DE J. J. ROUSSEAU. SUITE DE LA SECONDE PARTIE. LIVRE HUITIÈME. (1749.) J'AI dû faire une pause à la fin du précédent livre. Avec celuici commence, dans sa première origine, la longue chaîne de mes malheurs. Ayant vécu dans deux des plus brillantes maisons de Paris, je n'avois pas laissé, malgré mon peu d'entregent, d'y faire quelques connoissances. J'avois fait, entre autres, chez madame Dupin, celle du jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha, et du baron de Thun, son gouverneur. J'avois fait chez M. de La Poplinière celle de M. Seguy, ami du baron de Thun, et connu dans le monde littéraire par sa belle édition de Rousseau. Le baron nous invita, M. Seguy et moi, d'aller passer un jour ou deux à Fontenai-sous-Bois, où le prince avoit une maison. Nous y fûmes. En passant devant Vincennes, je sentis à la vue du donjon un déchirement de cœur dont le baron remarqua l'effet sur mon visage. A souper le prince parla de la détention de Diderot. Le baron, pour me faire parler, accusa le prisonnier d'imprudence : j'en mis dans la manière impétueuse dont je le défendis. L'on pardonna cet excès de zèle à celui qu'inspire un ami malheureux, et l'on parla d'autres choses. Il y avoit là deux Allemands attachés au prince : l'un appelé M. Klupffell, homme de beaucoup CONFESSIONS. T. II. 4 25X264 d'esprit, étoit son chapelain, et devint ensuite son gouverneur, après avoir supplanté le baron; l'autre étoit un jeune homme appelé M. Grimm, qui lui servoit de lecteur en attendant qu'il trouvât quelque place, et dont l'équipage très mince annonçoit le pressant besoin de la trouver. Dès ce même soir, Klupffell et moi commençâmės une liaison qui bientôt devint amitié. Celle avec le sieur Grimm n'alla pas tout-à-fait si vite; il ne se mettoit guère en avant, bien éloigné de ce ton avantageux que la prospérité lui donna dans la suite. Le lendemain à diner on parla de musique: il en parla bien. Je fus transporté d'aise en apprenant qu'il accompagnoit du clavecin. Après le dîner on fit apporter de la musique. Nous musiquames tout le jour au clavecin du prince. Et ainsi commença cette amitié qui d'abord me fut si douce, enfin si funeste, et dont j'aurai tant à parler désormais. En revenant à Paris, j'y appris l'agréable nouvelle que Diderot étoit sorti du donjon, et qu'on lui avoit donné le château et le parc de Vincennes pour prison, sur sa parole, avec permission de voir ses amis. Qu'il me fut dur de n'y pouvoir courir à l'instant même ! mais retenu deux ou trois jours chez madame Dupin par des soins indispensables, après trois ou quatre siècles d'impatience je volai dans les bras de mon ami. Moment inexprimable! Il n'étoit pas seul; d'Alembert et le trésorier de la SainteChapelle étoient avec lui. En entrant je ne vis que lui; je ne fis qu'un saut, un cri; je collai mon visage sur le sien, je le serrai étroitement sans lui parler autrement que par mes pleurs et mes sanglots; j'étouffois de tendresse et de joie. Son premier mouvement, sorti de mes bras, fut de se tourner vers l'ecclésiastique, et de lui dire: Vous voyez, monsieur, comment m'aiment mes amis. Tout entier à mon émotion, je ne réfléchis pas alors à cette manière d'en tirer avantage; mais en y pensant quelquefois depuis ce temps-là, j'ai toujours jugé qu'à la place de Diderot ce n'eût pas été la première idée qui me seroit venue. Je le trouvai très affecté de sa prison. Le donjon lui avoit fait une impression terrible, et quoiqu'il fût agréablement au château, et maître de ses promenades dans un parc qui n'est pas même fermé de murs, il avoit besoin de la société de ses amis pour ne pas se livrer à son humeur noire. Comme j'étois assurément celui qui compatissoit le plus à sa peine, je crus être aussi celui dont la vue lui seroit la plus consolante, et tous les deux jours au plus tard, malgré des occupations très exigeantes, j'allois, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui les aprèsmidi. Cette année 1749 l'été fut d'une chaleur excessive. On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des fiacres, à deux heures après midi j'allois à pied quand j'étois seul, et j'allois vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route, toujours élagués, à la mode du pays, ne donnoient presque aucune ombre; et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m'étendois par terre n'en pouvant plus. Je m'avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France, et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l'académie de Dijon pour le prix de l'année suivante : Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. A l'instant de cette lecture je vis un autre univers, et je devins un autre homme. Quoique j'aie un souvenir vif de l'impression que j'en reçus, les détails m'en sont échappés depuis que je les ai déposés dans une de mes quatre lettres à M. de Malesherbes. C'est une des singularités de ma mémoire qui mérite d'être dite. Quand elle me sert, ce n'est qu'autant que je me suis reposé sur elle: sitôt que j'en confie le dépôt au papier, elle m'abandonne; et dès qu'une fois j'ai écrit une chose, je ne m'en souviens plus du tout. Cette singularité me suit jusque dans la musique. Avant de l'apprendre je savois par cœur des multitudes de chansons : sitôt que j'ai su chanter des airs notés, je n'en ai pu retenir aucun; et je doute que de ceux que j'ai le plus aimés j'en pusse aujourd'hui redire un seul tout entier. Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette occasion, c'est qu'arrivant à Vincennes j'étois dans une agitation qui tenoit du délire. Diderot l'aperçut : je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite en crayon sous un chêne. In m'exhorta de donner l'essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l'effet inévitable de cet instant d'égarement '. Mes sentiments se montèrent, avec la plus inconcevable rapidité, au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent étouffées par l'enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la vertu: et ce qu'il y a de plus étonnant est que cette effervescence 'Dans sa lettre à Malesherbes, Rousseau ajoute à ce récit des circonstances bien plus frappantes encore. Elles donnent l'idée d'une inspiration et d'un accès d'enthousiasme dont on peut dire qu'il n'y a point d'exemple daus les fastes de la littérature. « Je sentis ma tête prise par un étourdissement semblable à « l'ivresse. Une violente palpitation..., ne pouvant plus respirer en marchant, « je me laisse tomber sous un arbre de l'avenue, et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu'e , qu'en me relevant j'aperçus tout le devant de ma << veste mouillé de larmes, sans avoir senti que j'en répandois. » (Deuxième lettre.) A cette extase si éloquemment décrite, Marmontel (Mémoires, liv. VIII) oppose ce qu'il appelle le fait dans sa simplicité, tel qu'il déclare que le lui a raconté Diderot lui-même : « Un jour (c'est Diderot qui parle) nous prome<< nant ensemble, il me dit que l'académie de Dijon venoit de proposer une « question intéressante, et qu'il se proposoit de la traiter. Cette question étoit... << Quel parti prendrez-vous? lui demandai-je. - Celui de l'affirmative. - C'est le << pont aux anes. Tous les talents médiocres prendront ce chemin-là;... le parti << contraire présente à la philosophie et à l'éloquence un champ nouveau, riche <<< et fécond.-Vous avez raison: me dit-il après y avoir réfléchi un moment, et « je suivrai votre conseil. Après avoir entendu Diderot parlant par l'organe de Marmontel, entendons Diderot lui-même. Sa Vie de Sénèque contient du 61° au 68° paragraphe une longue et virulente diatribe contre son ancien ami, où les mots de scélérat, perfide, calomniateur, hypocrite, et autres semblables ne sont pas épargnés, sans l'énonciation, à vrai dire, d'aucun fait positif qui en justifie l'emploi, mais qui font bien connoître au moins la disposition de Diderot en les écrivant. Si, animé de sentiments aussi hostiles, il eût en un fait semblable à articuler, avec quel empressement n'eût-il pas saisi cette occasion de nous en instruire, en appuyant encore et chargeant même sur ses conséquences! Eh bien, il ne dit sur cela que quelques mots, et les voici littéralement : « Lorsque le programme de l'académie de Dijon parut, il vint me consulter sur le parti qu'il prendroit. Le parti que vous prendrez, lui dis-je, c'est celui que personne ne prendra. - Vous « avez raison, » répliqua-t-il ($66). Quelle différence de cette version à celle de Marmontel, et quelles idées contraires ne fait-elle pas naître! (Note de l'édition de M. Petitain.) |