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LIVRE NEUVIÈME.

(1756.)

L'IMPATIENCE d'habiter l'Ermitage ne me permit pas d'attendre le retour de la belle saison; et, sitôt que mon logement fut prêt, je me hâtai de m'y rendre, aux grandes huées de la coterie holbachique, qui prédisoit hautement que je ne supporterois pas trois mois de solitude, et qu'on me verroit dans peu revenir, avec ma courte honte, vivre comme eux à Paris. Pour moi qui depuis quinze ans hors de mon élément me voyois près d'y rentrer, je ne faisois pas même attention à leurs plaisanteries. Depuis que je m'étois, malgré moi, jeté dans le monde, je n'avois cessé de regretter mes chères Charmettes, et la douce vie que j'y avois menée. Je me sentois fait pour la retraite et la campagne; il m'étoit impossible de vivre heureux ailleurs; à Venise, dans le train des affaires publiques, dans la dignité d'une espèce de représentation, dans l'orgueil des projets d'avancement; à Paris, dans le tourbillon de la grande société, dans la sensualité des soupers, dans l'éclat des spectacles, dans la fumée de la gloriole, toujours mes bosquets, mes ruisseaux, mes promenades solitaires, venoient par leur souvenir, me distraire, me contrister, m'arracher des soupirs et des desirs. Tous les travaux auxquels j'avois pu m'assujétir, tous les projets d'ambition, qui, par accès, avoient animé mon zèle, n'avoient d'autre but que d'arriver un jour à ces bienheureux loisirs champêtres, auxquels en ce moment je me flattois de toucher. Sans m'être mis dans l'honnête aisance que j'avois cru seul pouvoir m'y conduire, je jugeois, par ma situation particulière, être en état de m'en passer, et pouvoir arriver au même but par un chemin tout contraire. Je n'avois pas un sou de rente: mais j'avois un nom, des talents; j'étois sobre, et je m'étois ôté les besoins les plus dispendieux, tous ceux de l'opinion. Outre cela, quoique paresseux, j'étois laborieux cependant quand je voulois l'être; et ma paresse étoit moins celle d'un fainéant que celle d'un homme indépendant; qui n'aime à travailler' qu'à son heure. Mon métier de copiste de musique n'étoit ni brillant ni lucratif; mais il étoit sûr. On me savoit gré dans le monde d'avoir eu le courage de le choisir. Je pouvois compter que l'ouvrage ne me manqueroit pas, et il pouvoit me suffire pour vivre, en bien travaillant. Deux mille francs qui me restoient du produit du Devin du village et de mes autres écrits me faisoient une avance pour n'être pas à l'étroit, et plusieurs ouvrages que j'avois sur le métier me promettoient, sans rançonner les libraires, des suppléments suffisants pour travailler à mon aise, sans m'excéder, et même en mettant à profit les loisirs de la promenade. Mon petit ménage, composé de trois personnes, qui toutes s'occupoient utilement, n'étoit pas d'un entretien fort coûteux. Enfin mes ressources, proportionnées à mes besoins et à mes desirs, pouvoient raisonnablement me promettre une vie heureuse et durable dans celle que mon inclination m'avoit fait choisir.

J'aurois pu me jeter tout-à-fait du côté le plus lucratif; et au lieu d'asservir ma plume à la copie, la dévouer entière à des écrits qui, du vol que j'avois pris et que je me sentois en état de soutenir, pouvoient me faire vivre dans l'abondance et même dans l'opulence, pour peu que j'eusse voulu joindre des manœuvres d'auteur au soin de publier de bons livres. Mais je sentois qu'écrire pour avoir du pain eût bientôt étouffé mon génie et tué mon talent, qui étoit moins dans ma plume que dans mon cœur, et né uniquement d'une façon de penser élevée et fière, qui seule pouvoit le nourrir. Rien de vigoureux, rien de grand ne peut partir d'une plume toute vénale. La nécessité, l'avidité peut-être m'eût fait faire plus vite que bien. Si le besoin du succès ne m'eût pas plongé dans les cabales, il m'eût fait chercher à dire moins des choses utiles et vraies que des choses qui plussent à la multitude; et d'un auteur distingué que je pouvois étre, je n'aurois été qu'un barbouilleur de papier. Non, non: j'ai toujours senti que l'état d'auteur n'étoit, ne pouvoit être illustre et respectable qu'autant qu'il n'étoit pas un métier. Il est trop difficile de penser noblement quand on ne pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire de grandes vérités, il ne faut pas dépendre de son succès. Je jetois mes livres dans le public, avec la certitude d'avoir parlé pour le bien commun, sans aucun souci du reste. Si l'ouvrage étoit rebuté, tant pis pour ceux qui n'en vouloient pas profiter: pour moi, je n'avois pas besoin de leur approbation pour vivre. Mon métier pouvoit me nourrir, si mes livres ne se vendoient pas; et voilà précisément ce qui les faisoit vendre.

1 VAR. «... Qui ne sait travailler qu'à...»

Ce fut le 9 avril 1756 que je quittai la ville pour n'y plus habiter; car je ne compte pas pour habitation quelques courts séjours que j'ai faits depuis, tant à Paris qu'à Londres et dans d'autres villes, mais toujours de passage, ou toujours malgré moi. Madame d'Épinay vint nous prendre tous trois dans son carrosse; son fermier vint charger mon petit bagage, et je fus installé dès le même jour'. Je trouvai ma petite retraite arrangée et meublée simplement, mais proprement et même avec goût. La main qui avoit donné ses soins à cet ameublement le rendoit à mes yeux d'un prix inestimable, et je trouvois délicieux d'être l'hôte de mon amie, dans une maison de mon choix, qu'elle avoit bâtie exprès pour moi.

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Quoiqu'il fit froid et qu'il y eût même encore de la neige, la terre commençoit à végéter; on voyoit des violettes et des primevères; les bourgeons des arbres commençoient à poindre, et la nuit même de mon arrivée fut marquée par le premier chant du rossignol, qui se fit entendre presque à ma fenêtre, dans un bois qui touchoit la maison. Après un léger sommeil, oubliant à mon réveil ma transplantation, je me croyois encore dans la rue de Grenelle, quand tout-à-coup ce ramage me fit tressaillir, et

'Voyez les détails de ce déménagement dans les Mémoires de madame d'Épinay, tome rr, p. 283.

je m'écriai dans mon transport: Enfin, tous mes vœux sont accomplis! Mon premier soin fut de me livrer à l'impression des objets champêtres dont j'étois entouré. Au lieu de commencer à m'arranger dans mon logement, je commençai par m'arranger pour mes promenades; et il n'y eut pas un sentier, pas un taillis, pas un bosquet, pas un réduit autour de ma demeure, que je n'eusse parcouru dès le lendemain. Plus j'examinois cette charmante retraite, plus jela sentois faite pour moi. Ce lieu solitaire plutôt que sauvage me transportoit en idée au bout du monde. Il avoit de ces beautés touchantes qu'on ne trouve guère auprès des villes; et jamais, en s'y trouvant transporté tout d'un coup, on n'eût pu se croire à quatre lieues de Paris.

Après quelques jours livrés à mon délire champêtre, je songeai à ranger mes paperasses et à régler mes occupations. Je destinai, comme j'avois toujours fait, mes matinées à la copie, et mes après-dînées à la promenade, muni de mon petit livret blanc et de mon crayon; car n'ayant jamais pu écrire et penser à mon aise que sub dio, je n'étois pas tenté de changer de méthode, et je comptois bien que la forêt de Montmorenci, qui étoit presque à ma porte, seroit désormais mon cabinet de travail. J'avois plusieurs écrits commencés; j'en fis la revue. J'étois assez magnifique en projets; mais, dans les tracas de la ville, l'exécution jusqu'alors avoit marché lentement. J'y comptois mettre un peu plus de diligence quand j'aurois moins de distraction. Je crois avoir assez bien rempli cette attente; et, pour un homme souvent malade, souvent à la Chevrette, à Épinay, à Eaubonne, au château de Montmorenci, souvent obsédé chez lui de curieux désœuvrés, et toujours occupé la moitié de la journée à la copie, si l'on compte et mesure les écrits que j'ai faits dans les six ans que j'ai passés tant à l'Ermitage qu'à Montmorenci, l'on trouvera, je m'assure, que si j'ai perdu mon temps durant cet intervalle, ce n'a pas été du moins dans l'oisiveté.

Des divers ouvrages que j'avois sur le chantier, celui que je méditois depuis longtemps, dont je m'occupois avec le plus de gout, auquel je voulois travailler toute ma vie, et qui devoit, selon moi, mettrele sceau à ma réputation, étoit mes Institutions politiques. Il y avoit treize à quatorze ans que j'en avois conçu la première idée, lorsqu'étant à Venise j'avois eu quelque occasion de remarquer les défauts de ce gouvernement si vanté. Depuis lors, mes vues s'étoient beaucoup étendues par l'étude historique de la morale. J'avois vu que tout tenoit radicalement à la politique, et que, de quelque façon qu'on s'y prît, aucun peuple ne seroit jamais que ce que la nature de son gouvernement le feroit être; ainsi cette grande question du meilleur gouvernement possible me paroissoit se réduire à celle-ci : Quelle est la nature du gouvernement propre à former le peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le meilleur enfin, à prendre ce mot dans son plus grand sens? J'avois cru voir que cette question tenoit de bien près à cette autre-ci, si même elle en étoit différente: Quel est le gouvernement qui, par sa nature, se tient toujours le plus près de la loi? De là, qu'est-ce que la loi? et une chaîne de questions de cette importance. Je voyois que tout cela me menoit à de grandes vérités, utiles au bonheur du genre humain, mais surtout à celui de ma patrie, où je n'avois pas trouvé, dans le voyage que je venois d'y faire, les notions des lois et de la liberté assez justes, ni assez nettes à mon gré; et j'avois cru cette manière indirecte de les leur donner la plus propre à ménager l'amour-propre de ses membres, et à me faire pardonner d'avoir pu voir là-dessus un peu plus loin qu'eux.

Quoiqu'il y eût déja cinq ou six ans que je travaillois à cet ouvrage, il n'étoit encore guère avancé. Les livres de cette espèce demandent de la méditation, du loisir, de la tranquillité. De plus je faisois celui-là, comme on dit, en bonne fortune, et je n'avois voulu communiquer mon projet à personne, pas même à Diderot. Je craignois qu'il ne parût trop hardi pour le siècle et le pays où j'écrivois, et que l'effroi de mes amis' ne me gênât dans

* C'étoit surtout la sage sévérité de Duclos qui m'inspiroit cette crainte: car, pour Diderot, je ne sais comment toutes mes conférences avec lui tendoient

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