comme enfin, malgré ses procédés malhonnêtes, il eût été fondé à se plaindre, si je l'avois fait imprimer sans son aveu, je pris le parti de lui écrire à ce sujet. Voici cette seconde lettre, à laquelle il ne fit aucune réponse, et dont, pour mettre sa brutalité plus à l'aise, il fit semblant d'être irrité jusqu'à la fureur. A Montmorenci, le 17 juin 1760. « Je ne pensois pas, monsieur, me trouver jamais en corres< pondance avec vous. Mais apprenant que la lettre que je vous < écrivis en 1756 a été imprimée à Berlin, je dois vous rendre ⚫ compte de ma conduite à cet égard, et je remplirai ce devoir • avec vérité et simplicité. • Cette lettre, vous ayant été réellement adressée, n'étoit ◄ point destinée à l'impression. Je la communiquai, sous condi• tion, à trois personnes à qui les droits de l'amitié ne me per< mettoient pas de rien refuser de semblable, et à qui les mêmes ‹ droits permettoient encore moins d'abuser de leur dépôt en * violant leur promesse. Ces trois personnes sont madame de ‹ Chenonceaux, belle-fille de madame Dupin, madame la comtesse d'Houdetot, et un Allemand nommé M. Grimm. Ma< dame de Chenonceaux souhaitoit que cette lettre fût imprimée, ◄ et me demanda mon consentement pour cela. Je lui dis qu'il ◄ dépendoit du vôtre. Il vous fut demandé; vous le refusâtes, et < il n'en fut plus question. ‹ Cependant M. l'abbé Trublet, avec qui je n'ai nulle espèce ‹ de liaison, vient de m'écrire, par une attention pleine d'honnê< teté, qu'ayant reçu les feuilles d'un Journal de M. Formey, < il y avoit lu cette même lettre, avec un avis dans lequel l'éditeur dit, sous la date du 23 octobre 1759, qu'il l'a trouvée, il y a quelques semaines, chez les libraires de Berlin, et que, • comme c'est une de ces feuilles volantes qui disparoissent bien‹ tôt sans retour, il a cru lui devoir donner place dans son • Journal. • Voilà, monsieur, tout ce que j'en sais. Il est très sûr que jus⚫ qu'ici l'on n'avoit pas même ouï parler à Paris de cette lettre. Il est < très sûr que l'exemplaire, soit manuscrit, soit imprimé, tombé ‹ dans les mains de M. Formey, n'a pu venir que de vous, ce < qui n'est pas vraisemblable, ou d'une des trois personnes que « je viens de nommer. Enfin il est très sûr que les deux dames < sont incapables d'une pareille infidélité. Je n'en puis savoir davantage de ma retraite. Vous avez des correspondances au < moyen desquelles il vous seroit aisé, si la chose en valoit la < peine, de remonter à la source, et de vérifier le fait. ‹ Dans la même lettre, M. l'abbé Trublet me marque qu'il < tient la feuille en réserve, et ne la prêtera point sans mon < consentement, qu'assurément je ne donnerai pas. Mais cet < exemplaire peut n'être pas le seul à Paris. Je souhaite, mon< sieur, que cette lettre n'y soit pas imprimée, et je ferai de < mon mieux pour cela; mais si je ne pouvois éviter qu'elle le < fût, et qu'instruit à temps je pusse avoir la préférence, alors ‹ je n'hésiterois pas à la faire imprimer moi-même. Cela me < paraît juste et naturel. ‹ Quant à votre réponse à la même lettre, elle n'a été com< muniquée à personne, et vous pouvez compter qu'elle ne sera < point imprimée sans votre aveu1, qu'assurément je n'aurai < point l'indiscrétion de vous demander, sachant bien que ce < qu'un homme écrit à un autre, il ne l'écrit pas au public. Mais ‹ si vous en vouliez faire une pour être publiée, et me l'adres< ser, je vous promets de la joindre fidèlement à ma lettre, et ‹ de n'y pas répliquer un seul mot. ‹ Je ne vous aime point, monsieur; vous m'avez fait les maux « qui pouvoient m'être les plus sensibles, à moi votre disciple < et votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le prix < de l'asile que vous y avez reçu; vous avez aliéné de moi mes < concitoyens pour le prix des applaudissements que je vous ai < prodigués parmi eux; c'est vous qui me rendez le séjour de < mon pays insupportable; c'est vous qui me ferez mourir en < terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourants, < et jeté, pour tout honneur, dans une voirie, tandis que tous les • honneurs qu'un homme peut attendre vous accompagneront 'Cela s'entend de son vivant et du mien ; et assurément les plus exacts procédés, surtout avec un homme qui les foule tous aux pieds, n'en sauroient exiger davantage. ⚫ dans mon pays. Je vous hais, enfin, puisque vous l'avez voulu, mais je vous hais en homme encore plus digne de vous ai‹ mer, si vous l'aviez voulu. De tous les sentiments dont mon ‹ cœur étoit pénétré pour vous, il n'y reste que l'admiration ⚫ qu'on ne peut refuser à votre beau génie, et l'amour de vos ‹ écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos talents, ce n'est < pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect qui leur est ‹ dû, ni aux procédés que ce respect exige. Adieu, monsieur'.> Au milieu de toutes ces petites tracasseries littéraires, qui me confirmoient de plus en plus dans ma résolution, je reçus le plus grand honneur que les lettres m'aient attiré, et auquel j'ai été le plus sensible, dans la visite que M. le prince de Conti daigna me faire par deux fois, l'une au petit château, et l'autre à Mont-Louis. Il choisit même toutes les deux fois le temps que madame de Luxembourg n'étoit pas à Montmorenci, afin de rendre plus manifeste qu'il n'y venoit que pour moi. Je n'ai jamais douté que je ne dusse les premières bontés de ce prince à madame de Luxembourg et à madame de Boufflers : mais je ne doute pas non plus que je ne doive à ses propres sentiments et à moi-même celles dont il n'a cessé de m'honorer depuis lors *. Comme mon appartement de Mont-Louis étoit très petit, et que la situation du donjon étoit charmante, j'y conduisis le prince, qui, pour comble de graces, voulut que j'eusse l'honneur de faire sa partie aux échecs. Je savois qu'il gagnoit le chevalier de Lorenzy, qui étoit plus fort que moi. Cependant, malgré les signes et les grimaces du chevalier et des assistants, que je ne fis pas semblant de voir, je gagnai les deux parties que nous jouâmes'. En finissant, je lui dis d'un ton respectueux, 1 On remarquera que depuis près de sept ans que cette lettre est écrite, je n'en ai parlé ni ne l'ai montrée à ame vivante. Il en a été de même des deux lettres que M. Hume me força l'été dernier de lui écrire, jusqu'à ce qu'il en ait fait le vacarme que chacun sait. Le inal que j'ai à dire de mes ennemis, je le leur dis en secret à eux-mêmes, pour le bien, quand il y en a, je le dis en public et de bon cœur. 2 Remarquez la persévérance de cette aveugle et stupide confiance, au milieu de tous les traitements qui devoient le plus m'en désabuser. Elle n'a cessé que depuis mon retour à Paris en 1770. Sept ans après, dans une lettre à du Peyrou, du 27 septembre 1767, mais grave: Monseigneur, j'honore trop votre altesse sérénissime, pour ne la pas gagner toujours aux échecs'. Ce grand prince, plein d'esprit et de lumières, et si digne de n'être pas adulé, sentit en effet, du moins je le pense, qu'il n'y avoit là que moi qui le traitasse en homme, et j'ai tout lieu de croire qu'il m'en a vraiment su bon gré. Quand il m'en auroit su mauvais gré, je ne me reprocherois pas de n'avoir voulule tromper en rien, et je n'ai pas assurément à me reprocher non plus d'avoir mal répondu dans mon cœur à ses bontés, mais bien d'y avoir répondu quelquefois de mauvaise grace, tandis qu'il mettoit lui-même une grace infinie dans la manière de me les marquer. Peu de jours après, il me fit envoyer un panier de gibier, que je reçus comme je devois. A quelque temps de là il m'en fit envoyer un autre; et l'un de ses officiers des chasses écrivit par ses ordres que c'étoit de la chasse de son altesse, et du gibier tiré de sa propre main. Je le reçus encore; mais j'écrivis à madame de Boufflers que je n'en recevrois plus. Cette lettre fut généralement blâmée, et méritoit de l'être. Refuser des présents en gibier, d'un prince du sang, qui de plus met tant d'honnêteté dans l'envoi, 'est moins la délicatesse d'un homme fier qui veut conserver son indépendance, que la rusticité d'un malappris qui se méconnoît. Je n'ai jamais relu cette lettre dans mon recueil, sans en rougir, et sans me reprocher de l'avoir écrite. Mais enfin je n'ai pas entrepris mes Confessions pour taire mes sottises, et celle-là me révolte trop moi-même pour qu'il me soit permis de la dissimuler. Si je ne fis pas celle de devenir son rival, il s'en fallut peu : car alors madame de Boufflers étoit encore sa maîtresse, et je n'en savois rien. Elle me venoit voir assez souvent avec le chevalier de Lorenzy. Elle étoit belle et jeune encore; elle affectoit l'esprit romain, et moi je l'eus toujours romanesque; cela se tenoit d'as il rappelle cette anecdote, et annonce avoir gagné au prince trois parties de suite. ec 1 Chamfort raconte une anecdote qui vient à l'appui de ce langage : « On disoit à J. J. Rousseau, qui avoit gagné plusieurs parties d'échecs au prince << de Conti, qu'il ne lui avoit pas fait sa cour, et qu'il falloit lui en laisser ga* gner quelques unes : - Comment! dit-il, je lui donne la tour! >>> sez près. Je faillis me prendre ; je crois qu'elle le vit : le chevalier - le vit aussi; du moins il m'en parla, et de manière à ne me pas décourager. Mais pour le coup je fus sage, et il en étoit temps à cinquante ans. Plein de la leçon que je venois de donner aux bar- bons dans ma lettre à d'Alembert, j'eus honte d'en profiter si mal moi-même ; d'ailleurs, apprenant ce que j'avois ignoré, il auroit fallu que la tête m'eût tourné pour porter si haut mes concurrences. Enfin, mal guéri peut-être encore de ma passion pour madame d'Houdetot, je sentis que plus rien ne la pouvoit remplacer dans mon cœur, et je fis mes adieux à l'amour pour le reste de ma vie. Au moment où j'écris ceci, je viens d'avoir d'une jeune -femme, qui avoit ses vues, des agaceries' bien dangereuses, et avec des yeux bien inquiétants : mais si elle a fait semblant d'oublier mes douze lustres, pour moi, je m'en suis souvenu. Après m'être tiré de ce pas, je ne crains plus de chutes, et je réponds de moi pour le reste de mes jours. Madame de Boufflers, s'étant aperçue de l'émotion qu'elle m'avoit donnée, put s'apercevoir aussi que j'en avois triomphé. Je ne suis ni assez fou ni assez vain pour croire avoir pu lui inspirer du goût à mon âge; mais, sur certains propos qu'elle tint à Thérèse, j'ai cru lui avoir inspiré de la curiosité; si cela est, et qu'elle ne m'ait pas pardonné cette curiosité frustrée, il faut avouer que j'étois bien né pour être victime de mes foiblesses, puisque l'amour vainqueur me fut si funeste, et que l'amour vaincu me le fut encore plus. Ici finit le recueil des lettres qui m'a servi de guide dans ces _deux livres. Je ne vais plus marcher que sur la trace de mes souvenirs: mais ils sont tels dans cette cruelle époque, et la forte impression m'en est si bien restée, que, perdu dans la mer immense de mes malheurs, je ne puis oublier les détails de mon premier naufrage, quoique ses suites ne m'offrent plus que des souvenirs confus. Ainsi je puis marcher dans le livre suivant avec encore assez d'assurance. Si je vais plus loin, ce ne sera plus qu'en tâtonnant. 1 VAR. «... Je viens d'avoir d'une jeune et belle personne des agaceries... هد |