de la servir, n'alloit point au-delà de mes droits. A table j'étois attentif à chercher l'occasion de les faire valoir. Si son laquais quittoit un moment sa chaise, à l'instant on m'y voyoit établi: hors de là je me tenois vis-à-vis d'elle; je cherchois dans ses yeux ce qu'elle alloit demander, j'épiois le moment de changer son assiette. Que n'aurois-je point fait pour qu'elle daignât m'ordonner quelque chose, me regarder, me dire un seul mot! mais point: j'avois la mortification d'être nul pour elle; elle ne s'apercevoit pas même que j'étois là. Cependant son frère, qui m'adressoit quelquefois la parole à table, m'ayant dit je ne sais quoi de peu obligeant, je lui fis une reponse si fine et si bien tournée, qu'elle y fit attention, et jeta les yeux sur moi. Ce coup d'œil, qui fut court, ne laissa pas de me transporter. Le lendemain l'occasion se présenta d'en obtenir un second, et j'en profitai. On donnoit ce jour-là un grand diner, où pour la première fois je vis avec beaucoup d'étonnement le maître d'hôtel servir l'épée au côté et le chapeau sur la tête. Par hasard on vint à parler de la devise de la maison de Solar, qui étoit sur la tapisserie avec les armoiries, Tel fiert qui ne tue pas. Comme les Piémontois ne sont pas pour l'ordinaire consommés dans la langue françoise, quelqu'un trouva dans cette devise une faute d'orthographe, et dit qu'au mot fiert il ne falloit pas de t. Le vieux comte de Gouvon alloit répondre; mais ayant jeté les yeux sur moi, il vit que je souriois sans oser rien dire : il m'ordonna de parler. Alors je dis que je ne croyois pas que le 1 fût de trop; que fiert étoit un vieux mot fran- | çois qui ne venoit pas du mot ferus, fier, menaçant, mais du verbe ferit, il frappe, il blesse; qu'ainsi la devise ne me paroissoit pas dire, tel menace, mais tel frappe qui ne tue pas. Tout le monde me regardoit et se regardoit sans rien dire. On ne vit de la vie un pareil étonnement. Mais ce qui me flatta davantage fut de voir clairement sur le visage de mademoiselle de Breil un air de satisfaction. Cette personne si dédaigneuse daigna me jeter un second regard qui valoit tout au moins le premier; puis, tournant les yeux vers son grandpapa, elle sembloit attendre avec une sorte d'impatience la louange qu'il me devoit, et qu'il me donna en effet si pleine et entière et d'un air si content, que toute la table s'empressa de faire chorus. Ce moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces momens trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel, et vengent le mérite avili des outrages de la fortune. Quelques minutes après, mademoiselle de Breil, levant derechef les yeux sur moi, me pria d'un ton de voix aussi timide qu'affable de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas attendre; mais en approchant je fus saisi d'un tel tremblement, qu'ayant trop rempli le verre, je répandis une partie de l'eau sur l'assiette et même sur elle. Son frère me demanda étourdiment pourquoi je tremblois si fort. Cette question ne servit pas à me rassurer, et mademoiselle de Breil rougit jusqu'au blanc des yeux. Ici finit le roman, où l'on remarquera, comme avec madame Basile et dans toute la suite de ma vie, que je ne suis pas heureux dans la conclusion de mes amours. Je m'affectionnai inutilement à l'antichambre de madame de Breil: je n'obtins plus une seule marque d'attention de la part de sa fille. Elle sortoit et entroit sans me regarder, et moi j'osois à peine jeter les yeux sur elle. J'étois même si bête et si maladroit, qu'un jour qu'elle avoit en passant laissé tomber son gant, au lieu de m'élancer sur ce gant que j'aurois voulu couvrir de baisers, je n'osai sortir de ma place, et je laissai ramasser legant par un gros butor de valet que j'aurois volontiers écrasé. Pour achever de m'intimider, je m'aperçus que je n'avois pas le bonheur d'agréer à madame de Breil. Non-seulement elle ne m'ordonnoit rien, mais elle n'acceptoit jamais mon service; et deux fois, me trouvant (a) dans son antichambre, elle me demanda d'un ton fort sec si je n'avois rien à faire. Il fallut renoncer à cette chère antichambre. J'en eus d'abord du regret; mais les distractions vinrent à la traverse, et bientôt je n'y pensai plus. J'eus de quoi me consoler du dédain de madame de Breil par les bontés de son beau-père qui s'aperçut enfin que j'étois là. Le soir du diner dont j'ai parlé, il eut avec moi un entretien d'une demi-heure, dont il parut content et dont jefus enchanté. Ce bon vieillard, quoique homme d'esprit, en avoit moins que madame de (a' VAR. Deux fois, passant avec sa fille et me trouvant.. - Vercellis, mais il avoit plus d'entrailles, et je réussis mieux auprès de lui. Il me dit de m'attacher à l'abbé de Gouvon son fils qui m'avoit pris en affection; que cette affection, si j'en profitois, pouvoit m'être utile, et me faire acquérir ce qui me manquoit pour les vues qu'on avoit sur moi. Dès le lendemain matin je volai chez monsieur l'abbé. Il ne me reçut point en domestique; il me fit asseoir au coin de son feu, et, m'interrogeant avec la plus grande douceur, il vit bientôt que mon éducation, commencée sur tant de choses, n'étoit achevée sur aucune. Trouvant surtout que j'avois peu de latin, il entreprit de m'en enseigner davantage. Nous convinmes que je me rendrois chez lui tous les matins, et je commençai dès le lendemain. Ainsi, par une de ces bizarreries qu'on trouvera souvent dans le cours de ma vie, en même temps au-dessus et au-dessous de mon état, j'étois disciple et valet dans la même maison, et dans ma servitude j'avois cependant un précepteur d'une naissance à ne l'être que des enfans des rois. M. l'abbé de Gouvon étoit un cadet destiné par sa famille à l'episcopat, et dont par cette raison l'on avoit poussé les études plus qu'il n'est ordinaire aux enfans de qualité. On l'avoit envoyé à l'université de Sienne, où il avoit resté plusieurs années, et dont il avoit rapporté une assez forte dose de cruscantisme pour étre à peu près à Turin ce qu'étoit jadis à Paris l'abbé de Dangeau (*). Le dégoût de la théologie l'avoit jeté dans les belles-lettres; ce qui est très-ordinaire en Italie à ceux qui courent la carrière de la prélature. Il avoit bien lu les poètes, il faisoit passablement des vers latins et italiens. En un mot, il avoit le goût qu'il falloit pour former. le mien et mettre quelque choix dans le fatras dont je m'étois farci la tête. Mais, soit que mon babil lui eût fait quelque illusion sur mon savoir, soit qu'il ne pût supporter l'ennui du latin élémentaire, il me mit d'abord beaucoup trop haut; et à peine m'eut (*) Cruscantisme est ici synonyme de purisme. Les Italiens designent par le mot cruscante celui qui affecte de n'employer d'autres mots que ceux adoptés par l'Académie della Crusca. L'abbé de Dangeau, frère du marquis de Dangeau qui a Liessé des mémoires manuscrits, et comme lui membre de l'Académie françoise, a publié, entre autres ouvrages d'utiles obrvatious sur la grammaire, et faisoit autorité dans son temps. G. P. il fait traduire quelques fables de Phèdre, qu'il me jeta dans Virgile, où je n'entendois presque rien. J'étois destiné, comme on verra dans la suite, à rapprendre souvent le latin et à ne le savoir jamais. Cependant je travaillois avec assez de zèle, et monsieur l'abbé me prodiguoit ses soins avec une bonté dont le souvenir m'attendrit encore. Je passois avec lui une bonne partie de la matinée, tant pour mon instruction que pour son service; non pour celui de sa personne, car il ne souffrit jamais que je lui en rendisse aucun, mais pour écrire sous sa dictee et pour copier; et ma fonction de secrétaire me fut plus utile que celle d'écolier. Non-seulement j'appris ainsi l'italien dans sa pureté, mais je pris du goût pour la littérature et quelque discernement des bons livres qui ne s'acquéroit pas chez la Tribu, et qui me servit beaucoup dans la suite quand je me mis à travailler seul. Ce temps fut celui de ma vie où, sans projets romanesques, je pouvois le plus raisonnablement me livrer à l'espoir de parvenir. Monsieur l'abbé, très-content de moi, le disoit à tout le monde; et son père m'avoit pris dans une affection si singulière, que le comte de Favria m'apprit qu'il avoit parlé de moi au roi. Madame de Breil elle-même avoit quitté pour moi son air méprisant. Enfin je devins une espèce de favori dans la maison, à la grande jalousie des autres domestiques, qui, me voyant honoré deș instructions du fils de leur maître, sentoient bien que ce n'étoit pas pour rester long-temps leur égal. Autant que j'ai pu juger des vues qu'on avoit sur moi par quelques mots lâchés à la volée, et auxquels je n'ai réfléchi qu'après coup, il m'a paru que la maison de Solar, voulant courir la carrière des ambassades, et peut-être s'ouvrir de loin celle du ministère, auroit été bien aise de se former d'avance un sujet qui eût du mérite et des talens, et qui, dépendant uniquement d'elle, eût pu dans la suite obtenir sa confiance et la servir utilement. Ce projet du comte de Gouvon étoit noble, judicieux, magnanime, et vraiment digne d'un grand seigneur bienfaisant et prévoyant : mais outre que je n'en voyois pas alors toute l'étendue, il étoit trop sensé pour ma tête et demandoit un trop long assujettissement. Ma folle ambition ne cherchoit la fortune qu'à travers les aventures: et, ne voyant point de femme à tout cela, cette ma- | plus d'autre plaisir, d'autre sort, d'autre bon. nière de parvenir me paroissoit lente, pénible et triste; tandis que j'aurois dû la trouver d'autant plus honorable et sûre que les femmes ne s'en mêloient pas, l'espèce de mérite qu'elles protégent ne valant assurément pas celui qu'on me supposoit. Tout alloit à merveille. J'avois obtenu, presque arraché l'estime de tout le monde: les épreuves étoient finies, et l'on me regardoit généralement dans la maison comme un jeune homme de la plus grande espérance, qui n'étoit pas à sa place et qu'on s'attendoit d'y voir arriver. Mais ma place n'étoit pas celle qui m'étoit assignée par les hommes, et j'y devois parvenir par des chemins bien différens. Je touche à un de ces traits caractéristiques qui me sont propres, et qu'il suffit de présenter au lecteur sans y ajouter de réflexion. heur, que celui de faire un pareil voyage, et je ne voyois à cela que l'ineffable félicité du voyage, au bout duquel pour surcroît j'entrevoyois madame de Warens, mais dans un éloignement immense; car pour retourner à Genève c'est à quoi je ne pensai jamais. Les monts, les prés. les bois, les ruisseaux, les villages se succe doient sans fin et sans cesse avec de nouveaux charmes; ce bienheureux trajet sembloit devoir absorber ma vie entière. Je me rappelois avec délices combien ce même voyage m'avoit paru charmant en venant. Que devoit-ce être lorsqu'à tout l'attrait de l'indépendance se joindruit celui de faire route avec un camarade de mon âge, de mon goût et de bonne humeur, sans gêne, sans devoir, sans contrainte, sans obligation d'aller ou rester que comme il nous plairoit! Il falloit être fou pour sacrifier une pareille fortune à des projets d'ambition d'une exécution lente, difficile, incertaine, et qui, les supposant réalisés un jour, ne valoient pas dans tout leur éclat un quart d'heure de vrai plaisir et de liberté dans la jeunesse. Plein de cette sage fantaisie, je me conduisis si bien que je vins à bout de me faire chasser, et en vérité ce ne fut pas sans peine. Un soir, comme je rentrois, le maître-d'hôtel me signifia mon congé de la part de monsieur le comte. C'étoit précisément ce que je demandois, car, sentant malgré moi l'extravagance de ma conduite, j'y ajoutois, pour m'excuser, l'injustice et l'ingratitude, croyant mettre ainsi les gens dans leur tort, et me justifier à moimême un parti pris par nécessité. On me dit de la part du comte de Favria d'aller lui parler le lendemain matin avant mon départ; et comme on voyoit que, la tête m'ayant tourné, j'étois capable de n'en rien faire, le maître-d'hôtel remit après cette visite à me donner quelque argent qu'on m'avoit destiné, et qu'assurément j'avois fort mal gagné; car, ne voulant pas me laisser dans l'état de valet, on ne m'avoit pas fixé de gages. Quoiqu'il y eût à Turin beaucoup de nouveaux convertis de mon espèce, je ne les aimois pas et n'en avois jamais voulu voir aucun. Mais j'avois vu quelques Genevois qui ne l'étoient pas, entre autres un M. Mussard surnommé tord-gueule, peintre en miniature et un peu mon parent. Ce M. Muss rd déterra ma demeure chez le comte de Gouvon, et vint m'y voir avec un autre Genevois appelé Bâcle, dont j'avois été camarade durant mon apprentissage. Ce Bâcle étoit un garçon très-amusant, trèsgai, plein de saillies bouffonnes que son âge rendoit agréables. Me voilà tout d'un coup engoué de M. Bâcle, mais engoué au point de ne pouvoir le quitter. Il alloit partir bientôt pour s'en retourner à Genève. Quelle perte j'allois faire! J'en sentis bien toute la grandeur. Pour mettre du moins à profit le temps qui m'étoit laissé, je ne le quittois plus: ou plutôt il ne me quittoit pas lui-même: car la tête ne me tourna pas d'abord au point d'aller hors de l'hôtel passer la journée avec lui sans congé; mais bientôt, voyant qu'il m'obsédoit entièrement, on lu défendit la porte; et je m'échauffaisi bien, qu'oubliant tout, hors mon ami Bacle, je n'allois ni chez monsieur l'abbé ni chez monsieur le comte, et l'on ne me voyoit plus dans la maison. On me fit des réprimandes que je n'écoutai pas. On me menaça de me congédier. Cette menace fut ma perte: elle me fit entrevoir qu'il étoit possible que Bâcle ne s'en allât pas seul. Dès lors je ne vis | oncle et les intentions de son grand-père. Enfin, Le comte de Favria, tout jeune et tout étourdi qu'il étoit, me tint en cette occasion les discours les plus sensés, et j'oserois presque dire les plus tendres; tant il m'exposa d'une manière flatteuse et touchante les soins de son après m'avoir mis vivement devant les yeux tout ce que je sacrifiois pour courir à ma perte, il m'offrit de faire ma paix, exigeant pour toute condition que je ne visse plus ce petit malheureux qui m'avoit séduit. Il étoit si clair qu'il ne disoit pas tout cela de lui-même, que, malgré mon stupide aveuglement, je sentis toute la bonté de mon vieux maitre, et j'en fus touché : mais ce cher voyage étoit trop empreint dans mon imagination pour que rien pût en balancer le charme. J'étois tout-à-fait hors de sens: je me raffermis, je m'endurcis, je fis le fier, et je repondis arrogamment que puisqu'on m'avoit donné mon congé, je l'avois pris; qu'il n'étoit plus temps de s'en dédire, et que, quoi qu'il put m'arriver en ma vie, j'étois bien résolu de ne jamais me faire chasser deux fois d'une maison. Alors ce jeune homme, justement irrité, me donna les noms que je méritois, me mit hors de sa chambre par les épaules, et me ferma la porte aux talons. Moi, je sortis triomphant, comme si je venois d'emporter la plus grande victoire; et, de peur d'avoir un second combat à soutenir, j'eus l'indignité de partir sans aller remercier monsieur l'abbé de ses bontés. Pour concevoir jusqu'où mon délire alloit lans ce moment, il faudroit connoître à quel point mon cœur est sujet à s'échauffer sur les moindres choses, et avec quelle force il se plonge dans l'imagination de l'objet qui l'attire, quelque vain que soit quelquefois cet objet. Les plans les plus bizarres, les plus enfantins, les plus fous, viennent caresser mon idée favorite, et me montrer de la vraisemblance à m'y livrer. Croiroit-on qu'à près de dix-neuf ans on puisse fonder sur une fiole vide la subsistance du reste de ses jours? Or écoutez. L'abbé de Gouvon m'avoit fait présent, il y avoit quelques semaines, d'une petite fontaine de heron fort jolie (*), et dont j'étois transporté. *Son véritable nom est fontaine de Hiéron, ainsi nommée de son inventeur Hieron d'Alexandrie, et perfectionnée par Meuwentit. C'est une petite machine ou instrument de physique dont la description se trouve dans tous les dictionnaires ou Traités élémentaires de cette science, etoù, par une combinaison de tuyaux et de bassins placés l'un au-dessus de l'autre, l'air comprimé agissant sur la surface de l'eau dans un des bassins supérieurs, élève celle-ci sans cause apparente, et la fait sortir par un petit ajutage en forme de jet. T. 1. G. P. A force de faire jouer cette fontaine et de parler de notre voyage, nous pensâmes, le sage Bâcle et moi, que l'une pourroit bien servir à l'autre et le prolonger. Qu'y avoit-il dans le monde d'aussi curieux qu'une fontaine de héron? Ce principe fut le fondement sur lequel nous batîmes l'édifice de notre fortune. Nous devions dans chaque village assembler les paysans autour de notre fontaine, et là les repas et la bonne chère devoient nous tomber avec d'autant plus d'abondance, que nous étions persuadés l'un et l'autre que les vivres ne coûtent rien à ceux qui les recueillent, et que quand ils n'en gorgent pas les passans, c'est par pure mauvaise volonté de leur part. Nous n'imaginions partout que festins et noces, comptant que, sans rien débourser que le vent de nos poumons et l'eau de notre fontaine, elle pouvoit nous défrayer en Piémont, en Savoie, en France, et par tout le monde. Nous faisions des projets de voyage qui ne finissoient point, et nous dirigions d'abord notre course au nord, plutôt pour le plaisir de passer les Alpes que pour la nécessité supposée de nous arrêter enfin quelque part. (1731-1732.) Tel fut le plan sur lequel je me mis en campagne, abandonnant sans regret mon protecteur, mon précepteur, mes études, mes espérances, et l'attente d'une fortune presque assurée, pour commencer la vie d'un vrai vagabond. Adieu la capitale; adieu la cour, l'ambition, la vanité, l'amour, les belles, el toutes les grandes aventures dont l'espoir m'avoit amené l'année précédente. Je pars avec ma fontaine et mon ami Bacle, la bourse légèrement garnie, mais le cœur saturé de joie, et ne songeant qu'à jouir de cette ambulante felicité à laquelle j'avois tout à coup borné mes brillans projets. Je fis cet extravagant voyage presque aussi agréablement toutefois que je m'y étois attendu, mais non pas tout-à-fait de la même manière; car bien que notre fontaine amusât quelques momens dans les cabarets les hôtesses et leurs servantes, il n'en falloit pas moins payer en sortant. Mais cela ne nous troubloit guère, et nous ne songions à tirer parti tout de bon de cette ressource que quand l'argent viendroit à nous manquer. Un accident nous en évita la peine; la fontaine se cassa près de Bramant : et 5 il en étoit temps, car nous sentions, sans oser nous le dire, qu'elle commençoit à nous ennuyer. Ce malheur nous rendit plus gais qu'auparavant, et nous rimes beaucoup de notre étourderie, d'avoir oublié que nos habits et nos souliers s'useroient, ou d'avoir cru les renouveler avec le jeu de notre fontaine. Nous continuâmes notre voyage aussi allègrement que nous l'avions commencé, mais filant un peu plus droit vers le terme, où notre bourse tarissante nous faisoit une nécessité d'arriver. A Chambéri je devins pensif, non sur la sottise que je venois de faire, jamais homme ne prit si tôt ni si bien son parti sur le passé, mais sur l'accueil qui m'attendoit chez madame de Warens; car j'envisageois exactement sa maison comme ma maison paternelle. Je lui avois écrit mon entrée chez le comte de Gouvon; elle savoit sur quel pied j'y étois; et en m'en félicitant, elle m'avoit donné des leçons très-sages sur la manière dont je devois correspondre aux bontés qu'on avoit pour moi. Elle regardoit ma fortune comme assurée si je ne la détruisois pas par ma faute. Qu'alloit-elle dire en me voyant arriver? Il ne me vint pas même à l'esprit qu'elle pût me fermer sa porte: mais je craignois le chagrin que j'allois lui donner, je craignois ses reproches, plus durs pour moi que la misère. Je résolus de tout endurer en silence et de tout faire pour l'apaiser. Je ne voyois plus dans l'univers qu'elle seule : vivre dans sa disgrace étoit une chose qui ne se pouvoit pas. Ce qui m'inquiétoit le plus étoit mon compagnon de voyage, dont je ne voulois pas lui donner le surcroit, et dont je craignois de ne pouvoir me débarrasser aisément. Je préparai cette séparation en vivant assez froidement avec lui la dernière journée. Le drôle me comprit; il étoit plus fou que sot. Je crus qu'il s'affecteroit de mon inconstance; j'eus tort, mon ami Bâcle ne s'affectoit de rien. A peine en entrant à Annecy avions-nous mis le pied dans la ville qu'il me dit: Te voilà chez toi, m'embrassa, me dit adieu, fit une pirouette, et disparut. Je n'ai jamais plus entendu parler de lui. Notre connoissance et notre amitié durèrent en tout environ six semaines; mais les suites en dureront autant que moi. Que le cœur me battit en approchant de la maison de madame de Warens! mes jambes trembloient sous moi, mes yeux se couvroient d'un voile, je ne voyois rien, je n'entendois rien, je n'aurois reconnu personne; je fus contraint de m'arrêter plusieurs fois pour respirer et reprendre mes sens. Étoit-ce la crainte de ne pas obtenir les secours dont j'avois besoin qui me troubloit à ce point? A l'âge où j'étois, la peur de mourir de faim donne-t-elle de pareilles alarmes? Non, non; je le dis avec autant de vérité que de fierté, jamais en aucun temps de ma vie il n'appartint à l'intérêt ni à l'indigence de m'épanouir ou de me serrer le cœur. Dans le cours d'une vie inégale et mémorable par ses vicissitudes, souvent sans asile et sans pain, j'ai toujours vu du même œil l'opulence et la misère. Au besoin, j'aurois pu mendier ou voler comme un autre, mais non pas me troubler pour en être réduit là. Peu d'hommes ont autant gémi que moi, peu ont autant versé de pleurs dans leur vie; mais jamais la pauvreté ni la crainte d'y tomber ne m'ont fait pousser un soupir ni répandre une larme. Mon ame, à l'épreuve de la fortune, n'a connu de vrais biens ni de vrais maux que ceux qui ne dépendent pas d'elle; et c'est quand rien ne m'a manqué pour le nécessaire, que je me suis senti le plus malheureux des mortels. A peine parus-je aux yeux de madame de Warens que son air me rassura. Je tressaillis au premier son de sa voix; je me précipite à ses pieds, et dans les transports de la plus vive joie je colle ma bouche sur sa main. Pour elle, j'ignore si elle avoit su de mes nouvelles; mais je vis peu de surprise sur son visage, et je n'y vis aucun chagrin. Pauvre petit, me dit-elle d'un ton caressant, te revoilà donc? Je savois bien que tu étois trop jeune pour ce voyage; je suis bien aise au moins qu'il n'ait pas aussi mal tourné que j'avois craint. Ensuite elle me fit conter mon histoire qui ne fut pas longue, et que je lui fis très-fidèlement, en supprimant cependant quelques articles, mais au reste sans m'épargner ni m'excuser. Il fut question de mon gîte. Elle consulta sa femme de chambre. Je n'osois respirer durant cette délibération; mais quand j'entendis que je coucherois dans la maison, j'eus peine à me contenir, et je vis porter mon petit paquet dans la chambre qui m'étoit destinée, à peu près |