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de folie m'eût pris à Paris, il n'est point sûr que ma propre volonté n'eût pas épargné le reste de l'ouvrage à la nature..

Longtemps je me suis abusé moi-même sur la cause de cet invincible dégoût que j'ai toujours éprouvé dans le commerce des hommes; je l'attribuois au chagrin de n'avoir pas l'esprit assez présent pour montrer dans la conversation le peu que j'en ai, et, par contre-coup, à celui de ne pas occuper dans le monde la place que j'y croyois mériter. Mais quand, après avoir barbouillé du papier, j'étois bien sûr, même en disant des sottises, de n'être pas pris pour un sot; quand je me suis vu recherché de tout le monde, et honoré de beaucoup plus de considération que ma plus ridicule vanité n'en eût osé prétendre, et que, malgré cela, j'ai senti ce même dégoût plus augmenté que diminué, j'ai conclu qu'il venoit d'une autre cause, et que ces espèces de jouissances n'étoient point celles qu'il me falloit.

Quelle est donc enfin cette cause? Elle n'est autre que cet indomptable esprit de liberté que rien n'a pu vaincre, et devant lequel les honneurs, la fortune, et la réputation même, ne me sont rien. Il est certain que cet esprit de liberté me vient moins d'orgueil que de paresse; mais cette paresse est incroyable : tout l'effarouche; les moindres devoirs de la vie civile lui sont insupportables; un mot à dire, une lettre à écrire, une visite à faire, dès qu'il le faut, sont pour moi des supplices. Voilà pourquoi, quoique le commerce ordinaire des hommes me soit odieux, l'intime amitié m'est si chère, parcequ'il n'y a plus de *devoir pour elle; on suit son cœur, et tout est fait. Voilà encore pourquoi j'ai toujours tant redouté les bienfaits; car tout bienfait exige reconnoissance, et je me sens le cœur ingrat, par cela seul que la reconnoissance est un devoir. En un mot, l'espèce de bonheur qu'il me faut n'est pas tant de faire ce que je veux, que de ne pas faire ce que je ne veux pas. La vie active n'a rien qui me tente; je consentirois cent fois plutôt à ne jamais rien faire, qu'à faire quelque chose malgré moi; et j'ai cent fois pensé que je n'aurois pas vécu trop malheureux à la Bastille, n'y étant tenu à rien du tout qu'à rester là.

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J'ai cependant fait, dans ma jeunesse, quelques efforts pour parvenir. Mais ces efforts n'ont jamais eu pour but que la retraite et le repos dans ma vieillesse; et, comme ils n'ont été que par secousses, comme ceux d'un paresseux, ils n'ont jamais eu le moindre succès. Quand les maux sont venus, ils m'ont fourni un beau prétexte pour me livrer à ma passion dominante. Trouvant que c'étoit une folie de me tourmenter pour un âge auquel je ne parviendrois pas, j'ai tout planté là, et je me suis dépêché de jouir. Voilà, monsieur, je vous le jure, la véritable cause de cette retraite, à laquelle nos gens de lettres ont été chercher des inotifs d'ostentation, qui supposent une constance, ou plutôt une obstination à tenir à ce qui me coûte, directement contraire à mon caractère naturel.

Vous me direz, monsieur, que cette indolence supposée s'accorde mal avec les écrits que j'ai composés depuis dix ans, et avec ce desir de gloire qui a dû m'exciter à les publier. Voilà une objection à résoudre qui m'oblige à prolonger ma lettre, et qui, par conséquent, me force à la finir. J'y reviendrai, monsieur, si mon ton familier ne vous déplaît pas; car, dans l'épanchement de mon cœur, je n'en saurois prendre un autre, je me peindrai sans fard et sans modestie; je me montrerai à vous tel que je me vois et tel que je suis; car, passant ma vie avec moi, je dois me connoître, et je vois, par la manière dont ceux qui pensent me connoître interprètent mes actions et ma conduite, qu'ils n'y connoissent rien. Personne au monde ne me connoît que moi seul. Vous en jugerez quand j'aurai tout dit.

Ne me renvoyez point mes lettres, monsieur, je vous supplie; brûlez-les parcequ'elles ne valent pas la peine d'être gardées, mais non pas par égard pour moi. Ne songez pas non plus, de grace, à retirer celles qui sont entre les mains de Duchesne.

S'il falloit effacer dans le monde les traces de toutes mes folies, il y auroit trop de lettres à retirer, et je ne remuerai pas le bout du doigt pour cela. A charge et à décharge, je ne crains point d'être vu tel que je suis. Je connois mes grands défauts, et je sens vivement tous mes vices. Avec tout cela, je mourrai plein d'espoir dans le Dieu suprême, et très persuadé que, de tous les hommes que j'ai connus en ma vie, aucun ne fut meilleur que moi.

SECONDE LETTRE.

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Montmorenci, le 12 janvier 1762.

JE continue, monsieur, à vous rendre compte de moi, puisque j'ai commencé ; car ce qui peut m'être le plus défavorable est d'être connu à demi; et puisque mes fautes ne m'ont point ôté votre estime ; je ne présume pas que ma franchise me la doive ôter.

Une ame paresseuse qui s'effraie de tout soin, un tempérament ardent, bilieux, facile à s'affecter, et sensible à tout ce qui l'affecte, semble ne pouvoir s'allier dans le même caractère; et ces deux contraires composent pourtant le fond du mien. Quoique je ne puisse résoudre cette opposition par des principes, elle existe pourtant; je la sens, rien n'est plus certain, et j'en puis du moins donner par des faits une espèce d'historique qui peut servir à la concevoir. J'ai eu plus d'activité dans mon enfance, mais jamais comme un autre enfant. Cet ennui de tout. m'a jeté de bonne heure dans la lecture. A six ans, Plutarque me tomba sous la main; à huit, je le savois par cœur; j'avois lu tous les romans; ils m'avoient fait versé des seaux de larmes avant l'âge où le cœur prend intérêt aux romans. ns. De là se forma dans le mien ce goût héroïque et romanesque qui n'a fait qu'augmenter jusqu'à présent, et qui acheva de me dégoûter de tout hors de ce qui ressembloit à mes folies. Dans ma jeunesse, que je croyois trouver dans le monde les mêmes gens que j'avois connus dans mes livres, je me livrois sans réserve à quiconque savoit m'en imposer par un certain jargon dont j'ai toujours été la dupe. J'étois actif parceque j'étois fou; à mesure que j'étois détrompé, je changeois de goûts, d'attachements, de projets; et dans tous ces changements, je perdois toujours ma peine et mon temps, parceque je cherchois toujours ce qui n'étoit point. En devenant plus expérimenté, j'ai perdu peu-à-peu l'espoir de le trouver, et par conséquent le zèle de le chercher. Aigri par les injustices que j'avois éprouvées, par celles dont j'avois été le témoin, souvent affligé du désordre où l'exemple et la force des choses m'avoient entraîné moi-même, j'ai pris en mépris mon siècle et mes contemporains; et, sentant que je ne trouverois point au milieu d'eux une situation qui pût contenter mon cœur, je l'ai peu-à-peu détaché de la société des hommes, et je m'en suis fait une autre dans mon imagination, laquelle m'a d'autant plus charmé, que je la pouvois cultiver sans peine, sans risque, et la trouver toujours sûre et telle qu'il me la falloit.

Après avoir passé quarante ans de ma vie ainsi mécontent de moi-même et des autres, je cherchois inutilement à rompre les liens qui me tenoient attaché à cette société que j'estimois si peu, et qui m'enchaînoient aux occupations le moins de mon goût, par des besoins que j'estimois ceux de la nature, et qui n'étoient que ceux de l'opinion: tout-à-coup un heureux hasard vint m'éclairer sur ce que j'avois à faire pour moi-même, et à penser de mes semblables, sur lesquels mon cœur étoit sans cesse en contradiction avec mon esprit, et que je me sentois encore porté à aimer, avec tant de raison de les haïr. Je voudrois, monsieur, vous pouvoir peindre ce moment qui a fait dans ma vie une si singulière époque, et qui me sera toujours présent, quand je vivrois éternellement.

J'allois voir Diderot, alors prisonnier à Vincennes; j'avois dans ma poche un Mercure de France, que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l'académie de Dijon, qui a donné lien à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture; tout-à-coup je me sens l'esprit ébloui de mille lumières; des foules d'idées vives s'y présentent à-la-fois avec une force et une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue, et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu'en me relevant j'aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j'en répandois. O monsieur! si j'avois jamais pu écrire le quart de ce que j'ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle clarté j'aurois fait voir toutes les contradictions du système social; avec quelle force j'aurois exposé tous les abus de nos institutions; avec quelle simplicité j'aurois démontré que l'homme est bon naturellement, et que c'est par ces institutions seules que les hommes deviennent méchants! Tout ce que j'ai pu retenir de ces foules de grandes vérités, qui, dans un quart d'heure, m'illuminèrent sous cet arbre, a été bien foiblement épars dans les trois principaux de mes écrits; savoir, ce premier discours, celui sur l'Inégalité, et le Traité de l'éducation; lesquels trois ouvrages sont inséparables, et forment ensemble un même tout. Tout le reste a été perdu; et il n'y eut d'écrit sur le lieu même que la prosopopée de Fabricius. Voilà comment, lorsque j'y pensois le moins, je devins auteur presque malgré moi. Il est aisé de concevoir comment l'attrait d'un premier succès et les critiques des barbouilleurs me jetèrent tout de bon dans la carrière. Avois-je quelque vrai talent pour écrire? Je ne sais. Une vive persuasion m'a toujours tenu lieu d'éloquence, et j'ai toujours écrit lâchement et mal quand je n'ai pas été fortement persuadé: ainsi c'est peut-être un retour caché d'amour-propre qui m'a fait choisir et mériter ma devise, et m'a si passionnément attaché à la vérité, ou à tout ce que j'ai pris pour elle. Si je n'avois écrit que pour écrire, je suis convaincu que l'on ne m'auroit jamais lu.

Après avoir découvert, ou cru découvrir, dans les fausses opinions des hommes, la source de leurs misères et de leur méchanceté, je sentis qu'il n'y avoit que ces mêmes opinions qui m'eussent rendu malheureux moi-même, et que mes maux et mes vices me venoient bien plus de ma situation que de moimême. Dans le même temps, une maladie, dont j'avois dès l'en

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