que je verrois représenter. Il faudroit que mon | jours juste sans partialité, et toujours bon sans être moral fût anéanti, pour que la justice me devînt indifférente: le spectacle de l'injustice et de la méchanceté me fait encore bouillir le sang de colère; les actes de vertu, où je ne vois ni forfanterie ni ostentation, me font toujours tressaillir de joie, et m'arrachent encore de douces larmes. Mais il faut que je les voie et les apprécie moi-même, car, après ma propre histoire, il faudroit que je fusse insensé pour adopter, sur quoi que ce fût, le jugement des hommes, et pour croire aucune chose sur la foi d'autrui. Si ma figure et mes traits étoient aussi parfaitement inconnus aux hommes que le sont mon caractère et mon naturel, je vivrois encore sans peine au milieu d'eux : leur société même pourroit me plaire tant que je leur serois parfaitement étranger; livré sans contrainte à mes inclinations naturelles, je les aimerois encore s'ils ne s'occupoient jamais de moi. J'exercerois sur eux une bienveillance universelle et parfaitement désintéressée; mais sans former jamais d'attachement particulier, et sans porter le joug d'aucun devoir, je ferois envers eux, librement et de moi-même, tout ce qu'ils ont tant de peine à faire incités par leur amourpropre, et contraints par toutes leurs lois. foiblesse, je me serois également garanti des méfiances aveugles et des haines implacables, parce que, voyant les hommes tels qu'ils sont, et lisant aisément au fond de leurs cœurs, j'en aurois peu trouvé d'assez aimables pour mériter toutes mes affections; peu d'assez odieux pour mériter toute ma haine, et que leur méchanceté même m'eût disposé à les plaindre, par la connoissance certaine du mal qu'ils se font à euxmémes en voulant en faire à autrui. Peut-être aurois-je eu dans des momens de gaîté l'enfantillage d'opérer quelquefois des prodiges; mais parfaitement désintéressé pour moi-même, et n'ayant pour loi que mes inclinations naturelles, sur quelque acte de justice sévère j'en aurois fait mille de clémence et d'équité; ministre de la Providence et dispensateur de ses lois, selon mon pouvoir, j'aurois fait des miracles plus sages et plus utiles que ceux de la légende dorée et du tombeau de saint Médard. Il n'y a qu'un seul point sur lequel la faculté de pénétrer partout invisible m'eût pu faire chercher des tentations auxquelles j'aurois mal résisté; et, une fois entré dans ces voies d'égarement, où n'eussé-je point été conduit par elles? Ce seroit bien mal connoître la nature et moi-même que de me flatter que ces facilités ne m'auroient point séduit, ou que la raison m'auroit arrêté dans cette fatale pente: sûr de moi sur tout autre article, j'étois perdu par celui-là seul. Celui que sa puissance met au-dessus de l'homme doit être au-dessus des foiblesses de l'humanité, sans quoi cet excès de force ne servira qu'à le mettre en effet audessous des autres et de ce qu'il eût été luimême s'il fût resté leur égal. Si j'étois resté libre, obscur, isolé, comme j'étois fait pour l'être, je n'aurois fait que du bien, car je n'ai dans le cœur le germe d'aucune passion nuisible; si j'eusse été invisible et tout-puissant comme Dieu, j'aurois été bienfaisant et bon comme lui. C'est la force et la liberté qui font les excellens hommes: la foiblesse et l'esclavage n'ont jamais fait que des méchans. Si j'eusse été possesseur de l'anneau de Gygès, il m'eût tiré de la dépendance des hommes et les eût mis dans la mienne. Je me suis souvent demandé dans mes châteaux en Espagne quel usage j'aurois fait de cet anneau; car c'est bien là que la tentation d'abuser doit être près du pouvoir : maître de contenter mes désirs, pouvant tout, sans pouvoir être trompé par personne, qu'aurois-je pu désirer avec quelque suite? Une seule chose : c'eût été de voir tous les cœurs contens; l'aspect de la félicité publique eût pu seul toucher mon cœur d'un sentiment permanent, et l'ardent désir d'y concourir eût été ma plus constante passion. Tou-jamais à ma place que le Jean Jacques qu'ils Tout bien considéré, je crois que je ferai mieux de jeter mon anneau magique avant qu'il m'ait fait faire quelque sottise. Si les hommes s'obstinent à me voir tout autre que je ne suis, et que mon aspect irrite leur injustice, pour leur ôter cette vue il faut les fuir, mais non pas m'éclipser au milieu d'eux : c'est à eux de se cacher devant moi, de me dérober leurs manœuvres, de fuir la lumière du jour, de s'enfoncer en terre comme des taupes. Pour moi, qu'ils me voient s'ils peuvent, tant mieux; mais cela leur est impossible: ils ne verront se sont fait, et qu'ils ont fait selon leur cœur pour le haïr à leur aise. J'aurois donc tort de m'affecter de la façon dont ils me voient: je n'y dois prendre aucun intérêt véritable, car ce n'est pas moi qu'ils voient ainsi. Le résultat que je puis tirer de toutes ces réflexions est que je n'ai jamais été vraiment propre à la société civile, où tout est gêne, obligation, devoir, et que mon naturel indépendant me rendit toujours incapable des assujettissemens nécessaires à qui veut vivre avec les hommes. Tant que j'agis librement, je suis bon et je ne fais que du bien; mais sitôt que je sens le joug, soit de la nécessité, soit des hommes, je deviens rebelle ou plutôt rétif; alors je suis nul. Lorsqu'il faut faire le contraire de ma volonté, je ne le fais point, quoi qu'il arrive; je ne fais pas non plus ma volonté même, parce que je suis foible. Je m'abstiens d'agir, car toute ma foiblesse est. pour l'action, toute ma force est négative, et tous mes péchés sont d'omission, rarement de commission. Je n'ai jamais cru que la liberté de l'homme consistât à faire ce qu'il veut, mais bien à ne jamais faire ce qu'il ne veut pas, et voilà celle que j'ai toujours réclamée, souvent conservée, et par qui j'ai été le plus en scandale à mes contemporains; car, pour eux, actifs, remuans, ambitieux, detestant la li. berté dans les autres et n'en voulant point pour eux-mêmes, pourvu qu'ils fassent quelquefois leur volonté, ou plutôt qu'ils dominent celle d'autrui, ils se gênent toute leur vie à faire ce qui leur répugne, et n'omettent rien de servile pour commander. Leur tort n'a donc pas été de m'écarter de la société comme un membre inutile, mais de m'en proscrire comme un membre pernicieux; car j'ai très-peu fait de bien, je l'avoue; mais pour du mal, il n'en est entré dans ma volonté de ma vie, et je doute qu'il y ait aucun homme au monde qui en ait réellement moins fait que moi. SEPTIÈME PROMENADE. Rousseau, devenu plusque sexagénaire, suit son penchant pour la botanique. Il herborise jusque sur la cage de ses oiseaux. Théophraste est le seul botaniste de l'antiquité. Les idées médicinales ôtent tout le charme de l'étude des plantes. Il compare ensemble les trois règnes de la nature. Anecdotes sur ses herborisations en Suisse, et sur l'humilité d'un avocat de Grenoble. Le recueil de mes longs rêves est à peine commencé, et déjà je sens qu'il touche à sa fin. Un autre amusement lui succède, m'absorbe, et m'ôte même le temps de rêver : je m'y livre avec un engouement qui tient de l'extravagance, et qui me fait rire moi-même quand j'y réfléchis; mais je ne m'y livre pas moins, parce que, dans la situation où me voilà, je n'ai plus d'autre règle de conduite que de suivre en tout mon penchant sans contrainte. Je ne peux rien à mon sort, je n'ai que des inclinations innocentes; et, tous les jugemens des hommes étant désormais nuls pour moi, la sagesse même veut qu'en ce qui reste à ma portée je fasse tout ce qui me flatte, soit en public, soit à part moi, sans autre règle que ma fantaisie, et sans autre mesure que le peu de force qui m'est resté. Me voilà donc à mon foin pour toute nourriture, et à la botanique pour toute occupation. Déjà vieux, j'en avois pris la première teinture en Suisse, auprès du docteur d'Ivernois, et j'avois herborisé assez heureusement, durant mes voyages, pour prendre une connoissance passable du règne végétal; mais, devenu plus que sexagénaire, et sédentaire à Paris, les forces commençant à me manquer pour les grandes herborisations, et, d'ailleurs assez livré à ma copie de musique pour n'avoir pas besoin d'autre occupation, j'avois abandonné cet amusement, qui ne m'étoit plus nécessaire; j'avois vendu mon herbier, j'avois vendu mes livres, content de revoir quelquefois les plantes communes que je trouvois autour de Paris, dans mes promenades. Durant cet intervalle, le peu que je savois s'est presque entièrement effacé de ma mémoire, et bien plus rapidement qu'il ne s'y étoit gravé. Tout d'un coup, âgé de soixante-cinq ans passés, privé du peu de mémoire que j'avois, et des forces qui me restoient pour courir la campagne, sans guide, sans livres, sans jardin, sans herbier, me voilà repris de cette folie, mais avec plus d'ardeur encore que je | rie me délasse et m'amuse, la réflexion me fa. n'en eus en m'y livrant la première fois; me voilà sérieusement occupé du sage projet d'apprendre par cœur tout le Regnum vegetabile de Murray, et de connoître toutes les plantes connues sur la terre. Hors d'état de racheter des livres de botanique, je me suis mis en devoir de transcrire ceux qu'on m'a prêtés; et, résolu de refaire un herbier plus riche que le premier, en attendant que j'y mette toutes les plantes de la mer et des Alpes, et de tous les arbres des Indes, je commence toujours à bon compte par le mouron, le cerfeuil, la bour- | rache et le senneçon : j'herborise savamment sur la cage de mes oiseaux; et, à chaque nouveau brin d'herbe que je rencontre, je me dis avec satisfaction: Voilà toujours une plante de plus. Je ne cherche pas à justifier le parti que je prends de suivre cette fantaisie; je la trouve très-raisonnable, persuadé que, dans la position où je suis, me livrer aux amusemens qui me flattent est une grande sagesse, et même une grande vertu : c'est le moyen de ne laisser germer dans mon cœur aucun levain de vengeance ou de haine; et pour trouver encore dans ma destinée du goût à quelque amusement, il faut assurément avoir un naturel bien épuré de toutes passions irascibles. C'est me venger de mes persécuteurs à ma manière: je ne saurois les punir plus cruellement que d'être heureux malgré eux. Oui, sans doute, la raison me permet, me prescrit même, de me livrer à tout penchant qui m'attire, et que rien ne m'empêche de suivre; mais elle ne m'apprend pas pourquoi ce penchant m'attire, et quel attrait je puis trouver à une vaine étude faite sans profit, sans progrès, et qui, vieux, radoteur, déjà caduc et pesant, sans facilité, sans mémoire, me ramène aux exercices de la jeunesse, et aux leçons d'un écolier: or c'est une bizarrerie que je voudrois m'expliquer. Il me semble qae, bien éclaircie, elle pourroit jeter quelque nouveau jour sur cette connoissance de moi-même, à l'acquisition de laquelle j'ai consacré mes derniers loisirs. J'ai pensé quelquefois assez profondément, mais rarement avec plaisir, presque toujours contre mon gré et comme par force. La rêve T. 1. tigue et m'attriste. Penser fut toujours pour moi une occupation pénible et sans charme. Quelquefois mes rêveries finissent par la méditation, mais plus souvent mes inéditations finissent par la rêverie; et, durant ces égaremens, mon âme erre et plane dans l'univers, sur les ailes de l'imagination, dans des extases qui passent toute autre jouissance. Tant que je goûtai celle-là dans toute sa pureté, toute autre occupation me fut toujours insipide; mais quand une fois, jeté dans la carrière littéraire par des impulsions étrangères, je sentis la fatigue du travail d'esprit, el l'importunité d'une célébrité malheureuse, je sentis en même temps languir et s'attiédir mes douces rêveries; et, bientôt forcé de m'occuper malgré moi de ma triste situation, je ne pus plus retrouver que bien rarement ces chères extases qui, durant cinquante ans, m'avoient tenu lieu de fortune et de gloire, et, sans autre dépense que celle du temps, m'avoient rendu, dans l'oisiveté, le plus heureux des mortels. J'avois même à craindre, dans mes rêveries, que mon imagination, effarouchée par mes malheurs, ne tournàt enfin de ce côté son activité, et que le continuel sentiment de mes peines, me resserrant le cœur par degrés, ne m'accablât enfin de leur poids. Dans cet état, un instinct qui m'est naturel, me faisant fuir toute idée attristante, imposa silence à mon imagination, et, fixant mon attention sur les objets qui m'environnoient, me fit, pour la première fois, détailler le spectacle de la nature, que je n'avois guère contemplé jusque alors qu'en masse et dans son ensemble. Les arbres, les arbrisseaux, les plantes, sont la parure et le vêtement de la terre. Rien n'est si triste que l'aspect d'une campagne nue et pelée, qui n'étale aux yeux que des pierres, du limon et des sables; mais, vivifiée par la nature, et revêtue de sa robe de noces, au milieu du cours des eaux et du chant des oiseaux, la terre offre à l'homme, dans l'harmonie des trois règnes, un spectacle plein de vie, d'intérêt et de charmes, le seul spectacle au monde dont ses yeux et son cœur ne se lassent jamais. Plus un contemplateur a l'âme sensible, plus il se livre aux extases qu'excite en lui cet ac -29 cord. Une rêverie douce et profonde s'empare alors de ses sens, et il se perd, avec une délicieuse ivresse, dans l'immensité de ce beau système avec lequel il se sent identifié. Alors tous les objets particuliers lui échappent; il ne voit et ne sent rien que dans le tout. Il faut que quelque circonstance particulière resserre ses idées et circonscrive son imagination pour qu'il puisse observer par partie cet univers qu'il s'efforçoit d'embrasser. C'est ce qui m'arriva naturellement quand mon cœur, resserré par la détresse, rapprochoit et concentroit tous ses mouvemens autour de lui pour conserver ce reste de chaleur prête à s'évaporer et s'éteindre dans l'abattement où je tombois par degrés. J'errois nonchalamment dans les bois et dans les montagnes, n'osant penser de peur d'attiser mes douleurs. Mon imagination, qui se refuse aux objets de peine, laissoit mes sens se livrer aux impressions légères, mais douces, des objets environnans. Mes yeux se promenoient sans cesse de l'un à l'autre, et il n'étoit pas possible que, dans une variété si grande, il ne s'en trouvat qui les fixoient davantage, et les arrètoient plus longtemps. Je pris goût à cette récréation des yeux, qui dans l'infortune, repose, amuse, distrait l'esprit et suspend le sentiment des peines. La nature des objets aide beaucoup à cette diversion, et la rend plus séduisante. Les odeurs suaves, les vives couleurs, les plus élégantes formes, semblent se disputer à l'envi le droit de fixer notre attention. Il ne faut qu'aimer le plaisir pour se livrer à des sensations si douces; et si cet effet n'a pas lieu sur tous ceux qui en sont frappés, c'est, dans les uns, faute de sensibilité naturelle, et, dans la plupart, que leur esprit, trop occupé d'autres idées, ne se livre qu'à la dérobée aux objets qui frappent leurs sens. Une autre chose contribue encore à éloigner du règne végétal l'attention des gens de goût; c'est l'habitude de ne chercher dans les plantes que des drogues et des remèdes. Théophraste s'y étoit pris autrement, et l'on peut regarder ce philosophe comme le seul botaniste de l'antiquité : aussi n'est-il presque point connu parmi nous; mais, grâce à un certain Dioscoride, grand compilateur de recettes, et à ses commentateurs, la médecine s'est tellement emparée des plantes transformées en simples, qu'on n'y voit que ce qu'on n'y voit point, savoir les prétendues vertus qu'il plaitau tiers etau quart de leur attribuer.On ne conçoit pas que l'organisation végétale puisse par elle-même mériter quelque attention; des gens qui passent leur vie à arranger savamment des coquilles se moquent de la botanique comme d'une étude inutile, quand on n'y joint pas, comme ils disent, celle des propriétés, c'est-à-dire, quand on n'abandonne pas l'observation de la nature, qui ne ment point, et qui ne nous dit rien de tout cela, pour se livrer uniquement à l'autorité des hommes, qui sont menteurs, et qui nous affirment beaucoup de choses qu'il faut croire sur leur parole, fondée elle-même, le plus souvent, sur l'autorité d'autrui. Arrêtezvous dans une prairie émaillée à examiner successivement les fleurs dont elle brille; ceux qui vous verront faire, vous prenant pour un frater, vous demanderont des herbes pour guérir la rogne des enfans, la gale des hommes, ou la morve des chevaux. Ce dégoûtant préjugé est détruit en partie dans les autres pays, et surtout en Angleterre, grâce à Linnæus, qui a un peu tiré la botanique des écoles de pharmacie pour la rendre à l'histoire naturelle et aux usages économiques; mais en France, où cette étude a moins pénétré chez les gens du monde, on est resté, sur ce point, tellement barbare, qu'un bel esprit de Paris, voyant à Londres un jardin de curieux, plein d'arbres et de plantes rares, s'écria, pour tout éloge: Voilà un fort beau jardin d'apothicaire! A ce compte, le premier apothicaire fut Adam; car il n'est pas aisé d'imaginer un jardin mieux assorti de plantes que celui d'Éden. Ces idées médicinales ne sont assurément guère propres à rendre agréable l'étude de la botanique; elles flétrissent l'émail des prés, l'éclat des fleurs, dessèchent la fraicheur des bocages, rendent la verdure et les ombrages insipides et dégoûtans; toutes ces structures charmantes et gracieuses intéressent fort peu quiconque ne veut que piler tout cela dans un mortier, et l'on n'ira pas chercher des guirlandes pour les bergères parmi des herbes pour les lavemens. Toute cette pharmacie ne souilloit point mes images champêtres ; rien n'en étoit plus éloigné que des tisanes et des emplåtres. J'ai souvent pensé, en regardant de près les champs, les vergers, les bois, et leurs nombreux habitans, que le règne végétal étoit un magasin d'alimens donnés par la nature à l'homme et aux animaux; mais jamais il ne m'est venu à l'esprit d'y chercher des drogues et des remèdes. Je ne vois rien, dans ces diverses productions, qui m'indique un pareil usage, et elle nous auroit montré le choix, si elle nous l'avoit prescrit, comme suis la preuve vivante de la vanité de leur art, et de l'inutilité de leurs soins. Non, rien de personnel, rien qui tienne à l'intérêt de mon corps ne peut occuper vraiment mon âme. Je ne médite, je ne rêve jamais plus délicieusement que quand je m'oublie moimême. Je sens des extases, des ravissemens inexprimables à me fondre, pour ainsi dire, dans le système des êtres, à m'identifier avec la nature entière. Tant que les hommes furent elle a fait pour les comestibles. Je sens mêmemes frères, je me faisois des projets de félicité terrestre; ces projets étant toujours relatifs au tout, je ne pouvois étre heureux que de la félicité publique, et jamais l'idée d'un bonheur particulier n'a touché mon cœur, que quand j'ai vu mes frères ne chercher le leur que dans ma misère. Alors, pour ne les pas haïr, il a bien fallu les fuir; alors, me réfugiant chez la mère commune, j'ai cherché dans ses bras, à me soustraire aux atteintes de ses enfans; je suis devenu solitaire, ou, comme ils disent, inso que le plaisir que je prends à parcourir les bocages seroit empoisonné par le sentiment des infirmités humaines s'il me laissoit penser à la fièvre, à la pierre, à la goutte, et au mal caduc. Du reste, je ne disputerai point aux végétaux les grandes vertus qu'on leur attribue; je dirai seulement qu'en supposant ces vertus réelles, c'est malice pure aux malades de continuer à l'étre; car de tant de maladies que les hommes se donnent, il n'y en a pas une seule dont vingt sortes d'herbes ne guérissent | ciable et misanthrope, parce que la plus sauradicalement. vage solitude me paroit préférable à la société des méchans, qui ne se nourrit que de trahisons et de haine. Ces tournures d'esprit, qui rapportent toujours tout à notre intérêt matériel, qui font chercher partout du profit ou des remèdes, et qui feroient regarder avec indifférence toute la nature, si l'on se portoit toujours bien, n'ont jamais été les miennes. Je me sens là-dessus tout à rebours des autres hommes: tout ce qui tient au sentiment de mes besoins attriste et gâte mes pensées, et jamais je n'ai trouvé de vrais charmes aux plaisirs de l'esprit, qu'en perdant tout-à-fait de vue l'intérêt de mon corps. Ainsi, quand même je croirois à la médecine, et quand même ses remèdes seroient agréables, je ne trouverois jamais, à m'en occuper, ces délices que donne une contemplation pure et désintéressée; et mon âme ne sauroit s'exalter et planer sur la nature, tant que je la sens tenir | cultés, affoiblies et reláchées, ne trouvent plus Forcé de m'abstenir de penser, de peur de penser à mes malheurs malgré moi; forcé de contenir les restes d'une imagination riante, mais languissante, que tant d'angoisses pourroient effaroucher à la fin; forcé de tâcher d'oublier les hommes qui m'accablent d'ignominie et d'outrages, de peur que l'indignation ne m'aigrit enfin contre eux, je ne puis cependant me concentrer tout entier en moi-même, parce que mon âme expansive cherche, malgré que j'en aie, à étendre ses sentimens et son existence sur d'autres étres, et je ne puis plus, comme autrefois, me jeter, tête baissée, dans ce vaste océan de la nature, parce que mes fa d'objets assez déterminés, assez fixes, assez à ma portée, pour s'y attacher fortement, et que je ne me sens plus assez de vigueur pour nager dans le chaos de mes anciennes extases. Mes idées ne sont presque plus que des sensations, et la sphère de mon entendement ne passe pas les objets dont je suis immédiatement entouré. Fuyant les hommes, cherchant la solitude, n'imaginant plus, pensant encore moins, et cependant doué d'un tempérament vif, qui m'é |