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dant longtemps, après la conquête, n'ont eu d'autre littérature que la nôtre, et leurs bibliothèques sont encore particulièrement riches en textes de notre langue. Les Italiens ont réuni dans la précieuse compilation des Reali di Francia, qui remonte au quatorzième siècle, les légendes émanées de nos poésies, si bien qu'il y en a plus d'une qui, conservée là, ne se retrouve plus en original; c'est par l'intermédiaire de ce recueil que les héros de nos gestes sont devenus les héros du Boiardo et de l'Arioste; et si Rodomont est couvert d'une peau de serpent dont les écailles sont impénétrables aux armes les plus tranchantes, le Sarrasin Margot, dans la Bataille d'Aleschans, v. 6,000, ne doute arme neant,

Que envols est d'une pel de serpant,

Qui ne crient arme d'acier ne feremant.

Enfin, l'Espagne n'a pas non plus manqué de puiser à la source d'imagination et de poésie qui s'était ainsi ouverte; elle a traduit mainte de nos œuvres; et ces traductions, remises ensuite en français, ont passé pour être des créations espagnoles dans le pays même où elles étaient indigènes, et qui en avait perdu le souvenir.

Il est donc juste et naturel que l'on s'intéresse, ailleurs qu'en France, à notre vieille poésie. Elle est née sans doute des antécédents qui, de la Gaule, firent une province romaine, et, de cette province, l'empire de Charlemagne; mais, à son tour, elle a été, parmi les principales nations de l'Europe, un antécédent qui s'est mêlé à leur histoire et désormais en fait partie. Saisissons ces connexions qui se présentent et qui sont

comme la trame du développement général. Il y cut un moment, cela est certain, où les diverses poésies nationales reculèrent devant la poésie chevaleresque dont le centre fut la France. Tout ce qui éclaircit ce grand mouvement littéraire et, par conséquent, moral, tout ce qui en assure les origines, tout ce qui en corrige et épure les monuments, peut à bon droit réclamer une part dans le domaine de l'érudition. A ce titre, nos vieilles chansons de geste excitent une curiosité véritablement scientifique.

J'ai dit, dans le précédent article, que les poëmes sur Guillaume d'Orange avaient existé dès les années qui terminent le onzième siècle ou qui commencent le douzième, mais qu'il n'était pas sûr que nous eussions présentement ces anciens textes, qui ont sans doute été, comme tant d'autres, plusieurs fois remaniés. Un mot que j'ai rencontré dans li Charrois de Nymes m'a suggéré quelques conjectures qui, en effet, reporteraient cette chanson plutôt vers le milieu du douzième siècle que vers le commencement; c'est le mot tafure qui se trouve dans ces vers où Guillaume demande au roi Looys l'investiture de terres appartenant aux Sarrasins :

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Les Tafurs nous sont bien connus par la Chanson d'Antioche qu'a publiée M. Paulin Paris. Ils y figurent à diverses reprises, par exemple :

Et le roi des Tafurs et Pieron acourant,

Et ribaut et Tafurs qui venoient huant,
Et le rice barnage de la terre des Francs.
(t. I, p. 135.)

Ou bien encore :

Li rois Tafurs s'escrie, qui moult bien fu oïs:

« Buiemont de Sesile, francs chevaliers eslis,

« Et vous, Robert de Flandres, gentius quens de haut pris, « Et li autre baron que Diex a beneïs,

« Gardés li Turc n'eschapent qu'avés ci envaïs. »>

(t. II, p. 127.)

Voici la description qu'en fait le trouvère :

Es vos le roi Tafur, o lui sa gent menue;
Il n'ont auberc ne elme ne guige au col pendue.
Puis qu'icele gent fu en l'estour embatue,
Mains cous i ont ferus de pierre et de maçue,
Et de coutiaus trenchans et de hache esmolue;
A maint Sarrasin ont la cervele espandue.
Orible gens estoit et moult laide et herue.
(t. II, p. 254.)

Et ailleurs :

S'ont lor sas à lor cols à cordele torsée.
Si ont les costés nus et les pances pelées,

Les mustiax ont rostis et les plantes crevées.

Par quel terre qu'il voisent, moultent gastent la contrée;
Car ce fut la maisnie qui plus fu redotée.

(t. II, p. 295.)

Mustiax veut dire jambes, comme le montre le wallon mustai, qui a ce sens.

A ces Tafurs se rattache un effroyable épisode du siége d'Antioche. La famine sévissait sur les assiégeants et particulièrement sur cette nombreuse bande de gens mal armės, indisciplinés, non payés, qui suivaient l'armée des croisés. En cette extrémité, suivant

le trouvère, les Tafurs mangèrent la chair des Turcs lués dans les combats :

A lor cotiaus qu'il ont trenchans et afilés,
Escorchoient les Turcs, aval parmi les prés.
Voiant paiens, les ont par pieces decoupés;
En l'iave et el carbon les ont bien quisinés;
Volontiers les manjuent sans pain et dessalés.
(t. II, p. 5.)

A l'odeur qu'exhale cette hideuse cuisine, le peuple d'Antioche accourt sur les murs:

Par la cit d'Antioche en est li cris levés,
Que li François menjuent les Turs qu'il ont tués.
Paien montent as murs, grans en fu la plentés;
De paienes meïsmes est tos li mur rasés.
Garsions lor a dit : «Par Mahomet, veės;

Cil diable menjuent no gent; car esgardés. »

Garsion, le chef des Turcs, en fit des reproches aux barons, qui répondent qu'ils ne sont pas maîtres des Tafurs.

Et respont Buiemons: « N'est mie par nos grés.
« Ainc ne le commandasmes, jà mar le cuiderés.
« C'est par le roi Tafur, qui est lor avoués,

« Une gent moult averse, saciés de vérité.

« l'ar nous tous ne puet estre li rois Tafurs dontés. »

(t. II, p. 9.)

Le trouvère a-t-il été ici l'écho de quelque bruit mensonger? M. Paulin Paris a, dans une note, cité un passage de Guibert, qui ne laisse guère de doute sur le fait en lui-même, bien qu'il en restreigne les proportions. « Comme on trouva, dit Guibert, qui fut «<l'un des historiens de la première croisade, et qui <«< vient de donner des Tafurs une description très-sem

<«< blable au tableau tracé par le trouvère, des lam«beaux de chair enlevés aux corps des païens, à Marra « et en d'autres lieux où la famine sévit, ce qui, cela << est certain, ne fut fait par les Tafurs qu'à la dérobéc « et très-rarement, un bruit plein d'horreur se répan<< dit parmi les gentils, qu'il y avait dans l'armée fran« que des gens qui se nourrissaient avidement de la <«< chair des Sarrasins. » C'est ce que dit le trouvère à sa manière :

Plus aiment char de Turc que poons empevrés.

Et l'historien, s'accordant avec le trouvère qui dit que c'était la maisnie la plus redoutée, ajoute que les Tafurs étaient plus craints des ennemis que les plus vaillants barons. En définitive, il est historiquement établi que, sous l'influence des souffrances et des dernières privations, la démoralisation, qui, en ces cas, est toujours extrême, alla, dans les basses classes de l'armée chrétienne, jusqu'à l'anthropophagie.

Guibert nous donne le sens de ce mot tafur : « Thafur apud gentiles dicuntur quos nos, ut nimis litteraliter loquar, trudannes vocamus. » Les Tafurs sont donc des truands. Et, en effet, il y a en arabe un mot tafir, qui, dans Freitag, est traduit par vir sordens et squalens. A l'aide de ces passages, on complétera l'article de du Cange, qui n'a que tafuria, expliqué par tributi species, et qui cite seulement un texte espagnol peu ancien : Los tahures e los vellacos. Il faut dorénavant ajouter le mot tafur, et, sous cette rubrique, rapporter le texte de Guibert et les vers de la Chanson d'Antioche et du Charroi de Nymes.

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