cût pénétré comme avait fait l'ancien. Cette opinion est, de tout point, erronée. Il y a entre ces idiomes non pas un rapport de filiation, mais un rapport de confraternité. Toutes ces formations sont contemporaines, semblables par le fond et par les tendances, différentes par les conditions locales. A un certain point de vue, on peut considérer l'italien, l'espagnol, le provençal et le français comme quatre grands dialectes qui ont reçu leurs caractères spécifiques par l'empreinte des lieux, des circonstances et des antécédents. Puis, au-dessous de ce premier étage, viennent les dialectes secondaires, qui se comportent aussi à l'égard de chacune des quatre langues comme autant de productions simultanées, mais qui présentent leurs particularités dans un champ beaucoup plus rétréci. Il ne s'agit plus de vastes régions soumises tout entières à un régime qui, le même dans son ensemble, ne reconnaît pour limites que de hautes montagnes ou des fleuves profonds; ce sont seulement des provinces aussi bien en philologie qu'en géographie. Enfin on peut poursuivre cette division jusqu'au bout et aller aux plus petites circonscriptions où ne cessent pas de s'unir, tout en se combattant, la généralité régulatrice due au système et la diversité dialectique due aux influences locales. La langue d'Oil (car c'est d'elle surtout que je parle) compte trois dialectes principaux, le français proprement dit, le picard et le normand. Le français, qui appartient à l'Ile-de-France et qu'on peut -prendre pour type, puisque en somme c'est celui qui a prévalu malgré des immixtions non petites, se distingue par la diphthongue oi.: roi, roïne, estroit, espois, il lisoit, que je soie, etc. Le picard change le ch en k, un cat, un kemin, une kose; il confond l'article féminin avec l'article masculin, disant le femme, le maison; c'est de là que viennent, par apocope moderne, plusieurs noms propres, Delpierre, Delfosse, qui se disent en français de la Pierre, de la Fosse. Le normand, au lieu de oi, met ei : que je seie, rei, reïne, estreit, espeis, il liseit, etc.; de plus il conjugue l'imparfait de la première conjugaison autrement, disant j'amowe, tu amowes, il amot, au lieu de j'amoies, tu amoies, il amoit. On voit tout de suite combien d'emprunts le français définitif a fait aux autres dialectes. Ainsi la prononciation normande a triomphé pour les imparfaits, et non l'influence italienne, ce que prétendait H. Estienne. C'est encore la prononciation normande qui l'a emporté dans reine, dans épais, dans créance, à côté de croyance; elle a failli l'emporter dans étroit, témoin La Fontaine. Voyez-vous ces cases étraites, Et ces palais si grands, si beaux, si bien dorés? Et ailleurs : (1, 8.) Damoiselle belette, au corps long et fluet, (ш, 17.) La langue moderne s'est servie quelquefois de ces différences dialectiques pour établir des nuances en un même mot; bien que attaquer ne soit que la prononciation picarde de attacher, pourtant deux significations ont été réparties entre eux. Pas plus pour la grammaire que pour les mots, le lien n'est rompu avec le latin. Dans les langues romanes, un fonds ancien subsiste, d'autant plus apparent qu'on les considère plus près de l'origine. Il fut un temps où une trace certaine de ces cas, qui avaient été la pierre d'achoppement des populations romanes, se faisait remarquer. On n'est point allé subitement d'une langue pourvue de cas à une langue sans cas, et l'abolition a été graduelle, au moins pour le vieux français. Celui-ci, ainsi que le provençal, distingue très-nettement le sujet et le régime. La marque du sujet est une s, tirée de l's de la deuxième déclinaison latine dominus, car il semble que, pour les esprits en qui périssait le sentiment du vieux latin, toutes les déclinaisons se soient réduites à celles-là. La marque du régime est l'absence de cette s. Au pluriel, c'est l'inverse, car le latin ayant domini et dominos, l's manque au sujet pluriel et se retrouve au régime pluriel. Ce reste de déclinaison, qui était loin de suffire, puisque les noms féminins en e muet y échappaient, avait encore d'autres formes tels sont li hom, sujet, et l'homme, rẻgime (hom est devenu notre particule indéterminée on, l'on); li cuens, sujet, et le comte, régime comte et homme sont formés du régime latin comitem et hominem; cuens et hom, du sujet comes et homo. Sur un modèle analogue ont été faits li enfe et l'enfant, li abe et l'abé, li lerre et le larron, etc. Ces formes, qui paraissent singulières, sont très-correctes; c'est l'accent latin qui les détermine. Infans avait l'accent sur in, de là li enfe; mais infantem avait l'accent sur an, de là l'enfant; abbas avait l'accent sur ab, de là : li abe; mais abbatem avait l'accent sur ba, de là l'abé; latro avait l'accent sur la, de là lerre; mais latronem l'avait sur tro, de là larron. La syllabe muette en français est celle qui n'a pas l'accent en latin : c'était donc une erreur d'écrire, comme on a fait en quelques éditions, enfès, abès; car, en prononçant ainsi, on rend impossible l'explication des formes dont il s'agit. Les noms latins en ator, qui, dans la langue moderne, sont en eur, ont, dans la langue ancienne, un cas pour le sujet et un pour le régime donere, sujet, doneor, régime, aujourd'hui donneur; baillere, sujet, bailleor, régime, aujourd'hui bailleur ; jonglere, sujet, jongleor, régime, aujourd'hui jongleur. On a dit qu'ici s'était fait sentir une influence celtique, et que la terminaison ere du vieux français pouvait être la terminaison gaélique air, qui répond à la terminaison latine ator. Non, c'est encore l'accent latin qui est en jeu : donator, avec l'accent sur na, forme donere, et donatorem, avec l'accent sur to, forme doneor. Cela se voit clairement aussi dans le dérivé français de melior: mieudre, au sujet, parce que, dans melior, l'accent est sur me, et meillor au régime, parce que, dans meliorem, l'accent est sur o. Ces cas, tout frustes qu'ils étaient, et bien qu'ils aient ultérieurement disparu, n'en ont pas moins laissé une marque profonde dans le français moderne. Les pluriels en aux des noms en al et en ail sont un débris de cette formation. Pour cheval, par exemple, le régime pluriel était chevaux, qui est resté notre pluriel actuel. Beau et bel, fou et fol (un fol amour), mou et mol, cou et col sont encore des cas demeurés dans la langue et employés à un autre usage; beau, fou, mou (non ainsi écrits, mais ainsi prononcés) étaient au sujet; bel, fol, mol étaient au régime; on s'en est servi pour éviter des hiatus; cou, sujet, a été réservé pour signifier la partie du corps qui supporte la tête, et col, régime, pour signifier une pièce d'habillement, et, en anatomie, la portion de certains os, le col du fémur. En cettes du sujet, on a aussi l'explication de certaines particularités de l'orthographe actuelle; I's dans fils, repas, appȧs, bras provient de la persistance de ces mots à la forme de sujets; mais, à la forme de régime, qui est celle que le français moderne a gardée d'ordinaire, ils seraient écrits fil, repast, appast, brac.. Une telle déclinaison, on l'aura remarqué sans peine, n'est qu'un débris; elle ne s'étend pas à tous les mots, et elle n'a que des règles de seconde main, c'est-à-dire des relations avec la forme et l'accentuation latines. Elle était donc particulièrement fragile, n'ayant point de soutien et de garantie dans l'enchaînement même de la langue; et, s'il survenait de grands malheurs nationaux et des invasions étrangères qui, pendant de longues années, confondissent toutes choses, si le genre de littérature qui avait fleuri, et qui était une sorte de dépôt conservateur du langage, perdait de son attrait, ce reste de déclinaison était fort compromis et il devait disparaître; c'est ce qui arriva dans le cours des quatorzième et quinzième siècles. Cette perte est ce qui a le plus rapidement et le plus complétement vieilli la langue des douze et treizième siècles, et établi la profonde démarcation entre les deux ères de notre idiome. |