plus que par l'intelligence, à l'étude duquel il faut appliquer non pas une faculté de l'âme, mais l'âme tout entière. A chaque instant ils devaient être effrayés devant ces jets de flamme, comme à l'aspect de la lave d'un volcan. Nous savons la peur que Pascal fit au pauvre Singlin, et Sacy, quoique plus distingué par l'esprit et la science, n'entra qu'en tremblant en conversation avec lui, et après s'être enveloppé dans S. Augustin comme dans une armure. « Les lumières saintes qu'il >> trouvait dans l'Ecriture et dans les Pères lui >> firent espérer, dit Fontaine, qu'il ne serait >> point ébloui de tout le brillant de M. Pascal. » Et, en effet, S. Augustin était là à ses côtés comme un ange gardien et protecteur pour le défendre contre les fascinations de ce démon séduisant. Sans doute Arnauld, Nicole et Roannez, Roannez surtout l'ami du cœur, ne tremblèrent jamais ainsi devant Pascal. Mais, à part les différences de caractère, l'humeur batailleuse, par exemple, chez Arnauld, ils étaient imbus, en matière philosophique et littéraire, de l'esprit de Sacy, le grand directeur. Nicole en particulier ne nous paraît guère différer du maître qu'il reproduit assez fidèlement avec son caractère calme, méticuleux et timide. Aussi nous croyons que PortRoyal, les premières craintes passées, l'humilité et les vertus chrétiennes voilant l'éclat trop vif, se familiarisa bien avec la personne de Pascal, mais jamais avec son génie, sa parole magnifique, les éclairs de son imagination. On goûta et on applaudit les Provinciales: mais l'intérêt de parti était là ; on aime toujours l'avocat qui nous venge et gagne notre procès. D'ailleurs, à part l'esprit et le sarcasme (Port-Royal n'eut jamais d'esprit), les Provinciales, polémique passionnée, mais sans grands traits d'imagination, sans autre philosophie que celle de Jansénius et de la grâce, allaient mieux à nos solitaires, et leur violence même devait plaire à Arnauld. Il en fut autrement des Pensées. L'égoïsme ne venait plus en aide à l'intelligence et à l'admiration, et puis il y avait trop de distance du terreà-terre de Port-Royal, des Provinciales ellesmêmes, aux vues élevées et audacieuses des Pensées. Aussi Nicole ne les aima jamais : Ignoti nulla cupido. Il en faisait bien des éloges officiels 1: mais dans les confidences de l'amitié il s'exprimait bien autrement. Me de Lafayette avait dit des Pensées : C'est un méchant signe pour ceux qui ne goûteront pas ce livre. A ce propos, Nicole écrivit au marquis de Sévigné2: «Pour vous dire » la vérité, j'ai eu jusques ici quelque chose de » ce méchant signe. J'y ai bien trouvé un grand >> nombre de pierres assez bien taillées, et capa>> bles d'orner un grand bâtiment, mais le reste >> ne m'a paru que des matériaux confus, sans >> que je visse assez l'usage qu'il en voulait faire. » Il y a même quelques sentiments qui ne me >> paraissent pas tout-à-fait exacts, et qui ressem>> blent à des pensées hasardées que l'on écrit >> seulement pour les examiner avec plus de >> soin 1. » 1 Traité de l'Éducation d'un Prince, 2e partie, p. 321. Oncle de Mme de Sévigné. Il mourut solitaire à PortRoyal, le 16 mars 1676. - Son illustre nièce, malgré ses affections jansénistes, ne paraît pas lui avoir porté un bien grand intérêt. Cette femme, qui a célébré avec éloquence et sentiment tant de morts célèbres, jette ce mot indifférent sur le cercueil de son oncle: « J'oubliais de vous dire que notre > oncle de Sévigné est mort » (Lettre CCCCLXXv, du 22 mars 1676.) Le marquis de Sévigné, du fond de son tombeau, dut être jaloux alors du cuisinier Vatel. M. Cousin a le premier cité cette lettre dont il a parfaitement compris la portée. Depuis, M. Sainte-Beuve a produit une conversation non moins curieuse qui aurait eu lieu entre l'abbé de Saint-Pierre et Nicole. Nicole n'aurait pas craint de préférer l'esprit de Tréville à l'esprit de Pascal, et de traiter l'auteur des Pensées de ramasseur de coquilles! Riches coquilles sous lesquelles il n'apercevait pas le magnifique manteau du pèlerin de l'éternité! Dans sa lettre au marquis de Sévigné, Nicole se trahit lui-même. Il estime quelques pierres assez bien taillées (le poli seul lui allait, au risque d'effacer toute forme), mais le reste ne lui paraissait qu'un amas de matériaux confus dont il ne voyait pas l'usage. Nous le croyons bien. Nicole ne pouvait aimer qu'un petit bâtiment bien aligné et symétrique: toute ruine un peu grandiose devait lui être un chaos. Et puis quelques sentiments ne lui paraissaient pas tout-à-fait exacts; d'autres lui semblaient hasardés. L'exactitude, la froide méthode, sans élan, sans écart de génie, d'imagination surtout, c'était là le tout de Nicole. L'imagination! il la reléguait au pays des chimères, ou s'il croyait à son existence, c'était pour en avoir peur. Aussi c'est bien lui qui, dans le fragment où Pascal s'attache à peindre l'influence décevante de cette faculté sur la raison humaine, a substitué de sa main l'opinion à l'imagination. Lettre LXXXVIII. 2 Revue des Deux-Mondes, 15 janvier 1845. * Port-Royal, t. III, p. 304, note. D'après Marguerite Perier, ce serait Roannez qui aurait eu le plus de part à a première édition des Pensées. A bien des égards, ce rôle lui appartenait. Il avait été l'ami le plus intime de Pascal. Mieux que personne, peut-être, il avait le secret de sa pensée et de son style, et pouvait entendre à demi-mot. D'un autre côté, il devait être le plus jaloux de la gloire de son ami, et le plus empressé à en publier les titres. On conçoit donc qu'il se soit montré si ardent à se faire nommer exécuteur testamentaire de Pascal, et si zélé dans le long travail qui précéda la publication des Pensées. C'est bien ainsi, en effet, que Brienne nous le représente, et M. Cousin s'est emparé de son témoignage pour rejeter sur le duc et pair toutes les fautes de cette première édition, et en absoudre Arnauld et Nicole. M. Faugère ne croit pas que Roannez ait le plus contribué à la révision littéraire des fragments de Pascal, et regarde comme plus naturel de penser qu'il abandonna cette tâche à qui elle revenait de droit, Arnauld et Nicole, docteurs et écrivains de profession. M. Faugère a raison, pensons-nous. Mais oserons-nous dire que nous avons regret que le rôle de Roannez n'ait pas été plus actif et plus absolu? Moins mêlé que les chefs de Port-Royal aux querelles du Jansénisme, il aurait eu moins de scrupules et se serait montré éditeur plus indépendant; peu philosophe, il n'aurait pas eu, comme Nicole, tant de soucis d'une exactitude qui n'était qu'un compas sous lequel on rétrécissait Pascal, qu'un niveau qui brisait et décapitait ses plus hautes pensées; versé dans le commerce et l'intimité de son ami, il était, ainsi que nous l'avons observé déjà, familiarisé avec les traits impétueux de son imagination et de son langage |