Images de page
PDF
ePub

citerai surtout la Chanson de Roland et Raoul de Cambrai. Dans l'un, la légende du Charlemagne populaire est représentée avec une simplicité, une sévérité et parfois une grandeur qui captivent, et dans l'autre toute l'àpreté sans merci, tout l'entrain belliqueux des mœurs féodales apparaissent comme aucun historien ne saurait le dire. Toutefois ces mérites, assez grands pour sauver les œuvres des trouvères d'un dédain mal fondé, ne le sont pas assez pour les mettre sur le piédestal à côté des chefs-d'œuvre des nations. Soit que la langue n'ait pas été encore suffisante, soit plutôt qu'il ne se soit trouvé parmi ces poëtes innombrables aucun de ces génies à la fois contemplatifs et créateurs chez qui les paroles ont le pouvoir magique de faire descendre l'idéal, le fait est qu'aucun n'atteignit le but. Ce n'est pas pourtant que cette gloire suprême d'une suprême poésie ait été refusée au moyen age; seulement cet honneur fut donné, non pas à une poésie guerrière et héroïque, mais à une poésie religieuse et catholique, non pas aux trouvères et aux troubadours, mais à un homme qui les connaissait, les aimait, les louait et les laissa tous bien loin derrière lui, au chantre inspiré de l'enfer, du purgatoire et du paradis.

Et cependant l'influence des trouvères et des troubadours fut grande; elle occupa les esprits d'autre chose que des soins vulgaires de la vie; elle leur présenta un idéal, elle les éleva au-dessus d'eux-mêmes, elle les adoucit par son charme. Qu'on se représente ce qu'aurait été l'existence des barons féodaux sans ce lien de chants, de vers et d'aspirations! Ils étaient là

campés chacun dans son château, n'ayant d'autre souci que de leurs terres et de leurs armes. Quel bienfait n'était-ce pas que, cet isolement intellectuel cessant, ils pussent tous recevoir quelque ruisseau de la source féconde que les temps nouveaux avaient ouverte? Par une élaboration bien antérieure et à laquelle ils n'avaient eu aucune part, le sol était mis en culture, la vie était assurée, une religion puissante et une société hiérarchique déterminaient leur direction morale; mais justement parce que tout cela était fondé et acquis, quiconque a l'habitude de considérer scientifi quement l'histoire aperçoit le vide qu'il fallait combler. Les imaginations, c'était leur tour, devaient avoir satisfaction, et quelle meilleure satisfaction que la poésie racontant de mille façons les légendes nationales, célébrant les prouesses des vieux héros, et cultivant dans les âmes les heureuses semences du beau? Aussi eut-elle tout succès: accueillie, recherchée, elle pénétra dans les demeures, et l'esprit chevaleresque, cette grande louange du moyen âge, qui le distingue nettement de l'antiquité, a là une de

ses sources.

-

Ce qui est digne de remarque, ce qui montre combien cette poésie était dans le goût du temps et propre à remplir son office, c'est que, tout en plaisant à ceux pour qui elle était destinée, elle plut aussi à des populations étrangères qui s'en montrèrent singuliè rement avides. L'Allemagne, l'Italie, l'Angleterre s'emparèrent de ces compositions, qui eurent d'innombrables traductions. Ces œuvres, qui dorment maintenant manuscrites dans les bibliothèques, et

auxquelles un zèle tout récent a donné une publicité interrompue pendant tant de siècles, ont jadis joui d'une faveur marquée bien au delà des limites du sol natal. Ce ne fut pas un engouement local qui les favorisa; la vogue en fut universelle, et l'Europe féodale tout entière leur fit accueil. Aussi, dans les études qui en tout lieu ont pris une forte pente vers le moyen âge, les érudits rencontrent à chaque pas de vicilles versions témoignant du succès obtenu, et par là encore on comprend que non-seulement la religion et l'organisation sociale, mais aussi les plaisirs de l'imagination, le goût des fictions chantées et le charme des vers contribuaient à assurer la cohésion de ce grand corps politique, qui, fondé par les Romains et étendu par Charlemagne jusqu'aux dernières limites de la Germanie, est allé constamment s'agrandissant.

Je n'ai pas craint de m'appesantir sur la comparaison entre la poésie héroïque du moyen âge et la poésie héroïque des Grecs, entre les siècles héroïques des barons féodaux et les siècles héroïques des rois de l'Achaïe. C'est que, à mon jugement, il est d'un grand intérêt d'établir ces rapprochements entre des époques qui les comportent, non pas que la méthode comparative appartienne proprement à l'histoire : elle est spéciale à la science de la vie, où les organes et les fonctions, les tissus et les propriétés, se trouvant répétés dans une variété innombrable d'exemplaires, mais répétés avec des modifications profondes, suivant que l'exemplaire est homme, quadrupede, oiseau, poisson, crustacé, insecte, végétal même, s'offrent

dans des conditions variées et pleines d'enseignement. La méthode propre à l'histoire est celle qui, observant la filiation des choses sociales, fait voir comment les civilisations procèdent les unes des autres, et par quel enchaînement la force d'évolution qui est inhérente à la race humaine amène les phases successives, ou, pour mieux dire, les âges progressifs de cette vaste existence. Pourtant, cela dit et bien entendu, il est vrai également qu'un grand profit peut être, en histoire, tiré de la comparaison, en la réglant, comme on fait dans la science, sur les cas véritablement analogues et en considérant ce que les circonstances particulières apportent de différence dans le phénomène fondamental. Ainsi, dans l'exemple qui nous occupe, des deux côtés, parmi les populations achéennes et parmi les populations féodales, religion fondée, société renouvelée, langue sortie du balbutiement, amour de la guerre, croyance au merveilleux, et pourtant vif besoin du beau, et, des deux côtés aussi, poésie chantant les combats, les héros et une grande légende nationale!

L'oubli qui avait si complétement submergé les vieilles productions de nos trouvères commença de bonne heure. Dès la seconde moitié du quatorzième siècle et surtout pendant le quinzième, non-seulement la veine s'était tarie irrémédiablement, et aucune œuvre ne venait plus témoigner que l'imagination eût conservé quelque tendance épique, mais encore un discrédit croissant s'étendit sur ces compositions, qui cessèrent d'être lues, goûtées, comprises. C'est un phénomène curieux à se représ en ter que cet élan ra

pide et actif vers une poésie nouvelle, suivi d'une chute profonde élan qui, dans les onzième et dou

zième siècle, emplit les cours féodales de mille poëmes; chute qui, un peu plus tard, en laissa les auteurs sans mémoire et sans bruit. Tout fut sacrifié dans ce revirement, le bon et le mauvais, le regrettable et ce qui ne méritait aucun regret, et comme s'il n'y avait eu ni poëtes, ni langue, ni vers, ni âge poétique, l'esprit d'alors se mit à chercher vainement quelque issue, à bégayer quelques essais, jusqu'à ce que la Renaissance vînt d'un côté épaissir encore le linceul qui couvrait déjà tout ce passé, et d'un autre côté préparer avec un présent actif les germes d'un avenir brillant.

Ce ne fut pas la vieille poésie scule qui subit cette décadence; la vieille langue aussi éprouva des altérations profondes qui en changèrent le caractère, si bien qu'elle doit être tenue non pour la mère, mais pour l'aïeule du français moderne. Le français moderne est fils de celui du seizième siècle; entre les deux, il n'y a que des remaniements légers, et tout l'essentiel est commun de l'un à l'autre. Il n'en est pas de même par rapport au vieux français: celui-ci a des caractères spécifiques qui ne sont pas arrivés jusque dans le langage actuel. Ainsi il distingue, dans une foule de substantifs, le sujet du régime, fidèle en cela à la tradition du latin, dont il est issu directement hom et l'homme, li hom au sujet et l'homme au ré gime; Diex (prononcez comme nous faisons dieux) et Dieu, l'un au sujet et l'autre au régime. C'est de la sorte que le rapport indiqué en latin pour le génitif se marquait sans la préposition de, qui est actuellement

li

« PrécédentContinuer »