Images de page
PDF
ePub

:

La régularité de l'ancienne grammaire ressort quand on prend pour comparaison les irrégularités survenues dans la grammaire moderne. Nous mettons maintenant une s à la première personne du singulier dans les verbes je prends, je reçois, je vois, et aussi à l'imparfait et au conditionnel. Cette s est étrangère à l'ancienne langue. Toutes les fois que le verbe n'a pas une s au radical, il n'en a point à la première personne du présent je prend, je reçoi, je voi. A l'imparfait et au conditionnel, ce n'est point une s, c'est un e qui figure à la première personne : j'amoie, j'ameroie; ce qui s'explique très-bien : la finale latine en am ou em était non accentuée, muette, et elle a été remplacée en italien, en provençal, en espagnol, comme en français, par une syllabe sourde. Mais l'introduction de l's est regrettable et irrationnelle: elle confond la première personne avec la seconde; I's est caractéristique de la deuxième personne dans le latin, dans le grec, dans le sanscrit, et ne l'est pas de la première. C'est donc un vrai méfait grammatical que d'avoir ainsi brouillé les signes primordiaux des personnes, signes que nous avait apportés la tradition de la plus haute antiquité.

Les adjectifs du vieux français suivaient le latin, c'est-à-dire que ceux qui avaient une terminaison pour le masculin et une pour le féminin, bonus, bona, avaient aussi deux terminaisons dans la langue dérivée, et que ceux qui n'en avaient qu'une pour ces deux genres n'en avaient non plus qu'une en français, témoin l'ancienne formule lettres royaux. Cette règle s'est perdue, mais elle a laissé des traces dans nos adverbes, dont la com

position est tout à fait anomale. Dans l'ancienne langue, rien de plus simple et de plus conséquent que cette composition; l'adjectif féminin se joint avec la terminaison ment: hardiement, outréement; mais loyalment, granment, attendu que, pour ces adjectifs, le féminin est semblable au masculin. Au contraire, l'adverbe moderne est formé tantôt avec l'adjectif masculin, hardiment, tantôt avec l'adjectif féminin, bonnement. Les adjectifs qui jadis n'avaient qu'une terminaison se partagent les uns se mettent au féminin, loyalement, grandement, et ils seraient des barbarismes dans l'ancienne langue; les autres se mettent au masculin, prudemment, savamment, et ils sont conformes à l'ancienne grammaire. D'autres enfin gardent un accent circonflexe, indice du féminin primitif, résolûment, pour résoluement. Cet exemple montre à découvert comment se détruisent ces belles formations grammaticales (ici la régularité est de la beauté), quand les analogies intérieures tombent dans l'oubli.

Je ne porterai pas en ligne de compte d'autres anomalies qui sont plus spéciales. Tel est l'article indûment confondu avec le mot dans le lendemain, le loriot, le lierre, que nos aïeux disaient, sans barbarisme, l'endemain, l'oriot, l'ierre. Tels sont les pronoms possessifs mis au masculin avec un nom féminin commençant par une voyelle, mon épée, mon âme, qu'on disait autrefois m'espée, m'ume, comme l'épée, l'âme. Ce sont là des accidents qui surviennent durant une longue vie. L'enfant qui naît ne porte pas ces stigmates sur son corps tout fraîchement échappé des mains de la nature; mais l'homme adulte a des cicatrices et des

nodosités qui témoignent de sa lutte avec les éléments contraires et l'inclémence des saisons.

La première enfance écoulée, un vif essor entraîna l'imagination vers la poésie; et simultanément venait à point une versification nouvelle. A un certain moment du développement, une versification, une poésie fut un luxe dont ne put se passer même une langue qui se formait des ruines d'une autre; et, sans que les savants s'en mêlassent, qui, eux, ne connaissaient que les dactyles et les spondées, il se produisit un système qui a eu la fortune de durer, à travers le moyen âge, jusqu'aux âges modernes. Notre vers est en effet celui du moyen âge, et celui du moyen âge est directement fils de l'antiquité. Il y a dans la poésie latine un vers harmonieux connu sous le nom de saphique. Horace l'a beaucoup employé en l'assujettissant à une loi plus rigoureuse que n'avaient fait ses devanciers; il lui donna la césure penthémimère, c'est-à-dire une césure après le deuxième pied, par exemple :

Abstulit clarum cita mors Achillem;
Longa Tithonum | minuit senectus;
Et mihi forsan, | tibi quod negarit
Porriget hora.

Horace a tellement familiarisé notre oreille avec cette césure, que les saphiques où elle manque nous semblent mal cadencés. De fait, ce fut cette cadence qui prévalut dans l'oreille des populations romanes. Ce vers hendécasyllabe est composé d'un trochée, d'un spondée, d'un dactyle et de deux trochées ; ceci est la part de la versification ancienne qui n'a pas passé dans la nouvelle; mais, en même temps, il a un accent à la

quatrième syllabe et à la dixième, et la onzième est toujours muette. Ces caractères sont ceux du vers héroïque dans le vieux français, dans le provençal, dans l'italien, dans l'espagnol, c'est-à-dire un accent sur la dixième syllabe, avec un ou deux accents, suivant la langue, dans l'intérieur du vers, à des places déterminées. C'est notre vers de dix syllabes; il est hendécasyllabe, toutes les fois qu'il se termine par une voyelle muette, par exemple :

ou

Per me si va nella città dolente,

J'ai vu l'impie adoré sur la terre,

et si l'on veut des vers du douzième siècle :

Li nouviauz tanz et mais et violete

Et lousseignolz me semont de chanter,
Et mes fins cuers me fait d'une amorete
Si douc present que ne l'os refuser.

Pour cette dérivation du vers moderne, j'ai suivi l'opinion de M. Quicherat, si versé dans la connaissance de la versification latine et de la versification française. M. Jullien, qui s'est occupé curieusement et ingénieusement de ces questions, pense qu'il dérive de l'hexamètre, par la contraction des mots et par l'influence de la césure, qui partage souvent l'hexamètre en deux parties. Mais il me semble, outre les analogies signalées plus haut, que ce qui a dû surtout influer sur l'oreille populaire et l'harmonie qu'elle chercha, c'est un vers qui, comme le saphique, était mêlé aux chants profanes et sacrés.

Ainsi, par cette dernière évolution, se trouve pleine

ment achevée l'oeuvre de substitution des langues modernes à la langue latine. Des siècles furent nécessaires pour une aussi vaste élaboration. L'histoire n'a pas gardé le souvenir d'une tourmente pareille à celle qui assaillit le monde civilisé quand l'empire s'affaissa sous sa propre caducité et sous la pression des barbares; et, n'eût-on pas d'autres témoignages de la grandeur de la catastrophe, il suffirait de considérer ce naufrage de toute une langue en Italie, en Gaule, en Espagne. Durant l'intervalle du remaniement, tout ce qui dépendait de l'existence d'un idiome propre aux nations romanes fut frappé de stérilité; mais en ceci, comme dans le reste, les anciennes choses remplirent un office provisoire pendant que se formaient les nouvelles. La vieille langue, vénérable même dans sa décadence, entretint la tradition, ne pouvant toutefois communiquer un souffle vital qu'elle n'avait plus. Cette vic passait aux langues qui se dégageaient et qui annoncèrent tout d'abord leur existence par les chants de guerre, d'amour et d'aventure.

« PrécédentContinuer »