L'auteur de ce dernier poëme en a usé fort librement avec le sens du mot tafur, c'était une qualification donnée par les Sarrasins à une bande de chrétiens; lui s'en sert pour désigner les Sarrasins euxmêmes. Mais il lui suffisait que ce fût une expression injurieuse pour qu'il la jugeât bien appliquée, quand il s'agissait de ceux qu'on appelait communément la pute gent averse. L'emploi de ce mot fixe une limite supérieure, au delà laquelle on ne peut reporter la composition du poëme. Tafur n'a pris naissance que dans la première croisade, qui appartient aux dernières années du onzième siècle. D'un autre côté, l'usage de l'assonance ne permet pas non plus de faire descendre le Charroi de Nîmes beaucoup au delà de la première moitié du siècle suivant. C'est à un point indéterminé de cet intervalle que notre trouvère a écrit. Il y a, dans la publication de M. Jonckbloet, un certain nombre de fautes d'impression que je n'ai garde de relever, car cela est péché véniel pour un étranger imprimant un livre de vieux français dans un pays étranger; mais il y a un certain nombre de vers faux que j'ai grand soin de relever; car cela est imputable, non à M. Jonckbloet, mais aux manuscrits, avec les quels je prétends bien qu'on doit prendre la liberté de les corriger, suivant les règles de la critique. P. 9, v. 350: Si viennent dui mesage Qui li aportent une novele aspre. Le vers n'y est pas. La correction se présente de soi : Qui li aportent unes noveles aspres. Unes, au pluriel, ce qui est une locution bien connue. Cela n'est pas même une conjecture, car au vers 1424 on lit correctement : Unes novelles aspres. P. 9, v. 1901: Dont auras Rome quite en heritage; lisez tot quite. P. 83, v. 385: Ge vos dorrai de France un quartier. : il faut lire de France l'un quartier; correction qu'on aurait trouvée sans peine, et qui, d'ailleurs, est don née par cet autre vers (432) : Or m'a de France otroié l'un quartier. P. 107, v. 1301 : Com faitement Guillaume alaïnent. Rien de plus simple que de restituer le vers en lisant : Com faitement Guillaume il ataïnent. P. 109, v. 1589: Et la bataille orrible et pesanz; ajoutez moult, et lisez moult orrible. P. 124, v. 428: Tant redoutons Guillaume au cort nés. La bonne leçon est donnée par une multitude de finales semblables; mettez dant Guillaume au cort nés. P. 155, v. 1589 : El palès mainent et l'oncle et le niés. Ce vers n'est pas sur ses pieds; il est entaché aussi d'une autre faute niés est le cas sujet du mot dont neveu est le cas régime; il faut donc dire, pour satisfaire en même temps à la versification et à la grammaire : El palès mainent et l'oncle et le neveu. Dans des rimes par assonances, neveu, à la fin du vers, convient aussi bien que niés. P. 160, v. 1802 : Li cuens Bertrans l'en apele avant. On ne doit pas laisser boiteux un tel vers, pouvant le redresser si sûrement; lisez l'en apele devant. P. 295, v. 3051: Quant la chiere vos est si enflamée; dites et quant..... Rien, dans le contexte, n'empêche de mettre cette particule, que la mesure rend nécessaire. P. 297, v. 3108. Guillaume a la roïne vergondée. Celui-ci est tout à fait défectueux. La restitution doit être : La roïne a Guillaumes vergondée. P. 330, v. 389: Ainz que Guiborc ait ses diz parfinez, Le dernier vers manque d'une syllabe. Au premier abord la correction semble être : Crut moult la force de Guillaume au cort nez; mais, en prenant en considération le vers 4151 : Or vait Guillaume moult grant force croissant, on voit que croistre est ici un verbe actif, dont Guillaume est le sujet, et on lira : Moult crut la force Guillaumes au cort nez. P. 354, v. 5275: Espiez ot fort, grant et large enseigne. Pour avoir le vers, il suffit de restituer la préposition que le copiste a oubliée : Espiez ot fort od grant et large enseigne. Il avait un épieu avec grande et large enseigne. Ce sont là à peu près tous les vers défectueux que j'ai rencontrés, et.dont la restitution n'a présenté aucune difficulté. Il ne m'en reste plus qu'un à citer; mais celui-ci a résisté à tous mes efforts. On lit, p. 114, v. 38, de la Prise d'Orange : En ol, pour voir, mainte paine sofferte, Maint jor jeune et veillié mainte vespre. Le second vers, qui serait exact dans notre manière de compter les syllabes, ne l'est pas dans la manière ancienne, où jeuné est trissyllabique : jeïné. Cela est constant, et je citerai en exemple un passage parallèle du Charroi de Nymes, v. 42 : Et tant vos estes travailliez et penez, De nuiz veillier et de jorz jeûner. Pour expliquer cette anomalie, j'ai pensé que peut-être le trouvère avait fait la contraction que nous faisons présentement et dit, comme nous, jeuné en deux syl labes; et que peut-être dès ce temps-là existait une double prononciation : l'unc plus récente et plus populaire (jeuner), et l'autre plus archaïque et plus relevée (jeüner). Mais, avant d'admettre une telle hypothèse, il faudrait avoir réuni un nombre suffisant de cas où de pareilles contractions seraient bien établies. Aussi, en l'absence d'un travail de ce genre, et avant d'admettre que le trouvère ait contracté, contre l'usage général, le mot en question, je serais disposé à lire, quoique ce soit faire une certaine violence à la construction : En ot, pour voir, mainte perte sofferte, Quoi qu'il en soit de cette correction, il demeure certain que, toutes les fois qu'un vers est boiteux, il y a une faute de copiste et que l'éditeur est autorisé à le rectifier, tantôt à l'aide de passages parallèles, ce qui est le mieux, tantôt à l'aide de conjectures, qui sont d'autant plus probables qu'elles sont fournies par une lecture plus étendue des textes et une connaissance plus exacte des règles de la versification et de la grammaire. On peut affirmer que, dans cette masse énorme de vers que nous possédons, il n'en est pas un de faux. Il suffit, en notre versification, de consulter l'oreille pour reconnaître le rhythme; et l'oreille des trouvères était parfaitement exercée. La prononciation qui prévalait, en poésie du moins, ne contractait rien plaie se prononçait pla ye; voie se prononçait vo-ye; il aimoient se prononçait aimo-ye; l'e féminin des adjectifs en i, en é, en u, se faisait toujours en |