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tence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière: tant que cet état dure, celui qui s'y trouve peut s'appeler heureux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu'on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d'un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir. Tel est l'état où je me suis trouvé souvent à l'île de SaintPierre, dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissois dériver au gré de l'eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d'une belle rivière ou d'un ruisseau murmurant sur le gravier.

De quoi jouit-on dans une pareille situation? de rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soimême et de sa propre existence; tant que cet état dure, on se suffit à soi-même, comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffiroit seul pour rendre cette existence chère et douce à qui sauroit écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire, et en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes agités de passions continuelles connoissent peu cet état, et ne l'ayant goûté qu'imparfaitement durant peu d'instans n'en conservent qu'une idée obscure et confuse, qui ne leur en fait pas sentir le charme. Il ne seroit pas même bon dans la présente constitution des choses, qu'avides de ces douces extases ils s'y dégoûtassent de la vie active dont leurs besoins toujours renaissans leur prescrivent le devoir. Mais un infortuné qu'on a retranché de la société humaine, et qui ne peut plus rien faire ici-bas d'utile et de bon pour autrui ni pour soi, peut trouver, dans cet état, à toutes les félicités humaines des dédommagemens que la fortune et les hommes ne lui sauroient ôter.

secousses ni intervalles. Sans mouvement, la vie n'est qu'une léthargie. Si le mouvement est inégal ou trop fort, il réveille; en nous rappelant aux objets environnans, il détruit le charme de la rêverie, et nous arrache d'au-dedans de nous, pour nous remettre à l'instant sous le joug de la fortune et des hommes, et nous rendre au sentiment de nos malheurs. Un silence absolu porte à la tristesse. Il offre une image de la mort: alors le secours d'une imagination riante est nécessaire, et se présente assez naturellement à ceux que le ciel en a gratifiés. Le mouvement qui ne vient pas du dehors se fait alors au dedans de nous. Le repos est moindre, il est vrai, mais il est aussi plus agréable quand de légères et douces idées, sans agiter le fond de l'âme, ne font pour ainsi dire qu'en effleurer la surface. Il n'en faut qu'assez pour se souvenir de soi-même en oubliant tous ses maux. Cette espèce de rêverie peut se goûter partout où l'on peut être tranquille, et j'ai souvent pensé qu'à la Bastille, et même dans un cachot où nul objet n'eût frappé ma vue, j'aurois encore pu rêver agréablement.

Mais il faut avouer que cela se faisoit bien mieux et plus agréablement dans une île fertile et solitaire, naturellement circonscrite et séparée du reste du monde, où rien ne m'offroit que des images riantes, où rien ne me rappeloit des souvenirs attristans, où la société du petit nombre d'habitans étoit liante et douce, sans être intéressante au point de m'occuper incessamment, où je pouvois enfin me livrer tout le jour sans obstacle et sans soins aux occupations de mon goût ou à la plus molle oisiveté. L'occasion sans doute étoit belle pour un rêveur, qui, sachant se nourrir d'agréables chimères au milieu des objets les plus déplaisans, pouvoit s'en rassasier à son aise en y faisant concourir tout ce qui frappoit réellement ses sens. En sortant d'une longue et douce réverie, me voyant entouré de verdure, de fleurs, d'oiseaux, et laissant errer mes yeux

Il est vrai que ces dédommagemens ne peuvent être sentis par toutes les âmes, ni dans toutes les situations. Il faut que le cœur soit en paix, et qu'aucune passion n'en vienne trou-au loin sur les romanesques rivages qui bor

doient une vaste étendue d'eau claire et cristalline, j'assimilois à mes fictions tous ces aimables objets; et, me trouvant enfin ramené par degrés à moi-même et à ce qui m'entouroit,

bler le calme. Il faut des dispositions de la part de celui qui les éprouve; il en faut dans le concours des objets environnans. Il n'y faut ni un repos absolu, ni trop d'agitation, mais un mouvement uniforme et modéré, qui n'ait nije ne pouvois marquer le point de séparation des fictions aux réalités, tant tout concouroit également à me rendre chère la vie recueillie et solitaire que je menois dans ce beau séjour! Que ne peut-elle renaître encore! que ne puisje aller finir mes jours dans cette île chérie, sans en ressortir jamais, ni jamais y revoir aucun habitant du continent qui me rappelât le souvenir des calamités de toute espèce qu'ils se plaisent à rassembler sur moi depuis tant d'années ! Hs seroient bientôt oubliés pour jamais: sans doute ils ne m'oublieroient pas de mème;

dans notre cœur, si nous savions bien l'y chercher.

Hier, en passant sur le nouveau boulevard, pour aller herboriser le long de la Bièvre, du côté de Gentilly, je fis le crochet à droite en approchant de la barrière d'Enfer; et m'écartant dans la campagne, j'allai, par la route de Fontainebleau, gagner, les hauteurs qui bordent cette petite rivière. Cette marche étoit fort indifférente en elle-même; mais en me rappelant que j'avois fait plusieurs fois machinale

mais que m'importeroit, pourvu qu'ils n'eus-ment le même détour, j'en recherchai la cause

sent aucun accès pour y venir troubler mon repos? Délivré de toutes les passions terrestres qu'engendre le tumulte de la vie sociale, mon âme s'élanceroit fréquemment au-dessus de cette atmosphère, et commerceroit d'avance avec les intelligences célestes, dont elle espère aller augmenter le nombre dans peu de temps. Les hommes se garderont, je le sais, de me rendre un si doux asile, où ils n'ont pas voulu me laisser. Mais ils ne m'empêcheront pas du moins de m'y transporter chaque jour sur les ailes de l'Imagination, et d'y goûter durant quelques heures le même plaisir que si je l'habitois encore. Ce que j'y ferois de plus doux seroit d'y rêver à mon aise. En rêvant que j'y suis ne fais-je pas la même chose? Je fais même plus; à l'attrait d'une rêverie abstraite et monotone, je joins des images charmantes qui la vivifient. Leurs objets échappoient souvent à mes sens dans mes extases; et maintenant plus ma rêverie est profonde, plus elle me les peint vivement. Je suis souvent plus au milieu d'eux, et plus agréablement encore, que quand j'y étois réellement. Le malheur est qu'à me

en moi-même, et je ne pus m'empêcher de rire quand je vins à la démêler.

Dans le coin du boulevard, à la sortie de la barrière d'Enfer, s'établit journellement en été une femme qui vend du fruit, de la tisane, et des petits pains. Cette femme a un petit garçon fort gentil, mais boiteux, qui, clopinant avec ses béquilles, s'en va d'assez bonne grâce demandant l'aumône aux passans. J'avois fait une espèce de connoissance avec ce petit bon-homme; il ne manquoit pas, chaque fois que je passois, de venir me faire son petit compliment, toujours suivi de ma petite offrande. Les premières fois je fus charmé de le voir, je lui donnois de très-bon cœur, et je continuai quelque temps de le faire avec le même plaisir, y joignant même le plus souvent celui d'exciter et d'écouter son petit babil, que je trouvois agréable. Ce plaisir, devenu par degrés habitude, se trouva, je ne sais comment, transformé dans une espèce de devoir dont je sentis bientôt la gêne, surtout à cause de la harangue préliminaire qu'il falloit écouter, et dans laquelle il ne manquoit jamais de m'appeler sou

sure que l'imagination s'attiédit, cela vientvent M. Rousseau, pour montrer qu'il me con

avec plus de peine, et nedure pas si long-temps. Hélas! c'est quand on commence à quitter sa dépouille qu'on en est le plus offusqué!

SIXIÈME PROMENADE.

noissoit bien; ce qui m'apprenoit assez au contraire qu'il ne me connoissoit pas plus que ceux qui l'avoient instruit. Dès lors je passois par là moins volontiers, et enfin je pris machinalement l'habitude de faire le plus souvent un détour quand j'approchois de cette traverse.

Voilà ce que je découvris en y réfléchissant, car rien de tout cela ne s'étoit offert jusque alors

Rousseau va herboriser à Gentilly. Il rencontre en che-distinctement à ma pensée. Cette observation min un petit bossu. S'il avoit eu l'anneau de Gygès, il ne s'en seroit servi que pour le bonheur de l'univers.

Nous n'avons guère de mouvement machinal dont nous ne pussions trouver la cause

m'en a rappelé successivement des multitudes d'autres, qui m'ont bien confirmé que les vrais et premiers motifs de la plupart de mes actions ne me sont pas aussi clairs à moi-même que je

me l'étois long-temps figuré: je sais et je sens que faire du bien est le plus vrai bonheur que le cœur humain puisse goûter; mais il ya longtemps que ce bonheur a été mis hors de ma portée, et ce n'est pas dans un aussi misérable sort que le mien qu'on peut espérer de placer avec joie et avec fruit une seule action réellement bonne. Le plus grand soin de ceux qui règlent ma destinée ayant été que tout ne fût pour moi que fausse et trompeuse apparence, un motif de vertu n'est jamais qu'un leurre qu'on me présente pour m'attirer dans le piége où l'on veut m'enlacer. Je sais cela; je sais que le seul bien qui soit désormais en ma puissance est de m'abstenir d'agir, de peur de mal faire sans le vouloir et sans le savoir.

Mais il fut des temps plus heureux où, suivant les mouvemens de mon cœur, je pouvois quelquefois rendre un autre cœur content, et je me dois l'honorable témoignage que, chaque fois que j'ai pu goûter ce plaisir, je l'ai trouvé plus doux qu'aucun autre : ce penchant fut vif, vrai, pur; et rien, dans mon plus secret intérieur, ne l'a jamais démenti. Cependant j'ai senti souvent le poids de mes propres bienfaits par la chaîne des devoirs qu'ils entraînoient à leur suite: alors le plaisir a disparu, et je n'ai plus trouvé, dans la continuation des mêmes soins qui m'avoient d'abord charmé, qu'une gène presque insupportable. Durant mes courtes prospérités beaucoup de gens recouroient à moi, et jamais, dans tous les services que je pus leur rendre, aucun d'eux ne fut éconduit. Mais de ces premiers bienfaits, versés avec effusion de cœur, naissoient des chaînes d'engagemens successifs que je n'avois pas prévus et dont je ne pouvois plus secouer le joug: mes premiers services n'étoient, aux yeux de ceux qui les recevoient, que les arrhes de ceux qui les devoient suivre; et, dès que quelque infortuné avoit jeté sur moi le grappin d'un bienfait reçu, c'en étoit fait désormais, et ce premier bienfait, libre et volontaire, devenoit un droit indéfini à tous ceux dont il pouvoit avoir besoin dans la suite, sans que l'impuissance même suffit pour m'en affranchir. Voilà comment des jouissances très-douces se transformoient pour moi dans la suite en d'onéreux assujettissemens.

Ces chaînes cependant ne me parurent pas

très-pesantes, tant qu'ignoré du public je vécus dans l'obscurité; mais quand une fois ma personne fut affichée par mes écrits, faute grave sans doute, mais plus qu'expiée par mes malheurs, dès lors je devins le bureau général d'adresse de tous les souffreteux ou soi-disant tels, de tous les aventuriers qui cherchoient des dupes, de tous ceux qui, sous prétexte du grand crédit qu'ils feignoient de m'attribuer, vouloient s'emparer de moi de manière ou d'autre. C'est alors que j'eus lieu de connoître que tous les penchans de la nature', sans excepter la bienfaisance elle-même, portés ou suivis dans la société sans prudence et sans choix, changent de nature, et deviennent souvent aussi nuisibles qu'ils étoient utiles dans leur première direction. Tant de cruelles expériences changèrent peu à peu mes premières dispositions, ou plutôt, les renfermant enfin dans leurs véritables bornes, elles m'apprirent à suivre moins aveuglément mon penchant à bien faire, lorsqu'il ne servoit qu'à favoriser la méchanceté d'autrui.

Mais je n'ai point regret à ces mêmes expériences, puisqu'elles m'ont procuré, par la réflexion, de nouvelles lumières sur la connoissance de moi-même et sur les vrais motifs de ma conduite en mille circonstances sur lesquelles je me suis si souvent fait illusion : j'ai vu que, pour bien faire avec plaisir, il falloit que j'agisse librement, sans contrainte, et que, pour m'ôter toute la douceur d'une bonne œuvre, il suffisoit qu'elle devint un devoir pour moi. Dès lors le poids de l'obligation me fait un fardeau des plus douces jouissances; et, comme je l'ai dit dans l'Émile, à ce que je crois, j'eusse été chez les Turcs un mauvais mari à l'heure où le cri public les appelle à remplir les devoirs de leur état.

Voilà ce qui modifie beaucoup l'opinion que j'eus long-temps de ma propre vertu, car il n'y en a point à suivre ses penchans, et à se donner, quand ils nous y portent, le plaisir de bien faire: mais elle consiste à les vaincre quand le devoir le commande pour faire ce qu'il nous prescrit, et voilà ce que j'ai su moins faire qu'homme du monde. Né sensible et bon, portant la pitié jusqu'à la foiblesse, et me sentant exalter l'âme par tout ce qui tient à la générosité, je fus humain, bienfaisant, se

courable, par goût, par passion même, tant le bienfaiteur s'engage de même à conserver qu'on n'intéressa que mon cœur; j'eusse été à l'autre, tant qu'il ne s'en rendra pas indile meilleur et le plus clément des hommes signe, la méme bonne volonté qu'il vient de lui j'en avois été le plus puissant; et, pour éteindre en moi tout désir de vengeance, il m'eût suffi de pouvoir me venger. J'aurois même été juste sans peine contre mon propre intérêt; mais contre celui des personnes qui m'étoient chères je n'aurois pu me résoudre à l'ètre. Dès que mon devoir et mon cœur étoient en contradiction, le premier eut rarement la victoire, à moins qu'il ne fallût seulement que m'abstenir: alors j'étois fort le plus souvent; mais agir contre mon penchant me fut toujours impossible. Que ce soient les hommes, le devoir, ou même la nécessité qui commandent, quand mon cœur se tait, ma volonté reste sourde, et je ne saurois obéir: je vois le mal qui me menace, et je le laisse arriver plutôt que de m'agiter pour le prévenir. Je commence quelquefois avec effort; mais cet effort me lasse et m'épuise bien vite: je ne saurois continuer. En toute chose imaginable, ce que je ne fais pas avec plaisir m'est bientôt impossible à faire.

Il y a plus: la contrainte, d'accord avec mon désir, suffit pour l'anéantir et le changer en répugnance, en aversion même, pour peu qu'elle agisse trop fortement; et voilà ce qui me rend pénible la bonne œuvre qu'on exige, et que je faisois de moi-même lorsqu'on ne l'exigeoit pas. Un bienfait purement gratuit est certainement une œuvre que j'aime à faire; mais quand celui qui l'a reçu s'en fait un titre pour en exiger la continuation sous peine de sa haine, quand il me fait une loi d'être à jamais son bienfaiteur, pour avoir d'abord pris plaisir à l'être, dès lors la gène commence, et le plaisir s'évanouit. Ce que je fais alors quand je cède est foiblesse et mauvaise honte: mais la bonne volonté n'y est plus; et, loin que je m'en applaudisse en moi-même, je me reproche en ma conscience de bien faire à contre

cœur.

Je sais qu'il y a une espèce de contrat et même le plus saint de tous entre le bienfaiteur et l'obligé: c'est une sorte de société qu'ils forment l'un avec l'autre, plus étroite que celle qui unit les hommes en général; et si l'obligé s'engage tacitement à la reconnoissance,

témoigner, et à lui en renouveler les actes toutes les fois qu'il le pourra et qu'il en sera requis. Ce ne sont pas là des conditions expresses, mais ce sont des effets naturels de la relation qui vient de s'établir entre eux. Celui qui, la première fois, refuse un service gratuit qu'on lui demande, ne donne aucun droit de se plaindre à celui qu'il a refusé; mais celui qui, dans un cas semblable, refuse au même la même grâce qu'il lui accorda ci-devant, frustre une espérance qu'il l'a autorisé à concevoir; il trompe et dément une attente qu'il a fait naître. On sent dans ce refus je ne sais quoi d'injuste et de plus dur que dans l'autre; mais il n'en est pas moins l'effet d'une independance que le cœur aime, et à laquelle il ne renonce pas sans effort. Quand je paye une dette, c'est un devoir que je remplis; quand je fais un don, c'est un plaisir que je me donne. Or le plaisir de remplir ses devoirs est de ceux que la seule habitude de la vertu fait naître : ceux qui nous viennent immédiatement de la nature ne s'élèvent pas si haut que cela.

Après tant de tristes expériences j'ai appris à prévoir de loin les conséquences de mes premiers mouvemens suivis, et je me suis souvent abstenu d'une bonne œuvre que j'avois le désir et le pouvoir de faire, effrayé de l'assujettissement auquel dans la suite je m'allois soumettre, si je m'y livrois inconsidérément. Je n'ai pas toujours senti cette crainte: au contraire, dans ma jeunesse je m'attachois par mes propres bienfaits, et j'ai souvent prouvé de même que ceux que j'obligeois s'affectionnoient à moi par reconnoissance encore plus que par intcrét. Mais les choses ont bien changé de face à cet égard comme à tout autre aussitôt que mes malheurs ont commencé : j'ai vécu dès lors dans une génération nouvelle qui ne ressembloit point à la première, et mes propres sentimens pour les autres ont souffert des changemens que j'ai trouvés dans les leurs. Les mêmes gens que j'ai vus successivement dans ces deux générations si différentes se sont, pour ainsi dire, assimilés successivement à l'une et à l'autre : de vrais et francs qu'ils étoient d'abord, devenus ce qu'ils sont, ils ont

sont trompeurs.

fait comme tous les autres; et, par cela seul | laissés à ma portée pour que je sois sûr qu'ils que les temps sont changés, les hommes ont changé comme eux. Eh! comment pourrois-je garder les mêmes sentimens pour ceux en qui je trouve le contraire de ce qui les fit naître! Je ne les hais point, parce que je ne saurois haïr; mais je ne puis me défendre du mépris qu'ils méritent, ni m'abstenir de le leur témoigner.

Peut-être, sans m'en apercevoir, ai-je changé moi-même plus qu'il n'auroit fallu : quel naturel résisteroit sans s'altérer à une situation pareille à la mienne? Convaincu par vingt ans d'expérience que tout ce que la nature a mis d'heureuses dispositions dans mon cœur est tourné, par ma destinée et par ceux qui en disposent, au préjudice de moi-même ou d'autrui, je ne puis plus regarder une bonne cœuvre qu'on me présente à faire que comme un piége qu'on me tend, et sous lequel est caché quelque mal. Je sais que, quel que soit l'effet de l'œuvre, je n'en aurai pas moins le mérite de ma bonne intention: oui, ce mérite y est toujours, sans doute; mais le charme intérieur n'y est plus, et, sitôt que ce stimulant me manque, je ne sens qu'indifférence et glace au dedans de moi, et, sûr qu'au lieu de faire une action vraiment utile je ne fais qu'un acte de dupe, l'indignation de l'amour-propre, jointe au désaveu de la raison, ne m'inspire que répugnance et résistance, où j'eusse été plein d'ardeur et de zèle dans mon état naturel.

Ma destinée semble avoir tendu, dès mon enfance, le premier piége qui m'a rendu longtemps si facile à tomber dans tous les autres : je suis né le plus confiant des hommes, et, durant quarante ans entiers, jamais cette confiance ne fut trompée une seule fois. Tombé tout d'un coup dans un autre ordre de gens et de choses, j'ai donné dans mille embûches sans jamais en apercevoir aucune; et vingt ans d'expérience ont à peine suffi pour m'éclairer sur mon sort. Une fois convaincu qu'il n'y a que mensonge et fausseté dans les démonstrations grimacières qu'on me prodigue, j'ai passé rapidement à l'autre extrémité; car, quand on est une fois sorti de son naturel, il n'y a plus de bornes qui nous retiennent. Dès lors je me suis dégoûté des hommes, et ma volonté, concourant avec la leur à cet égard, me tient encore plus éloigné d'eux que ne font toutes leurs machines.

Ils ont beau faire, cette répugnance ne peut jamais aller jusqu'à l'aversion: en pensant à la dépendance où ils se sont mis de moi pour me tenir dans la leur, ils me font une pitié réelle; si je ne suis malheureux, ils le sont eux-mêmes, et, chaque fois que je rentre en moi, je les trouve toujours à plaindre. L'orgueil peut-être se mêle encore à ces jugemens; je me sens trop au-dessus d'eux pour les haïr : ils peuvent m'intéresser tout au plus jusqu'au mépris, mais jamais jusqu'à la haine; enfin, je m'aime trop moi-même pour pouvoir haïr qui que ce soit. Ce seroit resserrer, comprimer mon existence, et je voudrois plutôt l'étendre sur tout l'uni

vers.

Il est des sortes d'adversités qui élèvent et renforcent l'âme, mais il en est qui l'abattent et la tuent: telle est celle dont je suis la proie. Pour peu qu'il y eût eu quelque mauvais levain dans la mienne, elle l'eût fait fermenter à l'excès, elle m'eût rendu frénétique; mais elle ne m'a rendu que nul. Hors d'état de bien faire et pour moi-même et pour autrui, je m'abstiens d'agir; et cet état, qui n'est innocent que parce qu'il est forcé, me fait trouver une sorte de douceur à me livrer pleinement sans reproche à mon penchant naturel. Je vais trop loin, sans doute, puisque j'évite les occasions d'agir, même où je ne vois que du bien à faire; mais, certain qu'on ne me laisse pas voir les choses comme elles sont, je m'abIls ne me sont même indifférens qu'en ce qui stiens de juger sur les apparences qu'on leur se rapporte à moi; car, dans leurs rapports donne; et, de quelque leurre qu'on couvre entre eux, ils peuvent encore m'intéresser et les motifs d'agir, il suffit que ces motifs soient | m'émouvoir comme les personnes d'un drame

J'aime mieux les fuir que les haïr : leur aspect frappe mes sens, et, par eux, mon cœur d'impressions que mille regards cruels me rendent pénibles; mais le malaise cesse aussitôt que l'objet qui le cause a disparu. Je m'occupe d'eux, et bien malgré moi, par leur présence, mais jamais par leur souvenir: quand je ne les vois plus, ils sont pour moi comme s'ils n'existoient point.

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