Son caractère ne démentoit pas sa physio- ❘ et il la traitoit si brutalement qu'il fut question nomie; plein de patience et de complaisance, il sembloit plutôt étudier avec moi que m'instruire. Il n'en falloit pas tant pour me le faire aimer; son prédécesseur avoit rendu cela trèsfacile. Cependant, malgré tout le temps qu'il me dommoit, malgré toute la bonne volonté que nous y mettions l'un et l'autre, et quoiqu'il s'y prit très-bien, j'avançai peu en travaillant beaucoup. Il est singulier qu'avec assez de conception, je n'ai jamais pu rien apprendre avec des maîtres, excepté mon père et M. Lambercier. Le peu que je sais de plus je l'ai appris seul, comme on verra ci-après. Mon esprit impatient de toute espèce de joug ne peut s'asservir à la loi du moment; la crainte même de ne pas apprendre m'empêche d'être attentif : de peur d'impatienter celui qui me parle, je feins d'entendre; il va en avant et je n'entends rien. Mon esprit veut marcher à son heure, il ne peut se soumettre à celle d'autrui. de séparation. M. Corvezi étoit un vilain homme, noir comme une taupe, fripon comme une chouette, et qui à force de vexations finit par se faire chasser lui-même. On dit que les Provençaux se vengent de leurs ennemis par des chansons: M. d'Aubonne se vengea du sien par une comédie; il envoya cette pièce à madame de Warens, qui me la fit voir. Elle me plut, et me fit naître la fantaisie d'en faire une pour essayer si j'étois en effet aussi bête que l'auteur l'avoit prononcé : mais ce ne fut qu'à Chambéri que j'exécutai ce projet en écrivant l'Amant de lui-même. Ainsi quand j'ai dit dans la préface de cette pièce que je l'avois écrite à dix-huit ans, j'ai menti de quelques années. C'est à peu près à ce temps-ci que se rapporte un événement peu important en lui-même, mais qui a eu pour moi des suites, et qui a fait du bruit dans le monde quand je l'avois oublié. Toutes les semaines j'avois une fois la permission de sortir; je n'ai pas besoin de dire quel usage j'en faisois. Un dimanche que j'étois chez maman, le feu prit à la maison des cordeliers attenant à la maison qu'elle occupoit. Ce bâtiment où étoit leur four étoit plein jusqu'au comble de fascines sèches. Tout fut embrasé en très-peu de temps: la maison étoit en grand péril et couverte par les flammes que le vent y portoit. On se mit en devoir de dé Le temps des ordinations étant venu, M. Gåtier s'en retourna diacre dans sa province. Il emporta mes regrets, mon attachement, ma reconnoissance. Je fis pour lui des vœux qui n'ont pas été plus exaucés que ceux que j'ai faits pour moi-même. Quelques années après j'appris qu'étant vicaire dans une paroisse, il avoit fait un enfant à une fille, la seule dont avec un cœur très-tendre il eût jamais été amoureux. Ce fut un scandale effroyable dans | ménager en hâte et de porter les meubles dans un diocèse administré très-sévèrement. Les prètres, en bonne règle, ne doivent faire des enfans qu'à des femmes mariées. Pour avoir manqué à cette loi de convenance, il fut mis en prison, diffamé, chassé. Je ne sais s'il aura pu dans la suite rétablir ses affaires : mais le sentiment de son infortune, profondément gravé dans mon cœur, me revint quand j'écrivis l'Emile; et, réunissant M. Gåtier avec M. Gaime, je fis de ces deux dignes prêtres l'original du vicaire savoyard. Je me flatte que l'imitation n'a pas déshonoré ses modèles. Pendant que j'étois au séminaire, M. d'Aubonne fut obligé de quitter Annecy. Monsieur l'intendant s'avisa de trouver mauvais qu'il fit l'amour à sa femme. C'étoit faire comme lechien du jardinier; car, quoique madame Corvezi fút aimable, il vivoit fort mal avec elle; des goûts ultramontains la lui rendoient inutile, le jardin, qui étoit vis-à-vis mes anciennes fenètres et au-delà du ruisseau dont j'ai parlé. J'étois si troublé, que je jetois indifféremment par la fenêtre tout ce qui me tomboit sous la main, jusqu'à un gros mortier de pierre, qu'en tout autre temps j'aurois eu peine à soulever; j'étois prêt à y jeter de même une grande glace si quelqu'un ne m'eût retenu. Le bon évêque qui étoit venu voir maman ce jour-là ne resta pas non plus oisif: il l'emmena dans le jardin, où il se mit en prières avec elle et tous ceux qui étoient là; en sorte qu'arrivant quelque temps après, je vis tout le monde à genoux et m'y mis comme les autres. Durant la prière du saint homme le vent changea, mais si brusquement et si à propos, que les flammes qui couvroient la maison et entroient déjà par les fenêtres, furent portées de l'autre côté de la cour, et la maison n'eut aucun mal. Deux ans après, M. de Bernex étant mort, les Antonins, ses anciens confrères, commencèrent à recueillir les pièces qui pouvoient servir à sa béatification. A la prière du P. Boudet, je joignis à ces pièces une attestation du fait que je viens de rapporter, en quoi je fis bien: mais en quoi je fis mal, ce fut de donner ce fait pour un miracle. J'avois vu l'évêque en prière, et durant sa prière j'avois vu le vent changer et même très à propos; voilà ce que je pouvois dire et certifier: mais qu'une de ces deux choses fût la cause de l'autre, voilà ce que je ne devois pas attester, parce que je ne pouvois le savoir. Cependant, autant que je puis me rappeler mes idées, alors sincèrement catholique, j'étois de bonne foi. L'amour du merveilleux, si naturel au cœur humain, ma vénération pour ce vertueux prélat, l'orgueil secret d'avoir peut-être contribué moi-même au miracle, aidèrent à me séduire; et ce qu'il y a de sûr est que si ce miracle eût été l'effet des plus ardentes prières, j'aurois bien pu m'en attribuer ma part. Plus de trente ans après, lorsque j'eus publié les Lettres de la Montagne, M. Fréron déterra ce certificat, je ne sais comment, et en fit usage dans ses feuilles. Il faut avouer que la découverte étoit heureuse, et l'à-propos me parut à moi-même très-plaisant. J'étois destiné à être le rebut de tous les tats. Quoique M. Gâtier eût rendu de mes progrès le compte le moins défavorable qu'il lui fût possible, on voyoit qu'ils n'étoient pas proportionnés à mon travail, et cela n'étoit pas encourageant pour me faire pousser mes études. Aussi l'évêque et le supérieur se rebutèrent-ils, et on me rendit à madame de Warens comme un sujet qui n'étoit pas même bon pour être prêtre, au reste assez bon garçon, disoiton, et point vicieux : ce qui fit que, malgré tant de préjugés rebutans sur mon compte, elle ne m'abandonna pas. Je rapportai chez elle en triomphe son livre de musique dont j'avois tiré si bon parti. Mon air d'Alphée et Aréthuse étoit à peu près tout ce que j'avois appris au séminaire. Mon goût marqué pour cet art lui fit naître la pensée de me faire musicien: l'occasion étoit commode; on faisoit chez elle, au moins une fois la semaine, de la musique, et le maître de musique de la cathédrale qui dirigeoit ce petit concert, venoit la voir très-souvent. C'étoit un Parisien nommé M. Le Maître, bon compositeur, fort vif, fort gai, jeune encore, assez bien fait, peu d'esprit, mais au demeurant très-bon homme. Maman me fit faire sa connoissance: je m'attachois à lui, je ne lui déplaisois pas: on parla de pension, l'on en convint. Bref, j'entrai chez lui, et j'y passai l'hiver d'autant plus agréablement, que la maîtrise n'étant qu'à vingt pas de la maison de maman (a), nous étions chez elle en un moment, et nous y soupions trèssouvent ensemble. On jugera bien que la vie de la maîtrise, toujours chantante et gaie, avec les musiciens et les enfans de chœur, me plaisoit plus que celle du séminaire avec les pères de Saint-Lazare. Cependant cette vie, pour être plus libre, n'en étoit pas moins égale et réglée. J'étois fait pour aimer l'indépendance et pour n'en abuser jamais. Durant six mois entiers, je ne sortis pas une seule fois que pour aller chez maman ou à l'église, et je n'en fus pas même tenté. Cet intervalle est un de ceux où j'ai vécu dans le plus grand calme, et que je me suis rappelés avec le plus de plaisir. Dans les situations diverses où je me suis trouvé, quelques-uns ont été marqués par un tel sentiment de bien-être, qu'en les remémorant j'en suis affecté comme si j'y étois encore. Non-seulement je me rappelle les temps, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnans, la température de l'air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s'est fait sentir que là, et dont le souvenir vif m'y transporte de nouveau. Par exemple, tout ce qu'on répétoit à la maitrise, tout ce qu'on chantoit au chœur, tout ce qu'on y faisoit, le bel habit des chanoines, les chasubles des prêtres, les mitres des chantres, la figure des musiciens, un vieux charpentier boiteux qui jouoit de la contre-basse, un petit abbé blondin qui jouoit du violon, le lambeau de soutane qu'après avoir posé son épée M. Le Maître endossoit par dessus son habit laïque, et le beau surplis fin dont il en couvroit les loques pour aller au chœur, l'orgueil avec lequel j'allois, tenant ma petite flûte à bec, m'établir dans l'orchestre à la tribune pour un (a) VAR. de madame de Warens. petit bout de récit que M. Le Maître avoit fait exprès pour moi, le bon dîner qui nous attendoit ensuite, le bon appétit qu'on y portoit; ce concours d'objets vivement retracé m'a cent fois charmé dans ma mémoire, autant et plus que dans la réalité. J'ai gardé toujours une affection tendre pour un certain air du Conditor alme siderum qui marche par ïambes, parce qu'un dimanche de l'avent j'entendis de mon lit chanter cette hymne avant le jour sur le perron de la cathédrale, selon un rite de cette égliselà. Mademoiselle Merceret, femme de chambre de maman, savoit un peu de musique: je n'oublierai jamais un petit motet Afferte que M. Le Maitre me fit chanter avec elle, et que sa maitresse écoutoit avec tant de plaisir. Enfin tout, jusqu'à la bonne servante Perrine, qui étoit si bonne fille et que les enfans de chœur faisoient tant endéver, tout dans les souvenirs de ces temps de bonheur et d'innocence revient souvent me ravir et m'attrister. Je vivois à Annecy depuis près d'un an sans le moindre reproche: tout le monde étoit content de moi. Depuis mon départ de Turin je n'avois point fait de sottise, et je n'en fis point tant que je fus sous les yeux de maman. Elle me conduisoit, et me conduisoit toujours bien: mon attachement pour elle étoit devenu ma seule passion; et ce qui prouve que ce n'étoit pas une passion folle, c'est que mon cœur formoit ma raison. Il est vrai qu'un seul sentiment, absorbant pour ainsi dire toutes mes facultés, me mettoit hors d'état de rien apprendre, pas même la musique, bien que j'y fisse tous mes efforts. Mais il n'y avoit point de ma faute; la bonne volonté y étoit tout entière, l'assiduité y étoit. J'étois distrait, rêveur, je soupirois : qu'y pouvois-je faire? Il ne manquoit à mes progres rien qui dépendit de moi; mais pour que je fisse de nouvelles folies il ne falloit qu'un sujet qui vint me les inspirer. Ce sujet se présenta; le hasard arrangea les choses, et, comme on verra dans la suite, ma mauvaise tête en tira parti. Un soir du mois de février, qu'il faisoit bien froid, comme nous étions tous autour du feu, nous entendimes frapper à la porte de la rue. Perrine prend sa lanterne, descend, ouvre : un jeune homme entre avec elle, monte, se présente d'un air aisé, et fait à M. Le Maître un compliment court et bien tourné, se donnant pour un musicien françois que le mauvais état de ses finances forçoit de vicarier pour passer son chemin. A ce mot de musicien françois, le cœur tressaillit au bon Le Maître : il aimoit passionnément son pays et son art. Il accueillit le jeune passager, lui offrit le gîte dont il paroissoit avoir grand besoin, et qu'il accepta sans beaucoup de façons. Je l'examinai tandis qu'il se chauffoit et qu'il jasoit en attendant le souper. Il étoit court de stature, mais large de carrure; il avoit je ne sais quoi de contrefait dans sa taille, sans aucune difformité particulière; c'étoit pour ainsi dire un bossu à épaules plates, mais je crois qu'il boitoit un peu. Il avoit un habit noir plutôt usé que vieux, et qui tomboit par pièces, une chemise trèsfine et très-sale, de belles manchettes d'effilé, des guêtres dans chacune desquelles il auroit mis ses deux jambes, et pour se garantir de la neige un petit chapeau à porter sous le bras. Dans ce comique équipage il y avoit pourtant quelque chose de noble que son maintien ne démentoit pas; sa physionomie avoit de la finesse et de l'agrément; il parloit facilement et bien, mais très-peu modestement. Tout marquoit en lui un jeune débauché qui avoit eu de l'éducation, et qui n'alloit pas gueusant comme un gueux, mais comme un fou. Il nous dit qu'il s'appeloit Venture de Villeneuve, qu'il venoit de Paris, qu'il s'étoit égaré dans sa route; et oubliant un peu son rôle de musicien, il ajouta qu'il alloit à Grenoble voir un parent qu'il avoit dans le parlement. Pendant le souper on parla de musique, et il en parla bien. Il connoissoit tous les grands virtuoses, tous les ouvrages célèbres, tous les acteurs, toutes les actrices, toutes les jolies femmes, tous les grands seigneurs. Sur tout ce qu'on disoit il paroissoit au fait; mais à peine un sujet étoit-il entamé, qu'il brouilloit l'entretien par quelque polissonnerie qui faisoit rire et oublier ce que l'on avoit dit. C'étoit un samedi; il y avoit le lendemain musique à la cathédrale. M. Le Maître lui propose d'y chanter; très-volontiers; lui demande quelle est sa partie; la haute-contre; et il parle d'autre chose. Avant d'aller à l'église on lui offrit sa partie à prévoir; il n'y jeta pas les yeux. Cette gasconnade surprit Le Maître : Vous verrez, me dit-il à l'o noît et où on les aime, il restât borné longtemps à la sphère des musiciens. reille, qu'il ne sait pas une note de musique. | talens agréables, dans un pays où l'on s'y conJ'en ai grand'peur, lui répondis-je. Je les suivis très-inquiet. Quand on commença, le cœur me battit d'une terrible force, car je m'intéressois beaucoup à lui. J'eus bientôt de quoi me rassurer. Il chanta ses deux récits avec toute la justesse et tout le goût imaginables, et, qui plus est, avec une trèsjolie voix. Je n'ai guère eu de plus agréable surprise. Après la messe, M. Venture reçut des complimens à perte de vue des chanoines et des musiciens, auxquels il répondoit en polissonnant, mais toujours avec beaucoup de grâce. M. Le Maître l'embrassa de bon cœur; j'en fis autant: il vit que j'étois bien aise, et cela parut lui faire plaisir. On conviendra, je m'assure, qu'après m'être engoué de M. Bâcle, qui tout compté n'étoit qu'un manant, je pouvois m'engouer de M. Venture, qui avoit de l'éducation, des talens, de l'esprit, de l'usage du monde, et qui pouvoit passer pour un aimable débauché. C'est aussi ce qui m'arriva, et ce qui seroit arrivé, je pense, à tout autre jeune homme à ma place, d'autant plus facilement encore qu'il auroit eu un meilleur tact pour sentir le mérite, et un meilleur goût pour s'y attacher: car Venture en avoit, sans contredit, et il en avoit surtout un bien rare à son âge, celui de n'être point pressé de montrer son acquis. Il est vrai qu'il se vantoit de beaucoup de choses qu'il ne savoit point; mais pour celles qu'il savoit et qui étoient en assez grand nombre, il n'en disoit rien: il attendoit l'occasion de les montrer; il s'en prévaloit alors sans empressement, et cela faisoit le plus grand effet. Comme il s'arrêtoit après chaque chose sans parler du reste, on ne savoit plus quand il auroit tout montré. Badin, folâtre, inépuisable, séduisant dans la conversation, souriant toujours et ne riant jamais, il disoit du ton le plus élégant les choses les plus grossières et les faisoit passer. Les femmes même les plus modestes s'étonnoient de ce qu'elles enduroient de lui. Elles avoient beau sentir qu'il falloit se fâcher, elles n'en avoient pas la force. Il ne lui falloit que des filles perdues, et je ne crois pas qu'il fût fait pour avoir de bonnes fortunes; mais il étoit fait pour mettre un agrément infini dans la société des gens qui en avoient. Il étoit difficile qu'avec tant de Mon goût pour M. Venture, plus raisonnable dans sa cause, fut aussi moins extravagant dans ses effets, quoique plus vif et plus durable que celui que j'avois pris pour M. Bâcle. J'aimois à le voir, à l'entendre; tout ce qu'il faisoit me paroissoit charmant; tout ce qu'il disoit me sembloit des oracles: mais mon engouement n'alloit point jusqu'à ne pouvoir me séparer de lui. J'avois à mon voisinage un bon préservatif contre cet excès. D'ailleurs, trouvant ses maximes très-bonnes pour lui, je sentois qu'elles n'étoient pas à mon usage; il me falloit une autre sorte de volupté, dont il n'avoit pas l'idée, et dont je n'osois même lui parler, bien sûr qu'il se seroit moqué de moi. Cependant j'aurois voulu allier cet attachement avec celui qui me dominoit. J'en parlois à maman avec transport; Le Maître lui en parloit avec éloges. Elle consentit qu'on le lui amenât. Mais cette entrevue ne réussit point du tout: il la trouva précieuse, elle le trouva libertin; et, s'alarmant pour moi d'une aussi mauvaise connoissance, non-seulement elle me défendit de le lui ramener, mais elle me peignit si fortement les dangers que je courois avec ce jeune homme, que je devins un peu plus circonspect à m'y livrer; et très-heureusement pour mes mœurs et pour ma tête, nous fûmes bientôt séparés. M. Le Maître avoit les goûts de son art; il aimoit le vin. A table cependant il étoit sobre, mais en travaillant dans son cabinet il falloit qu'il bût. Sa servante le savoit si bien que, sitôt qu'il préparoit son papier pour composer et qu'il prenoit son violoncelle, son pot et son verre arrivoient l'instant d'après, et le pot se renouveloit de temps à autre. Sans jamais être absolument ivre, il étoit toujours pris de vin; et en vérité c'étoit dommage, car c'étoit un garçon essentiellement bon, et si gai que maman ne l'appeloit que petit-chat. Malheureusement il aimoit son talent, travailloit beaucoup, et buvoit de même. Cela prit sur sa santé et enfin sur son humeur : il étoit quelquefois ombrageux et facile à offenser. Incapable de grossièreté, incapable de manquer à qui que ce fût, il n'a jamais dit une mauvaise parole, même à un de ses enfans de chœur; mais il ne falloit pas non plus lui manquer, et cela étoit juste. | que rendre à un ami, dans une occasion essen Le mal étoit qu'ayant peu d'esprit, il ne discernoit pas les tons et les caractères, et prenoit souvent la mouche sur rien. L'ancien chapitre de Genève, où jadis tant de princes et d'évêques se faisoient honneur d'entrer, a perdu dans son exil son ancienne splendeur, mais il a conservé sa fierté. Pour pouvoir y être admis, il faut toujours être gentilhomme ou docteur de Sorbonne; et s'il est un orgueil pardonnable après celui qui se tire du mérite personnel, c'est celui qui se tire de la naissance. D'ailleurs tous les prêtres qui ont des laïques à leurs gages les traitent d'ordinaire avec assez de hauteur. C'est ainsi que les chanoines traitoient souvent le pauvre Le Maître. Le chantre surtout, appelé M. l'abbé de Vidonne, qui du reste étoit un très-galant homme, mais trop plein de sa noblesse, n'avoit pas tou jours pour lui les égards que méritoient ses talens; et l'autre n'enduroit pas volontiers ces dédains. Cette année ils eurent durant la semaine sainte un démêlé plus vif qu'à l'ordinaire dans un dîner de règle que l'évêque donnoit aux chanoines, et où Le Maître étoit toujours invité. Le chantre lui fit quelque passe-droit, et lui dit quelque parole dure que celui-ci ne put digérer. II prit sur-le-champ la résolution de s'enfuir la nuit suivante; et rien ne put l'en faire démordre, quoique madame de Warens, à qui il alla faire ses adieux, n'épargnât rien pour l'apaiser. Il ne put renoncer au plaisir de se venger de ses tyrans en les laissant dans l'embarras aux fêtes de Pâque, temps où l'on avoit le plus grand besoin de lui. Mais ce qui l'embarrassoit lui-même étoit sa musique qu'il vouloit emporter, ce qui n'étoit pas facile: elle formait une caisse assez grosse et fort lourde, qui ne s'emportoit pas sous le bras. Maman fit ce que j'aurois fait et ce que je ferois encore à sa place. Après bien des efforts inutiles pour le retenir, le voyant résolu de partir comme que ce fût, elle prit le parti de l'aider en tout ce qui dépendoit d'elle. J'ose dire qu'elle le devoit. Le Maître s'étoit consacré, pour ainsi dire, à son service. Soit en ce qui tenoit à son art, soit en ce qui tenoit à ses soins, il étoit entièrement à ses ordres, et le cœur avec lequel il les suivoit donnoit à sa complaisance un nouveau prix. Elle ne faisoit donc tielle, ce qu'il faisoit pour elle en détail depuis trois ou quatre ans : mais elle avoit une âme qui, pour remplir de pareils devoirs, n'avoit pas besoin de songer que c'en étoient pour elle. Elle me fit venir, m'ordonna de suivre M. Le Maître au moins jusqu'à Lyon, et de m'attacher à lui aussi long-temps qu'il auroit besoin de moi. Elle m'a depuis avoué que le désir de m'éloigner de Venture étoit entré pour beaucoup dans cet arrangement. Elle consulta Claude Anet, son fidèle domestique, pour le transport de la caisse. Il fut d'avis qu'au lieu de prendre à Annecy une bête de somme, qui nous feroit infailliblement découvrir, il falloit, quand il seroit nuit, porter la caisse à bras jusqu'à une certaine distance, et louer ensuite un âne dans un village pour la transporter jusqu'à Seyssel, où, étant sur terres de France, nous n'aurions plus rien à risquer. Cet avis fut suivi : nous partîmes le même soir à sept heures; et maman, sous prétexte de payer ma dépense, grossit la petite bourse du pauvre petitchatd'un surcroît qui ne lui fut pas inutile. Claude Anet, le jardinier et moi, portàmes la caisse comme nous pûmes jusqu'au premier village, où un âne nous relaya, et la même nuit nous nous rendimes à Seyssel. Je crois avoir déjà remarqué qu'il y a des temps où je suis si peu semblable à moi-même qu'on me prendroit pour un autre homme de caractère tout opposé. On en va voir un exemple. M. Reydelet, curé de Seyssel, étoit chanoine de Saint-Pierre, par conséquent de la connoissance de M. Le Maître, et l'un des hommes dont il devoit le plus se cacher. Mon avis fut au contraire d'aller nous présenter à lui, et lui demander gîte sous quelque prétexte, comme si nous étions là du consentement du chapitre. Le Maître goûta cette idée qui rendoit sa vengeance moqueuse et plaisante. Nous allâmes donc effrontément chez M. Reydelet, qui nous reçut très-bien. Le Maître lui dit qu'il alloit à Bellay, à la prière de l'évêque, diriger sa musique aux fêtes de Pâque, qu'il comptoit repasser dans peu de jours; et moi, à l'appui de ce mensonge, j'en enfilai cent autres si naturels, que M. Reydelet, me trouvant joli garçon, me prit en amitié et me fit mille caresses. Nous fûmes bien régalés, bien cou |