comme Saint-Preux vit remiser sa chaise chez | douce! elle augmenta beaucoup mes disposi madame de Wolmar. J'eus pour surcroît le plaisir d'apprendre que cette faveur ne seroit pas passagère; et dans un moment où l'on me croyoit attentif à tout autre chose, j'entendis qu'elle disoit: On dira ce qu'on voudra; mais puisque la Providence me le renvoie, je suis déterminée à ne pas l'abandonner. nous, Me voilà donc enfin établi chez elle. Cet établissement ne fut pourtant pas encore celui dont je date les jours heureux de ma vie, mais il servit à le préparer. Quoique cette sensibilité de cœur, qui nous fait vraiment jouir de soit l'ouvrage de la nature, et peut-être un produit de l'organisation, elle a besoin de situa'tions qui la développent. Sans ces causes occasionelles, un homme né très-sensible ne sentiroit rien, et mourroit sans avoir connu son étre. Tel à peu près j'avois été jusque alors, et tel j'aurois toujours été peut-être, si je n'avois jamais connu madame de Warens, ou si, même l'ayant connue, je n'avois pas vécu assez longtemps auprès d'elle pour contracter la douce habitude des sentimens affectueux qu'elle m'inspira. J'oserai le dire, qui ne sent que l'amour, ne sent pas ce qu'il y a de plus doux dans la vie, Je connois un autre sentiment, moins impétueux peut-être, mais plus délicieux mille fois, qui quelquefois est joint à l'amour, et qui souvent en est séparé. Ce sentiment n'est pas non plus l'amitié seule; il est plus voluptueux, plus tendre : je n'imagine pas qu'il puisse agir pour quelqu'un du même sexe; du moins je fus ami si jamais homme le fut, et je ne l'éprouvai jamais près d'aucun de mes amis. Ceci n'est pas clair, mais il le deviendra dans la suite; les sentimens ne se décrivent bien que par leurs effets. Elle habitoit une vieille maison, mais assez grande pour avoir une belle pièce de réserve, dont elle fit sa chambre de parade, et qui fut celle où l'on me logea. Cette chambre étoit sur le passage dont j'ai parlé, où se fit notre première entrevue, et au-delà du ruisseau et des jardins on découvroit la campagne. Cet aspect n'étoit pas pour le jeune habitant une chose indifférente. C'étoit depuis Bossey la première fois que j'avois du vert devant mes fenêtres. Toujours masqué par des murs, je n'avois eu sous les yeux que des toits ou le gris des rues. Combien cette nouveauté me fut sensible et tions à l'attendrissement. Je faisois de ce charmant paysage encore un des bienfaits de ma chère patrone: il me sembloit qu'elle l'avoit mis là tout exprès pour moi; je m'y plaçois paisiblement auprès d'elle; je la voyois partout entre les fleurs et la verdure; ses charmes et ceux du printemps se confondoient à mes yeux. Mon cœur, jusque alors comprimé, se trouvoit plus au large dans cet espace, et mes soupirs s'exhaloient plus librement parmi ces vergers. On ne trouvoit pas chez madame de Warens la magnificence que j'avois vue à Turin; mais on y trouvoit la propreté, la décence, et une abondance patriarcale avec laquelle le faste ne s'allie jamais. Elle avoit peu de vaisselle d'argent, point de porcelaine, point de gibier dans sa cuisine, ni dans sa cave de vins étrangers; mais l'une et l'autre étoient bien garnies au service de tout le monde, et dans des tasses de faïence elle donnoit d'excellent café. Quiconque la venoit voir étoit invité à dîner avec elle ou chez elle; et jamais ouvrier, messager ou passant ne sortoit sans manger ou boire. Son domestique étoit composé d'une femme de chambre fribourgeoise assez jolie, appelée Merceret, d'un valet de son pays appelé Claude Anet, dont il sera question dans la suite, d'une cuisinière, et de deux porteurs de louage quand elle alloit en visite, ce qu'elle faisoit rarement. Voilà bien des choses pour deux mille livres de rente; cependant son petit revenu bien ménagé eût pu suffire à tout cela dans un pays où la terre est très-bonne et l'argent très-rare. Malheureusement l'économie ne fut jamais sa vertu favorite: elle s'endettoit, elle payoit; l'argent faisoit la navette, et tout alloit. La manière dont son ménage étoit monté étoit précisément celle que j'aurois choisie : on peut croire que j'en profitois avec plaisir. Ce qui m'en plaisoit moins étoit qu'il falloit rester très-long-temps à table. Elle supportoit avec peine la première odeur du potage et des mets; cette odeur la faisoit presque tomber en défaillance, et ce dégoût duroit long-temps. Elle se remettoit peu à peu, causoit, et ne mangeoit point. Ce n'étoit qu'au bout d'une demi-heure qu'elle essayoit le premier morceau. J'aurois diné trois fois dans cet intervalle; mon repas étoit fait long-temps avant qu'elle eût commencé 1 le sien. Je recommençois de compagnie; ainsi je mangeois pour deux, et ne m'en trouvois pas plus mal. Enfin je me livrois d'autant plus au doux sentiment du bien-être que j'éprouvois auprès d'elle, que ce bien-être dont je jouissois n'étoit mêlé d'aucune inquiétude sur les moyens de le soutenir. N'étant point encore dans l'étroite confidence de ses affaires, je les supposois en état d'aller toujours sur le même pied. J'ai retrouvé les mêmes agrémens dans sa maison par la suite; mais, plus instruit de sa situation réelle, et voyant qu'ils anticipoient sur ses rentes, je ne les ai plus goûtés si tranquillement. La prévoyance a toujours gâté chez moi la jouissance. J'ai vu l'avenir à pure perte; je n'ai jamais pu l'éviter. Dès le premier jour, la familiarité la plus douce s'établit entre nous au même degré où elle a continué tout le reste de sa vie. Petit fut mon nom; Maman fut le sien; et toujours nous demeurâmes Petit et Maman, même quand le nombre des années en eut presque effacé la différence entre nous. Je trouve que ces deux noms rendent à merveille l'idée de notre ton, la simplicité de nos manières, et surtout la relation de nos cœurs. Elle fut pour moi la plus tendre des mères, qui jamais ne chercha son plaisir, mais toujours mon bien; et si les sens entrèrent dans mon attachement pour elle, ce n'étoit pas pour en changer la nature, mais pour le rendre seulement plus exquis, pour même sans m'ennuyer un instant. Elle est la seule personne avec qui je n'ai jamais senti cette sécheresse de conversation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir. Nos tête-à-tête étoient moins des entretiens qu'un babil intarissable, qui pour finir avoit besoin d'être interrompu. Loin de me faire une loi de parler, il falloit plutôt m'en faire une de me taire. A force de méditer ses projets elle tomboit souvent dans la rêverie. Eh bien! je la laissois rêver; je me taisois, je la contemplois, et j'étois le plus heureux des hommes. J'avois encore un tic fort singulier. Sans prétendre aux faveurs du tête-à-tète, je le recherchois sans cesse, et j'en jouissois avec une passion qui dégénéroit en fureur quand des importuns venoient le troubler. Sitôt que quelqu'un arrivoit, homme ou femme, il n'importoit pas, je sortois en murmurant, ne pouvant souffrir de rester en tiers auprès d'elle. J'allois compter les minutes dans son antichambre, maudissant mille fois ces éternels visiteurs, et ne pouvant concevoir ce qu'ils avoient tant à dire, parce que j'avois à dire encore plus. Je ne sentois toute la force de mon attachement pour elle que quand je ne la voyois pas. Quand je la voyois je n'étois que content; mais mon inquiétude en son absence alloit au point d'être douloureuse. Le besoin de vivre avec elle me donnoit des élans d'attendrissement qui souvent alloient jusqu'aux larmes. Je me sou m'enivrer du charme d'avoir une maman jeune | viendrai toujours qu'un jour de grande fète, et jolie qu'il m'étoit délicieux de caresser: je dis caresser au pied de la lettre, car jamais elle n'imagina de m'épargner les baisers ni les plus | tendres caresses maternelles, et jamais il n'entra dans mon cœur d'en abuser. On dira que nous avons pourtant eu à la fin des relations d'une autre espèce: j'en conviens; mais il faut attendre, je ne puis tout dire à la fois. tandis qu'elle étoit à vêpres, j'allai me promener hors de la ville, le cœur plein de son image et du desir ardent de passer mes jours auprès d'elle. J'avois assez de sens pour voir que quant à présent cela n'étoit pas possible, et qu'un bonheur que je goûtois si bien seroit court. Cela donnoit à ma rêverie une tristesse qui n'avoit pourtant rien de sombre, et qu'un espoir flatteur tempéroit. Le son des cloches, qui m'a toujours singulièrement affecté, le chant des oiseaux, la beauté du jour, la douceur du paysage, les maisons éparses et champêtres dans lesquelles je plaçois en idée notre commune demeure; tout ce'a me frappoit tellement d'une impression vive, tendre, triste et tou Le coup d'œil de notre première entrevue fut le seul moment vraiment passionné qu'elle m'ait jamais fait sentir; encore ce moment fut-il l'ouvrage de la surprise. Mes regards indiscrets n'alloient jamais fureter sous son mouchoir, quoiqu'un embonpoint mal caché dans cette place eût bien pu les y attirer. Je n'avois ni transports ni desirs auprès d'elle; j'étois dans | chante, que je me vis comme en extase trans un calme ravissant, jouissant sans savoir de quoi. J'aurois ainsi passé ma vie et l'éternité porté dans cet heureux temps et dans cet heureux séjour où mon cœur, possédant toute la felicité qui pouvoit lui plaire, la goûtoit dans | des ravissemens inexprimables, sans songer même à la volupté des sens. Je ne me souviens pas de m'être élancé jamais dans l'avenir avec plus de force et d'illusion que je fis alors; et ce qui m'a frappé le plus dans le souvenir de cette réverie, quand elle s'est réalisée, c'est d'avoir retrouvé des objets tels exactement que je les avois imaginés. Si jamais rêve d'un homme éveillé eut l'air d'une vision prophétique, ce fut assurément celui-là (*). Je n'ai été déçu que dans sa durée imaginaire; car les jours, et les ans, et la vie entière s'y passoient dans une inaltérable tranquillité; au lieu qu'en effet tout cela n'a duré qu'un moment. Hélas! mon plus constant bonheur fut en songe : son accomplissement fut presque à l'instant suivi du réveil. Je ne finirois pas si j'entrois dans le détail de toutes les folies que le souvenir de cette chère maman me faisoit faire quand je n'étois plus sous ses yeux. Combien de fois j'ai baisé mon lit en songeant qu'elle y avoit couché; mes rideaux, tous les meubles de ma chambre, en songeant qu'ils étoient à elle, que sa belle main les avoit touchés; le plancher même sur lequel je me prosternois en songeant qu'elle y avoit marche! Quelquefois même en sa présence il m'échappoit des extravagances que le plus violent amour seul sembloit pouvoir inspirer. Un jour à table, au moment qu'elle avoit mis un morceau dans sa bouche, je m'écrie que j'y vois un cheveu: elle rejette le morceau sur son assiette; je m'en saisis avidement et l'avale. En un mot, de moi à l'amant le plus passionné il n'y avoit qu'une différence unique, mais essentielle, et qui rend mon état presque inconcevable à la raison. J'étois revenu d'Italie, non tout-à-fait comme j'y étois allé, mais comme peut-être jamais à mon âge on n'en est revenu. J'en avois rapporté non ma virginité, mais mon pucelage. J'avois senti le progrès des ans; mon tempérament inquiet s'étoit enfin déclaré, et sa première éruption, très-involontaire, m'avoit donné sur ma santé des alarmes qui peignent mieux que toute autre chose l'innocence dans laquelle j'avois vécu jusque alors. Bientôt ras Voyez ci-après, Livre VI, le récit d'une promenade faite un jour de Saint-Louis, avec madame de Warens, lorsqu'elle loit les Charmettes. G. P. suré, j'appris ce dangereux supplément qui trompe la nature, et sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres aux dépens de leur santé, de leur vigueur, et quelquefois de leur vie. Ce vice, que la honte et la timidité trouvent si commode, a de plus un grand attrait pour les imaginations vives; c'est de disposer, pour ainsi dire, à leur gré, de tout le sexe, et de faire servir à leurs plaisirs la beauté qui les tente sans avoir besoin d'obtenir son aveu. Séduit par ce funeste avantage, je travaillois à détruire la bonne constitution qu'avoit rétablie en moi la nature, et à qui j'avois donné le temps de se bien former. Qu'on ajoute à cette disposition le local de ma situation présente, logé chez une jolie femme, caressant son image au fond de mon cœur, la voyant sans cesse dans la journée, le soir entouré d'objets qui me la rappellent, couché dans un lit où je sais qu'elle a couché. Que de stimulans! Tel lecteur qui se les représente me regarde déjà comme à demi mort. Tout au contraire, ce qui devoit me perdre fut précisément ce qui me sauva, du moins pour un temps. Enivré du charme de vivre auprès d'elle, du desir ardent d'y passer mes jours, absente ou présente, je voyois toujours en elle une tendre mère, une sœur chérie, une délicieuse amie, et rien de plus. Je la voyois toujours ainsi, toujours la même, et ne voyois jamais qu'elle. Son image, toujours présente à mon cœur, n'y laissoit place à nulle autre; elle étoit pour moi la seule femme qui fùt au monde; et l'extrême douceur des sentimens qu'elle m'inspiroit, ne laissant pas à mes sens le temps de s'éveiller pour d'autres, me garantissoit d'elle et de tout son sexe. En un mot j'étois sage parce que je l'aimois. Sur ces effets, que je rends mal, dise qui pourra de quelle espèce étoit mon attachement pour elle. Pour moi, tout ce que j'en puis dire est que s'il paroît déjà fort extraordinaire, dans la suite il le paroîtra beaucoup plus. Je passois mon temps le plus agréablement du monde, occupé des choses qui me plaisoient le moins. C'étoient des projets à rédiger, des mémoires à mettre au net, des recettes à transcrire; c'étoient des herbes à trier, des drogues à piler, des alambics à gouverner. Tout à travers tout cela venoient des foules de passans, de mendians, de visites de toute espèce. Il fal tout me plut beaucoup et me fit du bien. M. l'abbé de Gouvon m'avoit appris à lire moins avidement et avec plus de réflexion; ; la lecture me profitoit mieux. Je m'accoutumois à réfléchir sur l'élocution, sur les constructions elegantes; je m'exerçois à discerner le françois pur de mes idiomes provinciaux. Par exemple, je fus corrigé d'une faute d'orthographe, que je faisois avec tous nos Genevois, par ces deux vers de la Henriade : loit entretenir tout à la fois un soldat, un apo- | je lisois un peu de tout cela. Le Spectateur sur thicaire, un chanoine, une belle dame, un frère lai. Je pestois, je grommelois, je jurois, je donnois au diable toute cette maudite cohue. Pour elle, qui prenoit tout en gaîté, mes fureurs la faisoient rire aux larmes; et ce qui la faisoit rire encore plus étoit de me voir d'autant plus furieux que je ne pouvois moi-même m'empêcher de rire. Ces petits intervalles où j'avois le plaisir de grogner étoient charmans; et s'il survenoit un nouvel importun durant la querelle, elle en savoit encore tirer parti pour l'amusement en prolongeant malicieusement la visite, et me jetant des coups d'œil pour lesquels je l'aurois volontiers battue. Elle avoit peine à s'abstenir d'éclater en me voyant, contraint et retenu par la bienséance, lui faire des yeux de possédé, tandis qu'au fond de mon cœur, et même en dépit de moi, je trouvois tout cela très-comique. Soit qu'un ancien respect pour le sang de leurs maîtres Ce mot parlût, qui me frappa, m'apprit qu'il Quelquefois je causois avec maman de mes ler tures, quelquefois je lisois auprès d'elle: jy prenois grand plaisir; je m'exerçois à bien lire, et cela me fut utile aussi. J'ai dit qu'elle avoit l'esprit orné. Il étoit alors dans toute sa fleur. Plusieurs gens de lettres s'étoient empressés à lui plaire et lui avoient appris à juger des ouvrages d'esprit. Elle avoit, si je puis parler ainsi, le goût un peu protestant; elle ne parloit que de Bayle, et faisoit grand cas de SaintEvremond, qui depuis long-temps étoit mort en France. Mais cela n'empêchoit pas qu'elle ne connût la bonne littérature et qu'elle n'en parlat fort bien. Elle avoit été élevée dans des sociétés choisies; et, venue en Savoie encore jeune, elle avoit perdu dans le commerce char Tout cela, sans me plaire en soi, m'amusoit pourtant, parce qu'il faisoit partie d'une manière d'être qui m'étoit charmante. Rien de ce qui se faisoit autour de moi, rien de tout ce qu'on me faisoit faire n'étoit selon mon goût, mais tout étoit selon mon cœur. Je crois que je serois parvenu à aimer la médecine, si mon dégoût pour elle n'eût fourni des scènes folatres qui nous égayoient sans cesse: c'est peutêtre la première fois que cet art a produit un pareil effet. Je prétendois connoître à l'odeur un livre de médecine, et ce qu'il y a de plaisant, est que je m'y trompois rarement. Elle me faisoit goûter des plus détestables drogues. J'avois beau fuir ou vouloir me défendre; mal-mant de la noblesse du pays ce ton maniéré du gré ma résistance et mes horribles grimaces, malgré moi et mes dents, quand je voyois ces jolis doigts barbouillés s'approcher de ma bouche, il falloit finir par l'ouvrir et sucer. Quand tout son petit ménage étoit rassemblé dans la même chambre, à nous entendre courir et crier au milieu des éclats de rire, on eût cru qu'on y jouoit quelque farce, et non pas qu'on y faisoit de l'opiat ou de l'élixir. Mon temps ne se passoit pourtant pas tout entier à ces polissonneries. J'avois trouvé quelques livres dans la chambre que j'occupois; le Spectateur, Puffendorf, Saint-Évremond, la Henriade. Quoique je n'eusse plus mon ancienne fureur de lecture, par désœuvrement pays de Vaud, où les femmes prennent le bel esprit pour l'esprit du monde, et ne savent parler que par épigrammes. Quoiqu'elle n'eût vu la cour qu'en passant, elle y avoit jeté un coup d'œil rapide qui lui avoit suffi pour la connoitre. Elle s'y conserva toujours des amis, et, malgré de secrètes jalousies, malgré les murmures qu'excitoient sa conduite et ses dettes, elle n'a jamais perdu sa pension. Elle avoit l'expérience du monde, et l'esprit de réflexion qui fait tirer parti de cette expérience. C'étoit le sujet favori de ses conversations, et c'étoit précisément, vu mes idées chimériques, la sorte d'instruction dont j'avois le plus grand besoin. Nous lisions ensemble La Bruyère: il lui plaisoit plus que La Rochefou- | comme si, se plaisant avec moi, il eût voulu cauld, livre triste et désolant, principalement dans la jeunesse, où l'on n'aime pas à voir Thomme comme il est. Quand elle moralisoit, elle se perdoit quelquefois un peu dans les espaces; mais, en lui baisant de temps en temps la bouche ou les mains, je prenois patience, et ses longueurs ne m'ennuyoient pas. Cette vie étoit trop douce pour pouvoir durer. Je le sentois, et l'inquiétude de la voir finir étoit la seule chose qui en troubloit la jouissance. Tout en folatrant, maman m'étudioit, m'observoit, m'interrogeoit, et bâtissoit pour ma fortune force projets dont je me serois bien passé. Heureusement ce n'étoit pas le tout de connoître mes penchans, mes goûts, mes petits talens; il falloit trouver ou faire naître les occasions d'en tirer parti, et tout cela n'étoit pas l'affaire d'un jour. Les préjugés même qu'avoit conçus la pauvre femme en faveur de mon mérite, reculoient les momens de le mettre en œuvre, en la rendant plus difficile sur le choix des moyens. Enfin tout alloit au gré de mes desirs, grâce à la bonne opinion qu'elle avoit de moi: mais il en fallut rabattre, et dèslors adieu la tranquillité. Un de ses parens, appelé M. d'Aubonne, la vint voir. C'étoit un homme de beaucoup d'esprit, intrigant, génie a projets comme elle, mais qui ne s'y ruinoit pas, une espèce d'aventurier. Il venoit de proposer au cardinal de Fleury un plan de loterie très-composée, qui n'avoit pas été goûté. Il alloit le proposer à la cour de Turin, où il fut adopté et mis en exécution. Il s'arrêta quelque temps à Annecy, et y devint amoureux de maJame l'intendante, qui étoit une personne fort aimable, fort de mon goût, et la seule que je visse avec plaisir chez maman. M. d'Aubonne me vit; sa parente lui parla de moi; il se chargea de m'examiner, de voir à quoi j'étois propre, et, s'il me trouvoit de l'étoffe, de chercher à me placer. Madame de Warens m'envoya chez lui deux ou trois matins de suite, sous prétexte de quelque commission, et sans me prévenir de rien. Il s'y prit très-bien pour me faire jaser, se familiarisa avec moi, me mit à mon aise autant qu'il étoit possible, me parla de niaiseries et de toutes sortes de sujets, le tout sans paroître in'observer, sans la moindre affectation, et converser sans gêne. J'étois enchanté de lui. Le résultat de ses observations fut que, malgré ce que promettoient mon extérieur et ma physionomie animée, j'étois, sinon tout-à-fait inepte, au moins un garçon de peu d'esprit, sans idées, presque sans acquis, très-borné en un mot à tous égards, et que l'honneur de devenir quelque jour curé de village étoit la plus haute fortune à laquelle je dusse aspirer. Tel fut le compte qu'il rendit de moi à madame de Warens. Ce fut la seconde ou troisième fois que je fus ainsi jugé, ce ne fut pas la dernière, et l'arrêt de M. Masseron a souvent été confirmé. La cause de ces jugemens tient trop à mon caractère pour n'avoir pas ici besoin d'explication; car en conscience on sent bien que je ne puis sincèrement y souscrire, et qu'avec toute l'impartialité possible, quoi qu'aient pu dire messieurs Masseron, d'Aubonne et beaucoup d'autres, je ne les saurois prendre au mot. Deux choses presque inalliables s'unissent en moi sans que j'en puisse concevoir la manière; un tempérament très-ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées, et qui ne se présentent jamais qu'après coup. On diroit que mon cœur et mon esprit n'appartiennent pas au même individu. Le sentiment, plus prompt que l'éclair, vient remplir mon ame, mais au lieu de m'éclairer, il me brûle et m'éblouit. Je sens tout et je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide; il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu'il y a d'étonnant est que j'ai cependant le tact assez sûr, de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu'on m'attende: je fais d'excellens impromptu à loisir, mais sur le temps je n'ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferois une fort jolie conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent aux échecs. Quand je lus le trait d'un duc de Savoie qui se retourna, faisant route, pour crier : A votre gorge, marchand de Paris (*), je dis: Me voilà. Cette lenteur de penser jointe à cette vivacité de sentir, je ne l'ai pas seulement dans la conversation, je l'ai même seul et quand je travaille. Mes idées s'arrangent dans ma tête avec la plus (*) Charles Emmanuel Ier, qui viut à la cour d'itenri IV, à la fin de 1599. |