fance senti les premières atteintes, s'étant déclarée absolument incurable, malgré toutes les promesses des faux guérisseurs dont je n'ai pas été longtemps la dupe, je jugeai que si je voulois être conséquent, et secouer une fois de dessus mes épaules le pesant joug de l'opinion, je n'avois pas un moment à perdre. Je pris brusquement mon parti avec assez de courage, et je l'ai assez bien soutenu jusqu'ici avec une fermeté dont moi seul peux sentir le prix, parcequ'il n'y a que moi seul qui sache quels obstacles j'ai eu et j'ai encore tous les jours à combattre pour me maintenir sans cesse contre le courant. Je sens pourtant bien que depuis dix ans j'ai un peu dérivé; mais si j'estimois seulement en avoir encore quatre à vivre, on me verroit donner une deuxième secousse, et remonter tout au moins à mon premier niveau, pour n'en plus guère redescendre; car toutes les grandes épreuves sont faites, et il est désormais démontré pour moi, par l'expérience, que l'état où je me suis mis est le seul où l'homme puisse vivre bon et heureux, puisqu'il est le plus indépendant de tous, et le seul où on ne se trouve jamais pour son propre avantage dans la nécessité de nuire à autrui. J'avoue que le nom que m'ont fait mes écrits a beaucoup facilité l'exécution du parti que j'ai pris. Il faut être cru bon auteur pour se faire impunément mauvais copiste, et ne pas manquer de travail pour cela. Sans ce premier titre, on m'eût pu trop prendre au mot sur l'autre, et peut-être cela m'auroit-il mortifié; car je brave aisément le ridicule, mais je ne supporterois pas si bien le mépris. Mais si quelque réputation me donne à cet égard un peu d'avantage, il est bien compensé par tous les inconvénients attachés à cette même réputation, quand on n'en veut point être esclave, et qu'on veut vivre isolé et indépendant. Ce sont ces inconvénients en partie qui m'ont chassé de Paris, et qui, me poursuivant encore dans mon asile, me chasseroient très certainement plus loin, pour peu que ma santé vint à se raffermir. Un autre de mes fléaux dans cette grande ville étoit ces foules de prétendus amis qui s'étoient emparés de moi, et qui, jugeant de mon cœur par les leurs, vouloient absolument me rendre heureux à leur mode, et non pas à la mienne. Au désespoir de ma retraite, ils m'y ont poursuivi pour m'en tirer. Je n'ai pu m'y maintenir sans tout rompre. Je ne suis vraiment libre que depuis ce temps-là. Libre! non, je ne le suis point encore; mes derniers écrits ne sont point encore imprimés; et, vu le déplorable état de ma pauvre machine, je n'espère plus survivre à l'impression du recueil de tous: mais si, contre mon attente, je puis aller jusquelà et prendre une fois congé du public, croyez, monsieur, qu'alors je serai libre, ou que jamais homme ne l'aura été. O utinam! O jour trois fois heureux! Non: il ne me sera pas donné de le voir. ي Je n'ai pas tout dit, monsieur, et vous aurez peut-être encore au moins une lettre à essuyer. Heureusement rien ne vous oblige de les lire, et peut-être y seriez-vous bien embarrassé. Mais pardonnez, de grace; pour recopier ces longs fatras, il faudroit les refaire, et en vérité je n'en ai pas le courage. J'ai sûrement bien du plaisir à vous écrire, mais je n'en ai pas moins à me reposer, et mon état ne me permet pas d'écrire longtemps de suite. TROISIÈME LETTRE.. Montmorenci, le 26 janvier 1762. APRÈS vous avoir exposé, monsieur, les vrais motifs de ma conduite, je voudrois vous parler de mon état moral dans ma retraite. Mais je sens qu'il est bien tard; mon ame aliénée d'elle-même est toute à mon corps : le délabrement de ma pauvre machine l'y tient de jour en jour plus attachée, et jusqu'à ce qu'elle s'en sépare enfin tout-à-coup. C'est de mon bonheur que je voudrois vous parler, et l'on parle mal du bonheur quand on souffre. Mes maux sont l'ouvrage de la nature, mais mon bonheur est le mien. Quoi qu'on puisse dire, j'ai été sage, puisque j'ai été heureux autant que ma nature m'a permis de l'être; je n'ai point été chercher ma félicité au loin, je l'ai cherchée auprès de moi, et je l'y ai trouvée. Spartien dit que Similis, courtisan de Trajan, ayant sans aucun mécontentement personnel quitté la cour et tous ses emplois pour aller vivre paisiblement à la campagne, fit mettre ces mots sur sa tombe: Jai demeuré soixante-seize ans sur la terre, ct j'en ai vécu sept'. Voilà ce que je puis dire à quelque égard; quoique mon sacrifice ait été moindre : je n'ai commencé de vivre que le 9 avril 1756. Je ne saurois vous dire, monsieur, combien j'ai été touché de voir que vous m'estimiez le plus malheureux des hommes. Le public sans doute en jugera comme vous, et c'est encore ce qui m'afflige. Oh! que le sort dont j'ai joui n'est-il connu de tout l'univers! chacun voudroit s'en faire un semblable; la paix règneroit sur la terre; les hommes ne songeroient plus à se nuire, et il n'y auroit plus de méchants quand nul n'auroit intérêt à l'être. Mais de quoi jouissois-je enfin quand j'étois seul? De moi, de l'univers entier, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être, de tout ce qu'a de beau le monde sensible, et d'imaginable le monde intellectuel : je rassemblois autour de moi tout ce qui pouvoit flatter mon cœur; mes desirs étoient la mesure de mes plaisirs. Non, jamais les plus voluptueux n'ont connu de pareilles délices, et j'ai cent fois plus joui de mes chimères qu'ils ne font des réalités. Quand mes douleurs me font tristement mesurer la longueur des nuits, et que l'agitation de la fièvre m'empêche de goûter un seul instant de sommeil, souvent je me distrais de mon état présent, en songeant aux divers événements de ma vie; et les repentirs, les doux souvenirs, les regrets, l'attendrissement, se 1 Spartien (chapitre 1x) dit à la vérité quelques mots du préfet Similis déplacé par Adrien, mais ne fait nulle mention de ce trait. C'est Dion Cassius qui le rapporte, liv. LXIX, ch. XIX. Mais Crevier, qui, à l'occasion de Similis, le rapporte aussi dans son Histoire des Empereurs, liv. xxx, cite en marge ces deux auteurs; et Rousseau qui avoit lu ce même trait dans Crevier, et sans doute ne l'avoit lu que là, cite, d'après Crevier, Spartien, sans se donter de sa méprise. (Note de M. Petitain.) partagent le soin de me faire oublier quelques moments mes souffrances. Quels temps croiriez-vous, monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers de mes rêves? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse; ils furent trop rares, trop mêlés d'amertume, et sont déja trop loin de moi. Ce sont ceux de ma retraite; ce sont mes promenades solitaires; ce sont ces jours rapides, mais délicieux, que j'ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec la nature entière et son inconcevable auteur. En me levant avant le soleil pour aller voir, contempler son lever dans mon jardin; quand je voyois commencer une belle journée, mon premier souhait étoit que ni lettres, , ni visites, n'en vinssent troubler le charme. Après avoir donné la matinée à divers soins, que je remplissois tous avec plaisir, parceque je pouvois les remettre à un autre temps, je me hâtois de diner pour échapper aux importuns, et me ménager un plus long après-midi. Avant une heure, même les jours les plus ardents, je partois par le grand soleil avec le fidèle Achate, pressant le pas dans la crainte que quelqu'un ne vint s'emparer de moi avant que j'eusse pu m'esquiver; mais quand une fois j'avois pu doubler un certain coin, avec quel battement de cœur, avec quel pétillement de joie je commençois à respirer en me sentant sauvé, en me disant: Me voilà maître de moi pour le reste de ce jour! J'allois alors d'un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert où rien ne montrant la main des hommes n'annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier, et où nul tiers importun ne vint s'interposer entre la nature et moi. C'étoit là qu'elle sembloit déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L'or des genêts et la pourpre des bruyères frappoient mes yeux d'un luxe qui touchoit mon cœur; la majesté des arbres qui me couvroient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m'environnoient, l'étonnante variété des arbres et des fleurs que je foulois sous mes pieds, tenoient mon esprit dans une alternative continuelle d'observation et d'admiration : le concours de tant d'objets intéressants qui se disputoient mon attention, m'attirant sans cesse de l'un à l'autre, favorisoit mon humeur rêveuse et paresseuse, et me faisoit souvent redire en moi-même : Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l'un d'eux 1. Mon imagination ne laissoit pas longtemps déserte la terre ainsi parée. Je la peuplois bientôt d'êtres selon mon cœur, et, chassant bien loin l'opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transportois dans les asiles de la nature des hommes dignes de les habiter. Je m'en formois une société charmante dont je ne me sentois pas indigne, et je me faisois un siècle d'or à ma fantaisie, et remplissant ces beaux jours de toutes les scènes de ma vie qui m'avoient laissé de doux souvenirs, et de toutes celles que mon cœur pouvoit désirer encore, je m'attendrissois jusqu'aux larmes sur les vrais plaisirs de l'humanité, plaisirs si délicieux, si purs et qui sont désormais si loin des hommes. Oh! si dans ces moments, quelque idée de Paris, de mon siècle, et de ma petite gloriole d'auteur, venoit troubler mes rêveries, ⚫avec quel dédain je la chassois à l'instant pour me livrer, sans distraction, aux sentiments exquis dont mon ame étoit pleine! Cependant au milieu de tout cela, je l'avoue, le néant de mes • chimères venoit quelquefois la contrister tout-à-coup. Quand tous mes rêves se seroient tournés en réalités, ils ne m'auroient pas suffi; j'aurois imaginé, rêvé, desiré encore. Je trouvois en moi un vide inexpliquable que rien n'auroit pu remplir, un certain élancement de cœur vers une autre sorte de jouissance dont je n'avois pas d'idée, et dont pourtant je sentois le besoin. Eh bien! monsieur, cela même étoit jouissance, puisque j'en étois pénétré d'un sentiment très vif, et d'une tristesse attirante, que je n'aurois pas voulu ne pas avoir. Bientôt de la surface de la terre j'élevois mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l'être in 1 <<< Nec Salomon, in omni gloriâ suà, coopertus est sicut unum ex istis.">» Маттн., сар. VI, v. 29. |