goûts fins. Non-seulement Marion étoit jolie, mais elle avoit une fraîcheur de coloris qu'on ne trouve que dans les montagnes, et surtout un air de modestie et de douceur qui faisoit qu'on ne pouvoit la voir sans l'aimer; d'ailleurs bonne fille, sage, et d'une fidélité à toute épreuve. C'est ce qui surprit quand je la nommai. L'on n'avoit guère moins de confiance en moi qu'en elle, et l'on jugea qu'il importoit de vérifier lequel étoit le fripon des deux. On la fit venir: l'assemblée étoit nombreuse, le comte de La Roque y étoit. Elle arrive, on lui montre le ruban: je la charge effrontément; elle reste interdite, se tait, me jette un regard qui auroit desarmé les démons, et auquel mon barbare cœur résiste. Elle nie enfin avec assurance, mais sans emportement, m'apostrophe, m'exhorte à rentrer en moi-même, à ne pas déshonorer une tille innocente qui ne m'a jamais fait de mal; et moi, avec une impudence infernale, je confirme ma déclaration, et lui soutiens en face qu'elle m'a donné le ruban. La pauvre fille se mit à pleurer, et ne me dit que ces mots : Ah! Rousseau, je vous croyois un bon caractère. Vous me rendez bien malheureuse, mais je ne voudrois pas être à votre place. Voilà tout. Elle continua de se défendre avec autant de simplicité que de fermeté, mais sans se permettre jamais contre moi la moindre invective. Cette modération, comparée à mon ton décidé, lui fit tort. Il ne sembloit pas naturel de supposer d'un côté une audace aussi diabolique, et de l'autre une aussi angelique douceur. On ne parut pas se décider absolument, mais les préjugés étoient pour moi. Dans le tracas où l'on étoit on ne se donna pas le temps d'approfondir la chose; et le comte de La Roque, en nous renvoyant tous deux, se contenta de dire que la conscience du coupable vengeroit assez l'innocent. Sa prédiction n'a pas été vaine; elle ne cesse pas un seul jour de s'accomplir. J'ignore ce que devint cette victime de ma calomnie; mais il n'y a pas d'apparence qu'elle ait après cela trouvé facilement à se bien placer. Elle emportoit une imputation cruelle à son honneur de toutes manières. Le vol n'étoit qu'une bagatelle, mais enfin c'étoit un vol, et, qui pis est, employé à séduire un jeune garcon: enfin le mensonge et l'obstination ne laissoient rien à espérer de celle en qui tant de vices étoient réunis. Je ne regarde pas même la misère et l'abandon comme le plus grand danger auquel je l'aie exposée. Qui sait, à son âge, où le découragement de l'innocence avilie a pu la porter? Eh! si le remords d'avoir pu la rendre malheureuse est insupportable, qu'on juge de celui d'avoir pu la rendre pire que moi! Ce souvenir cruel me trouble quelquefois, et me bouleverse au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me reprocher mon crime comme s'il n'étoit commis que d'hier. Tant que j'ai vécu tranquille il m'a moins tourmenté, mais au milieu d'une vie orageuse il m'ôte la plus douce consolation des innocens persécutés: il me fait bien sentir ce que je crois avoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s'endort durant un destin prospère, et s'aigrit dans l'adversité. Cependant je n'ai jamais pu prendre sur moi de décharger mon cœur de cet aveu dans le sein d'un ami. La plus étroite intimité ne me l'a jamais fait faire à personne, pas même à madame de Warens. Tout ce que j'ai pu faire a été d'avouer que j'avois à me reprocher une action atroce, mais jamais je n'ai dit en quoi elle consistoit. Ce poids est donc resté jusqu'à ce jour sans allégement sur ma conscience; et je puis dire que le désir de m'en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution que j'ai prise d'écrire mes confessions. J'ai procédé rondement dans celle que je viens de faire, et l'on ne trouvera sûrement pas que j'aie ici pallié la noirceur de mon forfait. Mais je ne remplirois pas le but de ce livre (a), si je n'exposois en même temps mes dispositions intérieures, et que je craignisse de m'excuser en ce qui est conforme à la vérité. Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi dans ce cruel moment; et lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à ma pensée ; je m'excusai sur le premier objet qui s'offrit. Je l'accusai d'avoir fait ce que je voulois faire, et de m'avoir donné le ruban, parce que mon intention étoit de le lui donner. Quand je la vis paroître ensuite, mon cœur fut déchiré, mais la présence de (a) VAR. Mais je ne remplirois pas non plus ma táche, si.. tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je craignois peu la punition, je ne craignois que la honte; mais je la craignois plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J'aurois voulu m'enfoncer, m'étouffer dans le centre de la terre : l'invincible honte l'emporta sur tout, la honte seule fit mon impudence; et plus je devenois criminel, plus l'effroi d'en convenir me rendoit intrépide. Je ne voyois que l'horreur d'être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m'ôtoit tout autre sentiment. Si l'on m'eût laissé revenir à moi-même, j'aurois infailliblement tout déclaré. Si M. de La Roque m'eût pris à part, qu'il m'eût dit : Ne perdez pas cette pauvre fille; si vous êtes coupable avouez-le-moi; je me serois jeté à ses pieds dans l'instant, j'en suis parfaitement sûr. Mais on ne fit que m'intimider quand il falloit me donner du courage. L'âge est encore une attention qu'il est juste de faire; à peine étois-je sorti de l'enfance, ou plutôt j'y étois encore. Dans la jeunesse les véritables noirceurs sont plus criminelles encore que dans l'âge mûr; mais ce qui n'est que foiblesse l'est beaucoup moins, et ma faute au fond n'étoit guère autre chose. Aussi son souvenir m'afflige-t-il moins à cause du mal en lui-même qu'à cause de celui qu'il a dû causer. Il m'a même fait ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout acte tendant au crime, par l'impression terrible qui m'est restée du seul que j'aie jamais commis; et je crois sentir que mon aversion pour le mensonge me vient en grande partie du regret d'en avoir pu faire un aussi noir. Si c'est un crime qui puisse être expié, comme j'ose le croire, il doit l'être par tant de malheurs dont la fin de ma vie est accablée, par quarante ans de droiture et d'honneur dans des occasions difficiles; et la pauvre Marion trouve tant de vengeurs en ce monde, que, quelque grande qu'ait été mon offense envers elle, je crains peu d'en emporter la coulpe avec moi. Voilà ce que j'avois à dire sur cet article. Qu'il me soit permis de n'en reparler jamais. LIVRE TROISIÈME. 1728-1731.) Sorti de chez madame de Vercellis à peu près comme j'y étois entré, je retournai chez mon ancienne hôtesse, et j'y restai cinq ou six semaines, durant lesquelles la santé, la jeunesse et l'oisiveté me rendirent souvent mon temperament importun. J'étois inquiet, distrait, rêveur, je pleurois, je soupirois, je désirois un bonheur dont je n'avois pas d'idée, et dont je sentois pourtant la privation. Cet état ne peut se décrire; et peu d'hommes même le peuvent imaginer, parce que la plupart ont prévenu cette plénitude de vie, à la fois tourmentante et délicieuse, qui, dans l'ivresse du désir, donne un avant-goût de la jouissance. Mon sang allumé remplissoit incessamment mon cerveau de filles et de femmes : mais n'en sentant pas le véritable usage, je les occupois bizarrement en idée à mes fantaisies sans en savoir rien faire de plus; et ces idées tenoient mes sens dans une activité très-incommode, dont, par bonheur, elles ne m'apprenoient point à me délivrer. J'aurois donné ma vie pour retrouver un quart d'heure une demoiselle Goton. Mais ce n'étoit plus le temps où les jeux de l'enfance alloient là comme d'eux-mêmes. La honte, compagne de la conscience du mal, étoit venue avec les années; elle avoit accru ma timidité naturelle au point de la rendre invincible; et jamais, ni dans ce temps-là, ni depuis, je n'ai pu parvenir à faire une proposition Lascive, que celle à qui je la faisois ne m'y ait en quelque sorte contraint par ses avances, quoique sachant qu'elle n'étoit pas scrupuleuse, et presque assuré d'être pris au mot. Mon agitation crut au point que, ne pouvant contenter mes désirs, je les attisois par les plus extravagantes manœuvres. J'allois chercher des allées sombres, des réduits cachés, où je pusse m'exposer de loin aux personnes du sexe dans l'état où j'aurois voulu être auprès d'elles. Ce qu'elles voyoient n'étoit pas l'objet obscène, je k n'y songeois même pas; c'étoit l'objet ridicule. Le sot plaisir que j'avois de l'étaler à leurs yeux ne peut se décrire. Il n'y avoit de là plus qu'un pas à faire pour sentir le traitement désiré, et je ne doute pas que quelque résolue ne m'en eût, en passant, donné l'amusement, si j'eusse eu l'audace d'attendre. Cette folie eut une catastrophe à peu près aussi comique, mais moins plaisante pour moi. Un jour j'allai m'établir au fond d'une cour dans laquelle étoit un puits où les filles de la maison venoient souvent chercher de l'eau. Dans ce fond il y avoit une petite descente qui menoit à des caves par plusieurs communications. Je sondai dans l'obscurité ces allées souterraines, et, les trouvant longues et obscures, je jugeai qu'elles ne finissoient point, et que, si j'étois vu et surpris, j'y trouverois un refuge assuré. Dans cette confiance, j'offrois aux filles qui venoient au puits un spectacle plus risible que séducteur. Les plus sages feignirent de ne rien voir; d'autres se mirent à rire; d'autres se crurent insultées et firent du bruit. Je me sauvai dans ma retraite : j'y fus suivi. J'entendis une voix d'homme sur laquelle je n'avois pas compté, et qui m'alarma. Je m'enfonçai dans les souterrains au risque de m'y perdre : le bruit, les voix, la voix d'homme, me suivoient toujours. J'avois compté sur l'obscurité, je vis de la lumière. Je frémis, je m'enfonçai davantage. Un mur m'arrêta, et, ne pouvant aller plus loin, il fallut attendre là ma destinée. En un moment je fus atteint et saisi par un grand homme portant une grande moustache, un grand chapeau, un grand sabre, escorté de quatre ou cinq vieilles femmes armées chacune d'un manche à balai, parmi lesquelles j'aperçus la petite coquine qui m'avoit décélé, et qui vouloit sans doute me voir au visage. L'homme au sabre, en me prenant par le bras, me demanda rudement ce que je faisois là. On conçoit que ma réponse n'étoit pas prête. Je me remis cependant; et, m'évertuant dans ce moment critique, je tirai de ma tête un expédient romanesque qui me réussit. Je lui dis, d'un ton suppliant, d'avoir pitié de mon âge et de mon état; que j'étois un jeune étranger de grande naissance, dont le cerveau s'étoit dérangé; que je m'étois échappé de la maison paternelle parce qu'on vouloit m'enfermer; que j'étois perdu s'il me faisoit connoître, mais que s'il vouloit bien me laisser aller, je pourrois peut-être un jour reconnoître cette grâce. Contre toute attente, mon discours et mon air firent effet: l'homme terrible en fut touché; et, après une réprimande assez courte, il me laissa doucement aller sans me questionner davantage. A l'air dont la jeune et les vieilles me virent partir, je jugeai que l'homme que j'avois tant craint m'étoit fort utile, et qu'avec elles seules je n'en aurois pas été quitte à si bon marché. Je les entendis murmurer je ne sais quoi dont je ne me souciois guère; car, pourvu que le sabre et l'homme ne s'en mêlassent pas, j'étois bien sûr, leste et vigoureux comme j'étois, de me délivrer de leurs tricots et d'elles. Quelques jours après, passant dans une rue avec un jeune abbé, mon voisin, j'allai donner du nez contre l'homme au sabre. Il me reconnut, et, me contrefaisant d'un ton railleur: « Je suis prince, me dit-il, je suis prince, et › moi je suis un coïon : mais que son altesse › n'y revienne pas. › Il n'ajouta rien de plus, et je m'esquivai en baissant la tête et le remerciant, dans mon cœur, de sa discrétion. J'ai jugé que ces maudites vieilles lui avoient fait honte de sa crédulité. Quoi qu'il en soit, tout Piémontois qu'il étoit, c'étoit un bon homme, et jamais je ne pense à lui sans un mouvement de reconnoissance: car l'histoire étoit si plaisante, que, pour le seul désir de faire rire, tout autre à sa place m'eût déshonoré. Cette aventure, sans avoir les suites que j'en pouvois craindre, ne laissa pas de me rendre sage pour long-temps. Mon séjour chez madame de Vercellis m'avoit procuré quelques connoissances, que j'entretenois dans l'espoir qu'elles pourroient m'être utiles. J'allois voir quelquefois entre autres un abbé savoyard appelé M. Gaime, précepteur des enfans du comte de Mellarède. II étoit jeune encore et peu répandu, mais plein de bon sens, de probité, de lumières, et l'un des plus honnêtes hommes que j'aie connus. Il ne me fut d'aucune ressource pour l'objet qui m'attiroit chez lui; il n'avoit pas assez de crédit pour me placer: mais je trouvai près de lui des avantages plus précieux qui m'ont profité toute ma vie, les leçons de la saine morale, et les maximes de la droite raison. Dans l'ordre successif de mes goûts et de mes idées, j'avois toujours été trop haut ou trop bas, Achille ou Thersite, tantôt héros et tantôt vaurien. M. Gaime prit le soin de me mettre à ma place et de me montrer à moi-même sans m'épargner ni me décourager. Il me parla très-honorablement de mon naturel et de mes talens: mais il ajouta qu'il en voyoit naître les obstacles qui m'empêcheroient d'en tirer parti; de sorte qu'ils devoient, selon lui, bien moins me servir de degrés pour monter à la fortune que de ressources pour m'en passer. Il me fit un tableau vrai de la vie humaine, dont je n'avois que de fausses idées; il me montra comment, dans un destin contraire, l'homme sage peut toujours tendre au bonheur et courir au plus près du vent pour y parvenir; comment il n'y a point de vrai bonheur sans sagesse, et comment la sagesse est de tous les états. Il amortit beaucoup mon admiration pour la grandeur en me prouvant que ceux qui dominoient les autres n'étoient ni plus sages ni plus heureux qu'eux. II me dit une chose qui m'est souvent revenue à la mémoire, c'est que si chaque homme pouvoit lire dans les cœurs de tous les autres, il y auroit plus de gens qui voudroient descendre que de ceux qui voudroient monter. Cette réflexion, dont la vérité frappe, et qui n'a rien d'outré, m'a été d'un grand usage dans le cours de ma vie pour me faire tenir à ma place paisiblement. Il me donna les premières vraies idées de l'honnête, que mon génie ampoulé n'avoit saisi que dans ses excès. Il me fit sentir que l'enthousiasme des vertus sublimes étoit peu d'usage dans la société; qu'en s'élançant trop haut on étoit sujet aux chutes; que la continuité des petits devoirs toujours bien remplis ne demandoit pas moins de force que les actions héroïques; qu'on en tiroit meilleur parti pour l'honneur et pour le bonheur; et qu'il valoit infiniment mieux avoir toujours l'estime des hommes, que quelquefois leur admiration. Pour établir les devoirs de l'homme il falloit | bien remonter à leurs principes. D'ailleurs le | pas que je venois de faire, et dont mon état présent étoit la suite, nous conduisoit à parler de religion. L'on conçoit déjà que l'honnête M. Gaime est, du moins en grande partie, l'original du Vicaire savoyard. Seulement la prudence l'obligeant à parler avec plus de réserve, il s'expliqua moins ouvertement sur certains points; mais au reste ses maximes, ses sentimens, ses avis furent les mêmes, et, jusqu'au conseil de retourner dans ma patrie, tout fut comme je l'ai rendu depuis au public. Ainsi, sans m'étendre sur des entretiens dont chacun peut voir la substance, je dirai que ses leçons, sages, mais d'abord sans effet, furent dans mon cœur un germe de vertu et de religion qui ne s'y étouffa jamais, et qui n'attendoit pour fructifier que les soins d'une main plus chérie. Quoique alors ma conversion fùt peu solide, je ne laissois pas d'être ému. Loin de m'ennuyer de ses entretiens, j'y pris goût à cause de leur clarté, de leur simplicité, et surtout d'un certain intérêt de cœur dont je sentois qu'ils étoient pleins. J'ai l'âme aimante, et je me suis toujours attaché aux gens moins à proportion du bien qu'ils m'ont fait quede celui qu'ils m'ont voulu, et c'est sur quoi mon tact ne me trompe guère. Aussi je m'affectionnois véritablement à M. Gaime; j'étois pour ainsi dire son second disciple; et cela me fit pour le moment même l'inestimable bien de me détourner de la pente au vice où m'entraînoit mon oisiveté. Un jour que je ne pensois à rien moins, on vint me chercher de la part du comte de La Roque. A force d'y aller et de ne pouvoir lui parler, je m'étois ennuyé, et je n'y allois plus: je crus qu'il m'avoit oublié, ou qu'il lui étoit resté de mauvaises impressions de moi. Je me trompois. Il avoit été témoin plus d'une fois du plaisir avec lequel je remplissois mon devoir auprès de sa tante; il le lui avoit même dit, et il m'en reparla quand moi-même je n'y songeois plus. Il me reçut bien, me dit que, sans m'amuser de promesses vagues, il avoit cherché à me placer; qu'il avoit réussi, qu'il me mettoit en chemin de devenir quelque chose, que c'étoit à moi de faire le reste; que la maison où il me faisoit entrer étoit puissante et considérée; que je n'avois pas besoin d'autres protecteurs pour m'avancer; et que, quoique traité d'abord en simple domestique, comme je venois de l'ètre, je pouvois être assuré que, si l'on me jugeoit par mes sentimens et par ma conduite au-dessus de cet état, on étoit disposé à ne m'y pas laisser. La fin de ce discours démentit cruellement les brillantes espérances que le commencement m'avoit données. Quoi! toujours laquais! me dis-je en moi-même avec un dépit amer que la confiance effaça bientôt. Je me sentois trop peu fait pour cette place pour craindre qu'on m'y laissàt. guère où j'allois. Il ne se peut rien de plus sensé que les avis qu'il me donna sur ma conduite. | Mes commencemens furent admirables; j'étois Il me mena chez le comte de Gouvon, pre-d'une assiduité, d'une attention, d'un zèle qui mier écuyer de la reine, et chef de l'illustre maison de Solar. L'air de dignité de ce respectable vieillard me rendit plus touchante l'affabilite de son accueil. Il m'interrogea avec intérèt et je lui répondis avec sincérité. Il dit au comte de La Roque que j'avois une physionomie agréable et qui promettoit de l'esprit; qu'il lui paroissoit qu'en effet je n'en manquois pas, mais que ce n'étoit pas là tout, et qu'il falloit voir le reste: puis, se tournant vers moi: Mon enfant, me dit-il, presque en toutes choses les commencemens sont rudes; les vôtres ne le seront pourtant pas beaucoup. Soyez sage, et cherchez a plaire ici à tout le monde; voilà, quant à présent, votre unique emploi : du reste ayez bon courage; on veut prendre soin de vous. Tout de suite il passa chez la marquise de Breil, sa belle-fille, et me présenta à elle, puis à l'abbé de Gouvon, son fils. Ce début me parut de bon augure. J'en savois assez déjà pour juger qu'on ne fait pas tant de façon à la réception d'un laquais. En effet on ne me traita pas comme tel. J'eus la table de l'office; on ne me donna point d'habit de livrée, et le comte de Favria, jeune étourdi, m'ayant voulu faire monter derrière son carrosse, son grand-père défendit que je montasse derrière aucun carrosse, et que je suivisse personne hors de la maison. Cependant je servois à table, et je faisois à peu près au dedans le service d'un laquais, mais je le faisois en quelque façon librement, sans être attaché nommément à personne. Hors quelques lettres qu'on me dictoit, et des images que le comte de Favria me faisoit découper, j'étois presque le maître de tout mon temps dans la journée. Cette épreuve, dont je ne m'apercevois pas, étoit assurément très-dangereuse: elle n'étoit pas même fort humaine; car cette grande oisiveté pouvoit me faire contracter des vices que je n'aurois pas eus sans cela. Mais c'est ce qui très-heureusement n'arriva point. Les leçons de M. Gaime avoient fait impression sur mon cœur, et j'y pris tant de goût, que je m'échappois quelquefois pour aller les entendre encore. Je crois que ceux qui me voyoient sortir ainsi furtivement ne devinoient charmoient tout le monde. L'abbé Gaime m'avoit sagement averti de modérer cette première ferveur, de peur qu'elle ne vînt à se relâcher et qu'on n'y prit garde. Votre début, me dit-il, est la règle de ce qu'on exigera de vous : tachez de vous ménager de quoi faire plus dans la suite, mais gardez-vous de faire jamais moins. Comme on ne m'avoit guère examiné sur mes petits talens, et qu'on ne me supposoit que ceux que m'avoit donnés la nature, il ne paroissoit pas, malgré ce que le comte de Gouvon m'avoit pu dire, qu'on songeât à tirer parti de moi. Des affaires vinrent à la traverse, et je fus à peu près oublié. Le marquis de Breil, fils du comte de Gouvon, étoit alors ambassadeur à Vienne. Il survint des mouvemens à la cour qui se firent sentir dans la famille, et l'on y fut quelques semaines dans une agitation qui ne laissoit guère le temps de penser à moi. Cependant jusque-là je m'étois peu relâché. Une chose me fit du bien et du mal, en m'éloignant de toute dissipation extérieure, mais en me rendant un peu plus distrait sur mes devoirs. Mademoiselle de Breil étoit une jeune personne à peu près de mon âge, bien faite, assez belle, très-blanche, avec des cheveux trèsnoirs, et, quoique brune, portant sur son visage cet air de douceur des blondes auquel mon cœur n'a jamais résisté. L'habit de cour, si favorable aux jeunes personnes, marquoit sa jolie taille, dégageoit sa poitrine et ses épaules, et rendoit son teint encore plus éblouissant par le deuil qu'on portoit alors. On dira que ce n'est pas à un domestique de s'apercevoir de ces choses-là. J'avois tort sans doute, mais je m'en apercevois toutefois, et même je n'étois pas le seul. Le maître-d'hôtel et les valets de chambre en parloient quelquefois à table avec une grossièreté qui me faisoit cruellement souffrir. La tête ne me tournoit pourtant pas au point d'être amoureux tout de bon. Je ne m'oubliois point; je me tenois à ma place, et mes désirs même ne s'émancipoient pas. J'aimois à voir mademoiselle de Breil, à lui entendre dire quelques mots qui marquoient de l'esprit, du sens, de l'honnêteté : mon ambition, bornée au plaisir |