, de sa femme, et de ses domestiques, qui tous étoient à la vérité de très-bonnes gens, et rien de plus; mais c'étoit précisément ce qu'il me falloit. Je compte ces deux mois pour le temps le plus heureux de ma vie, et tellement heureux, qu'il m'eût suffi durant toute stant dans mon âme le désir d'un autre état. Quel étoit donc ce bonheur, et en quoi consistoit sa jouissance? Je le donnerois à deviner à tous les hommes de ce siècle sur la description de la vie que j'y menois. Le précieux far niente fut la première et la principale de ces jouissances que je voulus savourer dans toute sa douceur, et tout ce que je fis durant mon séjour ne fut en effet que l'occupation délicieuse et nécessaire d'un homme qui s'est dévoué à l'oisiveté. L'espoir qu'on ne demanderoit pas mieux que de me laisser dans ce séjour isolé où je m'étois enlacé de moi-même, dont il m'étoit impossible de sortir sans assistance et sans être bien aperçu, et où je ne pouvois avoir ni communication ni correspondance que par le concours des gens qui m'entouroient; cet espoir, dis-je, me donnoit celui d'y finir mes jours plus tranquillement que je ne les avois passés; et l'idée que j'aurois le temps de m'y arranger tout à loisir fit que je commençai par n'y faire aucun arrangement. Transporté là brusquement, seul et nu, j'y fis venir successivement ma gouvernante, mes livres et mon petit équipage, dont j'eus le plaisir de ne rien deballer, laissant mes caisses et mes malles comme elles étoient arrivées, et vivant dans l'habitation où je comptois achever mes jours, comme dans une auberge dont j'aurois dû partir le lendemain. Toutes choses, telles qu'elles étoient, alloient si bien, que vouloir les mieux ranger étoit y gâter quelque chose. Un de mes plus grands délices étoit surtout de laisser toujours mes livres bien encaissés, et de n'avoir point d'écritoire. Quand de malheureuses lettres me forçoient de prendre la plume pour y répondre, j'empruntois en murmurant l'écritoire du receveur, et je me hâtois de la rendre, dans la vaine espérance de n'avoir plus besoin de la remprunter. Au lieu de ces tristes paperasses, et de toute cette bouquinerie, j'emplissois ma chambre de fleurs et de foin; car j'étois alors dans ma première ferveur de botanique, pour laquelle le docteur d'Ivernois m'avoit inspiré un goût qui bientôt devint passion. Ne voulant plus d'œuvre de travail, it m'en falloit une d'amusement qui me plût, et qui ne me donnât de peine que celle qu'aime à prendre un paresseux. J'entrepris de faire la Flora petrinsularis, et de décrire toutes les plantes de l'île, sans en omettre une seule, avec un détail suffisant pour m'occuper le reste de mes jours. On dit qu'un Allemand a fait un livre sur un zeste de citron; j'en aurois fait un sur chaque gramen des prés, sur chaque mousse des bois, sur chaque lichen qui tapisse les rochers; enfin je ne voulois pas laisser un poil d'herbe, pas un atome végétal qui ne fût amplement décrit. En conséquence de ce beau projet, tous les matins, après le déjeuné, que nous faisions tous ensemble, j'allois, une loupe à la main, et mon Systema naturæ sous le bras, visiter un canton de l'île, que j'avois pour cet effet divisée en petits carrés, dans l'intention de les parcourir l'un après l'autre en chaque saison. Rien n'est plus singulier que les ravissemens, les extases que j'éprouvois à chaque observation que je faisois sur la structure et l'organisation végétale, et sur le jeu des parties sexuelles dans la fructification, dont le système étoit alors tout-à-fait nouveau pour moi. La distinction des caractères génériques, dont je n'avois pas auparavant la moindre idée, m'enchantoit en les vérifiant sur les espèces communes, en attendant qu'il s'en offrit à moi de plus rares. La fourchure des deux longues étamines de la brunelle, le ressort de celles de l'ortie et de la pariétaire, l'explosion du fruit de la balsamine et de la capsule du bouis, mille petits jeux de la fructification, que j'observois pour la première fois, me combloient de joie, et j'allois demandant si l'on avoit vu les cornes de la brunelle, comme La Fontaine demandoit si l'on avoit lu Habacuc. Au bout de deux ou trois heures je m'en revenois chargé d'une ample moisson, provision d'amusement pour l'après-dinée au logis, en cas de pluie. J'employois le reste de la matinée à aller avec le receveur, sa femme, et Thérèse, visiter leurs ouvriers et leur récolte, mettant le plus souvent la main à l'œuvre avec eux; et souvent des Bernois qui me venoient voir m'ont trouvé juché sur de grands arbres, ceint d'un sac que je remplissois de fruits, et que je dévalois ensuite à terre avec une corde. L'exercice que j'avois fait dans la matinée, et la bonne humeur qui en est inséparable, me rendoient le repos du dîné très-agréable; mais quand il se pro longeoit trop, et que le beau temps m'invitoit, je ne pouvois si long-temps attendre, et pendant qu'on étoit encore à table, je m'esquivois et j'allois me jeter seul dans un bateau que je conduisois au milieu du lac quand l'eau étoit calme; et là, m'étendant tout de mon long dans le bateau les yeux tournés vers le ciel, je me laissois aller et dériver lentement au gré de l'eau, quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses, mais délicieuses, et qui, sans avoir aucun objet bien déterminé, ni constant, ne laissoient pas d'être à mon gré cent fois préférables à tout ce que j'avois trouvé de plus doux dans ce qu'on appelle les plaisirs de la vie. Souvent averti par le baisser du soleil de l'heure de la retraite, je me trouvois si loin de l'île, que j'étois forcé de travailler de toute ma force pour arriver avant la nuit close. D'autres fois, au lieu de m'écarter en pleine eau, je me plaisois à côtoyer les verdoyantes rives de l'ile, dont les limpides caux et les ombrages frais m'ont souvent engagé à m'y baigner. Mais une de mes navigations les plus fréquentes étoit d'aller de la grande à la petite île, d'y débarquer, et d'y passer l'après-dinée, tantôt à des promenades très-circonscrites au milieu des marceaux, des bourdaines, des persicaires, des arbrisseaux de toute espèce, et tantôt m'établissant au sommet d'un tertre sablonneux, couvert de gazon, de serpolet, de fleurs, même d'escarpette, et de trèfles qu'on y avoit vraisemblablement semés autrefois, et très-propre à loger des lapins qui pouvoient là multiplier en paix sans rien craindre, et sans nuire à rien. Je donnai cette idée au receveur, qui fit venir de Neuchâtel des lapins mâles et femelles, et nous allâmes en grande pompe, sa femme, une de ses sœurs, Thérèse et moi, les établir dans la petite île, où ils commençoient à peupler avant mon départ, et où ils auront prospéré sans doute, s'ils ont pu soutenir la rigueur des hivers. La fondation de cette petite colonie fut une fête. Le pilote des Argonautes n'étoit pas plus fier que moi, menant en triomphe la compagnie et les lapins de la grande île à la petite, et je notois avec orgueil que la receveuse, qui redoutoit l'eau à l'excès, et s'y trouvoit toujours mal, s'embarqua sous ma conduite avec con fiance, et ne montra nulle peur durant la | j'y ai fait. Qu'on me dise à présent ce qu'il y a traversée. là d'assez attrayant pour exciter dans mon cœur des regrets si vifs, si tendres et si durables, qu'au bout de quinze ans il m'est impossible de songer à cette habitation chérie, sans m'y sentir à chaque fois transporter encore par les élans du désir. J'ai remarqué dans les vicissitudes d'une longue vie que les époques des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m'attire et me touche le plus. Ces courts momens de délire et de passion, quelque vifs qu'ils puissent être, ne sont cependant, et par leur vivacité même, que des points bien clair-semés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour constituer un état; et le bonheur que mon cœur regrette n'est point composé d'instans fugitifs, mais un état simple et permanent, qui n'a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme, au point d'y trouver enfin la suprême félicité. Quand le lac agité ne me permettoit pas la navigation, je passois mon après-midi à parcourir l'ile, en herborisant à droite et à gauche; m'asseyant tantôt dans les réduits les plus rians et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d'œil du lac et de ses rivages, couronnés d'un côté par des montagnes prochaines, et, de l'autre, élargis en riches et fertiles plaines, dans lesquelles la vue s'étendoit jusqu'aux montagnes bleuâtres plus éloignées, qui la bornoient. Quand le soir approchoit, je descendois des cimes de l'île, et j'allois volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché ; là, le bruit des vagues et l'agitation de l'eau, fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeoient dans une réverie délicieuse, où la nuit me surprenoit souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu, mais renflé par intervalles, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléoient aux mouvemens internes que la rêverie éteignoit en moi, et suffisoient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissoit quelque foible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde, dont la surface des eaux m'offroit l'image; mais bientôt ces impressions légères s'effaçoient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçoit, et qui, sans aucun concours actif de mon âme, ne laissoit pas de m'attacher au point qu'ap-dire : Je voudrois que cet instant durât toujours. *pelé par l'heure et par le signal convenu je ne pouvois m'arracher de là sans efforts. Après le soupé, quand la soirée étoit belle, nous allions encore tous ensemble faire quelque tour de promenade sur la terrasse; pour y respirer l'air du lac et la fraîcheur. On se reposoit dans le pavillon, on rioit, on causoit, on chantoit quelque vieille chanson qui valoit bien le tortillage moderne, et enfin l'on s'alloit coucher content de sa journée, et n'en désirant qu'une semblable pour le lendemain. Telle est, laissant à part les visites imprévues et importunes, la manière dont j'ai passé mon temps dans cette ile, durant le séjour que Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien n'y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s'attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé, qui n'est plus, ou préviennent l'avenir, qui souvent ne doit point être : il n'y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe; pour le bonheur qui dure, je doute qu'il y soit connu. A peine est-il, dans nos plus vives jouissances, un instant où le cœur puisse véritablement nous Et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après? Mais s'il est un état où l'âme trouve une assiette assez solide pour s'y reposer tout entière, et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé, ni d'enjamber sur l'avenir, où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours, sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte, que celui seul de notre exis |