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LIVRE ONZIÈME.

(1761.)

QUOIQUE la Julie, qui depuis longtemps étoit sous presse, ne parût point encore à la fin de 1760, elle commençoit à faire grand bruit. Madame de Luxembourg en avoit parlé à la cour, madame d'Houdetot à Paris. Cette dernière avoit même obtenu de moi, pour Saint-Lambert, la permission de la faire lire en manuscrit au roi de Pologne, qui en avoit été enchanté. Duclos, à qui je l'avois aussi fait lire, en avoit parlé à l'académie. Tout Paris étoit dans l'impatience de voir ce roman : les libraires de la rue SaintJacques et celui du Palais-Royal étoient assiégés de gens qui en demandoient des nouvelles. Il parut enfin, et son succès, contre l'ordinaire, répondit à l'empressement avec lequel il avoit été attendu'. Madame la Dauphine, qui l'avoit lu des premières, en parla à M. de Luxembourg comme d'un ouvrage ravissant. Les sentiments furent partagés chez les gens de lettres: mais dans le monde, il n'y eut qu'un avis; et les femmes surtout s'enivrèrent et du livre et de l'auteur, au point qu'il y en avoit peu, même dans les hauts rangs, dont je n'eusse fait la conquête, si je l'avois entrepris. J'ai de cela des preuves que je ne veux pas écrire, et qui, sans avoir eu besoin de l'expérience, autorisent mon opinion. Il est singulier que ce livre ait mieux réussi en France que dans le reste de l'Europe, quoique les François, hommes et femmes, n'y soient pas fort bien traités. Tout au contraire de mon attente, son moindre succès fut en Suisse, et son plus grand à Paris. L'amitié, l'amour, la vertu, règnent-ils donc à Paris plus qu'ailleurs?

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L'abbé Brizard rapporte que, dans les premiers jours de sa publication, le libraire faisoit payer par heure douze sous aux personnes à qui il le

louoit.

Non sans doute; mais il y règne encore ce sens exquis qui transportele cœur à leur image, et qui nous fait chérir dans les autres les sentiments purs, tendres, honnêtes, que nous n'avons plus. La corruption désormais est partout la même : il n'existe plus ni mœurs, ni vertus en Europe, mais s'il existe encore quelque amour pour elles, c'est à Paris qu'on doit le chercher'.'

Il faut, à travers tant de préjugés et de passions factices, savoir bien analyser le cœur humain pour y démêler les vrais sentiments de la nature. Il faut une délicatesse de tact, qui ne s'acquiert que dans l'éducation du grand monde, pour sentir, si j'ose ainsi dire, les finesses de cœur dont cet ouvrage est rempli. Je mets sans crainte sa quatrième partie à côté de la Princesse de Clèves, et je dis que si ces deux morceaux n'eussent été lus qu'en province, on n'auroit jamais senti tout leur prix. Il ne faut donc pas s'étonner si le plus grand succès de ce livre fut à la cour. Il abonde en traits vifs, mais voilés, qui doivent y plaire, parcequ'on est plus exercé à les pénétrer. Il faut pourtant ici distinguer encore. Cette lecture n'est assurément pas propre à cette sorte de gens d'esprit qui n'ont que de la ruse, qui ne sont faits que pour pénétrer le mal, et qui ne voient rien du tout où il n'y a que du bien à voir. Si, par exemple, la Julie eût eté publiée en certain pays que je pense, je suis sûr que personne n'en eût achevé la lecture, et qu'elle seroit morte en naissant.

J'ai rassemblé la plupart des lettres qui me furent écrites sur cet ouvrage, dans une liasse qui est entre les mains de madame de Nadaillac. Si jamais ce recueil paraît, on y verra des choses bien singulières, et une opposition de jugement qui montre ce que c'est que d'avoir affaire au public. La chose qu'on y a le moins vue, et qui en fera toujours un ouvrage unique, est la simplicité du sujet et la chaîne de l'intérêt qui, concentré entre trois personnes, se soutient durant six volumes, sans épisode, sans aventure romanesque, sans méchanceté d'aucune espèce, ni dans les personnages, ni dans les actions. Diderot a fait de grands compliments à Richardson sur la prodigieuse variété de ses tableaux et sur la multitude de ses personnages. Richardson a, en effet, le mérite de les avoir tous bien caractérisés: mais, quant à leur nombre, il a cela de commun avec les plus insipides romanciers, qui suppléent à la stérilité de leurs idées à force de personnages et d'aventures. Il est aisé de réveiller l'attention, en présentant incessamment et des événements inouïs et de nouveaux visages, qui passent comme les figures de la lanterne magique : mais de soutenir toujours cette attention sur les mêmes objets, et sans aventures merveilleuses, cela certainement est plus difficile, et si, toute chose égale, la simplicité du sujet ajoute à la beauté de l'ouvrage, les romans de Richardson, supérieurs en tant d'autres choses', ne sauroient, sur cet article, entrer en parallèle avec le mien. Il est mort, cependant, je le sais, et j'en sais la cause; mais il ressuscitera.

'J'écrivois ceci en 1769.

* Madame de Nadaillac étoit abbesse de Gomer-Fontaine, abbaye de filles du diocèse de Rouen, située à peu de distance du château de Trye. Rousseau a fait pour elle un morceau de musique sacrée dont le manuscrit est déposé à la Bibliothèque royale.

Toute ma crainte étoit qu'à force de simplicité ma marche ne fùt ennuyeuse, et que je n'eusse pu nourrir assez l'intérêt pour le soutenir jusqu'au bout. Je fus rassuré par un fait qui seul m'a plus flatté que tous les compliments qu'a pu m'attirer cet ouvrage.

Il parut au commencement du carnaval. Un colporteur le porta à madame la princesse de Talmont, un jour de bal de l'Opéra. Après souper, elle se fit habiller pour y aller, et, en attendant l'heure, elle se mit à lire le nouveau roman. A minuit, elle ordonna qu'on mit ses chevaux, et continua de lire. On vint lui dire que ses chevaux étoient mis; elle ne répondit rien. Ses gens, voyant qu'elle s'oubliait, vinrent l'avertir qu'il étoit deux heures.

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* VAR. « ... De Richardson, quoi que M. Diderot en ait pu dire, ne sau

roient... >>>

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Ce n'est pas elle, mais une autre dame dont j'ignore le nom; mais le fait

ın'a été assuré *.

* Madame de Talmont étoit Polonoise, et veuve d'un prince de la maison de

Bouillon.

Rien ne presse encore, dit-elle, en lisant toujours. Quelque temps après, sa montre étant arrêtée, elle sonna pour savoir quelle heure il étoit. On lui dit qu'il étoit quatre heures. Cela étant, dit-elle, il est trop tard pour aller au bal, qu'on ôte mes chevaux. Elle se fit déshabiller, et passa le reste de la nuit à lire.

Depuis qu'on me raconta ce trait, j'ai toujours desiré de voir madame de Talmont, non seulement pour savoir d'elle-même s'il est exactement vrai, mais aussi parceque j'ai toujours cru qu'on ne pouvoit prendre un intérêt si vif à l'Héloïse, sans avoir ce sixième sens, ce sens moral, dont si peu de cœurs sont doués, et sans lequel nul ne sauroit entendre le mień.

Ce qui me rendit les femmes si favorables fut la persuasion où elles furent que j'avois écrit ma propre histoire, et que j'étois moi-même le héros de ce roman. Cette croyance était si bien établie, que madame de Polignac écrivit à madame de Verdelin pour la prier de m'engager à lui laisser voir le portrait de Julie. Tout le monde étoit persuadé qu'on ne pouvoit exprimer si vivement des sentiments qu'on n'auroit point éprouvés, ni peindre ainsi les transports de l'amour, que d'après son propre cœur. En cela l'on avoit raison, et il est certain que j'écrivis ce roman dans les plus brûlantes extases; mais on se trompoit en pensant qu'il avoit fallu des objets réels pour les produire: on étoit loin de concevoir à quel point je puis m'enflammer pour des êtres imaginaires. Sans quelques réminiscences de jeunesse et madame d'Houdetot, les amours que j'ai sentis et décrits n'auroient été qu'avec des sylphides. Je ne voulus ni confirmer ni détruire une erreur qui m'étoit avantageuse. On peut voir dans la préface en dialogue, que je fis imprimer à part, comment je laissai là-dessus le public en suspens. Les rigoristes disent que j'aurois dû déclarer la vérité tout rondement. Pour moi, je ne vois pas ce qui m'y pouvoit obliger, et je crois qu'il y auroit eu plus de bêtise que de franchise à cette déclaration faite sans nécessité.

A-peu-près dans le même temps parût la Paix perpétuelle, dont l'année précédente j'avois cédé le manuscrit à un certain M. de Bastide, auteur d'un journal appelé le Monde, dans lequel il vouloit bon gré mal gré fourrer tous mes manuscrits. Il étoit de la connoissance de M. Duclos, et vint en son nom me presser de lui aider à remplir le Monde. Il avoit ouï parler de la Julie, et vouloit que je la misse dans son journal: il vouloit que j'y misse l'Émile; il auroit voulu que j'y misse le Contrat social, s'il en eût soupçonné l'existence. Enfin, excédé de ses importunités, je pris le parti de lui céder pour douze louis mon extrait de la Paix perpétuelle. Notre accord étoit qu'il s'imprimeroit dans son journal; mais sitôt qu'il fut propriétaire de ce manuscrit, il jugea à propos de le faire imprimer à part, avec quelques retranchements que le censeur exigea. Qu'eût-ce été si j'y avois joint mon jugement sur cet ouvrage, dont très heureusement je ne parlai point à M. de Bastide, et qui n'entra point dans notre marché! Ce jugement est encore en manuscrit parmi mes papiers. Si jamais il voit le jour, on y verra combien les plaisanteries et le ton suffisant de Voltaire à ce sujet m'ont dû faire rire, moi qui voyois si bien la portée de ce pauvre homme dans les matières politiques dont il se mêloit de parler.

Au milieu de mes succès dans le public, et de la faveur des dames, je me sentois déchoir à l'hôtel de Luxembourg, non pas auprès de M. le maréchal, qui sembloit même redoubler chaque jour de bontés et d'amitiés pour moi, mais auprès de madame la maréchale. Depuis que je n'avois plus rien à lui lire, son appartement m'étoit moins ouvert; et durant les voyages de Montmorenci, quoique je me présentasse assez exactement, je ne la voyois guère qu'à table. Ma place n'y étoit même plus aussi marquée à côté d'elle. Comme elle ne me l'offroit plus, qu'elle me parloit peu, et que je n'avois pas non plus grand chose à lui dire, j'aimois autant prendre une autre place, où j'étois plus à mon aise, surtout le soir, car machinalement je prenois peu-àpeu l'habitude de me placer plus près de M. le maréchal.

A propos du soir, je me souviens d'avoir dit que je ne soupois pas au château, et cela étoit vrai dans le commencement de la connoissance; mais comme M. de Luxembourg ne dînoit point et ne se mettoit pas même à table, il arriva de là qu'au bout de

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