dans son génie1. Concevait-il une pensée, il ne se hâtait pas de la produire. Il la laissait d'abord prendre, sous l'incubation féconde de l'étude et de la réflexion, son accroissement intégral, et la Minerve s'élançait toute armée de son cerveau. Il était aidé en cela par une faculté puissante, une mémoire prodigieuse, capable de la plus longue gestation. Plan premier, développements successifs, riches ornements, elle restait de tout gardienne fidèle, et ne trahissait jamais le dépôt qu'il lui avait confié. Mais, pendant les cinq dernières années de sa vie, il ne fut plus capable de si grands efforts d'imagination et de mémoire, et pour soulager une âme affaiblie par la souffrance, que surchargeait une trop forte pensée, il déposait à chaque pas son fardeau sur ces petits papiers qui marquent pour nous les étapes inégales de ses méditations. Heureuse impuissance qui nous a valu les Pensées! Si nous n'avons pas le monument, au moins nous en est-il resté des matériaux magnifiques. Puisque la mort devait frapper sitôt, c'est un bonheur qu'elle ait averti de son approche, et forcé Pascal à écrire le testament de son génie. Ce ne fut que pendant ses dernières années, en effet, qu'il arrêta le projet de travailler contre les Voir Marguerite Perier, Lettres, Opusc., etc., p. 456. athées, et qu'il se hâta de mettre la main à l'œuvre. Suivant Mme Perier1, il y fut poussé par le miracle opéré sur sa nièce. La joie qu'il en ressentit lui inspira une foule de pensées sur les miracles, lui donna de nouvelles vues sur la religion, redoubla l'amour et le respect qu'il avait toujours eus pour elle, et lui mit au cœur le désir de contribuer à sa gloire et à son triomphe. Cependant ce projet d'apologétique était chez lui beaucoup plus ancien. La préface d'Etienne Perier nous apprend qu'il le conçut plusieurs années avant sa mort, mais qu'il fut longtemps sans en rien mettre par écrit. Mme Perier elle-même dit, du reste, que le miracle de la Sainte-Épine n'en fut que l'occasion. Déjà il avait étudié avec grand soin les athées, et avait employé tout son esprit à chercher les moyens de les convaincre. Il faut sans doute, suivant la conjecture de M. Faugère, remonter à sa période de dissipation pour trouver la première origine de sa pensée. Il avait vécu alors au milieu des incrédules, incrédules légers et frivoles comme Miton et Méré, prédicateurs audacieux d'athéisme, comme Desbarreaux 2. Bien loin de s'abandonner aux désordres et à l'impiété, il en chercha dès-lors le remède. Mais il n'y songea sérieusement qu'après sa seconde conversion, vers la fin de 1654. L'année 1655 se passa peut-être dans un travail intérieur Vie de Pascal, Lettres, Opusr., etc., p. 19. 2 Voir sur Miton, Pensées, t. I, p. 197, et sur Desbarreaux, t. II, p. 91; sur tous les deux, Tallemant des Réaux, t. V, p. 97, 2e édit. Méré était un gentilhomme originaire du Poitou. Les circonstances de sa vie sont peu connues. On sait seulement qu'il abandonna bien vite le service militaire pour se livrer à la société et au commerce des lettres. Il trouva dans ses liaisons avec toutes les célébrités de son temps, aliment à sa vanité naturelle. Il trancha alors du bel esprit, au point de se faire l'arbitre du goût et des belles manières du monde, et du savant, au point de vouloir donner des conseils de mathématiques à Pascal. Il ne nous est plus connu comme écrivain que par ce que Mme de Sévigné nous apprend de son chien de style (Lettre DCLXXXVII, du 24 nov. 1679); comme savant, que par les problèmes qu'il proposa à Pascal; comme homme du monde, que par sa réputation de grand joueur et de grand libertin. (Voir sur le chev. de Méré un intéressant article de M. Monmerqué, Biog. univ. de Michaud.) Miton était lié avec Méré qui lui écrivit plusieurs lettres : on en trouve huit à son adresse dans le recueil de Méré, où il n'est guère question que de parties de débauche. Miton, lui aussi, avait des prétentions moins justifiées à la gloire d'écrivain et de savant. Tallemant nous le montre en mauvaise compagnie chez la Du Ryer qui tenait à Saint-Cloud un cabaret alors célèbre. (Voir sur la Du Ryer, Tallemant, t. IX, p. 223.) C'était Desbarreaux qui l'y avait conduit, pendant une semaine-sainte, avec quelques autres bons compagnons, pour faire, disait-il, leur carnaval. On entend bien que ce n'est que par la science et pour la science que Pascal eut des relations avec de tels hommes. Desbarreaux avait vendu sa charge de conseiller au Parlement pour payer ses dettes et pour aller, dit Tallemant, écumer toutes les délices de la France, c'est-à-dire demander à chaque lieu, dans la saison, ce qu'il produit de meil que lui permettaient encore ses forces physiques. Cette année, d'ailleurs, est celle qui nous fournit le moins de détails sur sa vie et ses études. Conduit par la grâce, il s'enfonça alors dans la retraite, où il employait tout son temps à la prière et à la lecture de l'Ecriture sainte. Ce temps ne dut pas être perdu pour son grand ouvrage. La lecture des saints livres, les profondes réflexions qu'ils lui inspiraient, l'étude des commentateurs, déposèrent au sein de son intelligence ces hautes vues sur le christianisme qu'il nous dévoilera bientôt. Ce fut alors surtout qu'il eut l'intuition de sa méthode de démonstration. Le respect qu'il avait eu dès sa jeunesse pour les vérités religieuses se changea à cette époqué en un amour ardent et sensible, et il résolut de substituer aux preuves métaphysiques les raisons de cœur et de sentiment dans sa future apologie du christianisme. L'expérience venait encore l'instruire de la supériorité de cette méthode. Sa réputation d'éloquence, les grandes lumières dont on le savait éclairé sur les matières religieuses, attiraient auprès de lui des incrédules, d'anciens compagnons de ses plaisirs, qui venaient lui proposer leurs doutes et lui demander le secret de sa foi et de la sécurité de son âme. Il ne leur prêchait pas le Dieu abstrait de la philosophie, mais le Dieu sensible au cœur, et plus tard il invoquera son expérience contre les démonstrations ordinaires de Dieu et de la religion. leur. Il avait été corrompu dans sa jeunesse par le poëte Théophile et d'autres débauchés. Dès-lors il ne fut plus que libertin, joueur, ivrogne, dégoûtant par sa gourmandise, fanfaron d'impiété. Son athéisme, qu'il prêchait partout, était chez lui plutôt jactance que conviction, car à toutes ses maladies il se faisait dévot, et pendant sa dernière il composa le fameux sonnet : Grand Dieu! tes jugements sont remplis d'équité, etc. Voltaire (Siècle de Louis XIV) prétend que ce sonnet est d'un abbé de Lavau, qu'il en a vu la preuve dans une lettre de Lavau à l'abbé Servien. N'est-ce pas pour conserver sur la liste des Esprits forts Desbarreaux, qu'il faudrait en retrancher, s'il s'était rendu coupable, en mourant, d'une telle faiblesse philosophique? La polémique des Provinciales suspendit ce travail intérieur, ces œuvres de prosélytisme, et tourna d'un autre côté ses recherches et ses réflexions. Mais le miracle de la Sainte-Épine le ramena à son premier dessein, et ses pensées sur les miracles, sur le dogme chrétien, la morale de l'Évangile, prirent dès-lors une double direction. En même temps qu'il en faisait l'application à la lutte présente, il leur réservait une destinée ultérieure et les plaçait dans le plan d'apologie qu'il avait déjà conçu. C'est, pour le dire en passant, ce qui rend si difficile, dans le dépouillement de ses papiers autographes, la dis |