nécessaire, et qu'on disait l'Hôtel-Dieu, c'est-à-dire l'Hôtel de Dieu. Dans les conjugaisons, on remarque l'absence de l's aux premières personnes du singulier, archaïsme qui a été conservé dans la poésie à titre de licence. Une foule de sons étaient alors dissyllabes qui sont devenus monosyllabes: ainsi on disait reançon pour rançon, meür, pour mûr, seür, pour sûr, etc'. Il y a donc eu, à une certaine époque, un remaniement de la langue; il la laissa moins régulière et moins analogique qu'elle n'était sortie de la fournaise qui avait fondu le latin en français. A ces mots moins régulière, moins analogique, beaucoup sans doute, qui se sont accoutumés à regarder la langue actuelle comme élaborée et purgée de toute incorrection et la langue ancienne comme pleine de barbarie et de rouille, s'étonneront que je qualifie ainsi le changement opéré. Sans doute la langue actuelle est bien autrement polie et cultivée, les siècles, de beaux génies, une société de plus en plus florissante, ayant apporté leur tribut à l'œuvre commune; mais, toute polie et cultivée qu'elle est, pourtant elle n'égale pas en correction, en régularité, en analogie, celle dont elle est descendue, de sorte qu'il est regrettable que toutes les ressources de perfectionnement et de culture se soient appliquées à un instrument moins bon, la langue du seizième siècle, Si l'on demande comment nous savons que nos aïeux résolvaient en effet ces syllabes en deux, il est aisé de s'en assurer par la mesure des vers. Les vers, étant fondamentalement les mêmes alors qu'aujourd'hui, possèdent la propriété d'indiquer quel était le nombre des syllabes dans un mot; aussi sont-ils d'un excellent secours pour déterminer la prononciation ancienne en ce cas aussi bien qu'en plusieurs autres. et non à un instrument meilleur, la langue du douzième et du treizième. Nous sommes là devant une solution de continuité qui mérite d'être considérée un moment. Par sa descendance directe du latin, le français primitif reçut un caractère précieux qui en fit tout d'abord un idiome civilisé, grammatical, conséquent. Les traces de l'origine ne furent pas tellement effacées, qu'on ne reconnaisse l'une de ces langues pour mère, l'autre pour fille; ceci soit dit de la barbarie prétendue qu'on attribue vaguement à l'ancien langage. Si barbarie doit signifier l'altération subie par chaque mot (et évidemment, tel ne doit pas en être le sens, car la condition du français est cette altération même), les siècles suivants ont plus aggravé cette corruption primitive qu'ils n'y ont remédié. Si au contraire (ce qui est le vrai sens) il faut entendre par barbarie les anomalies irrationnelles, les exceptions sans fondement, les interruptions fréquentes de l'analogie, en ce cas un coup d'œil comparatif montre clairement que l'avantage est du côté qui a été si longtemps regardé comme barbare et grossier, et cela se conçoit. Supposons que la culture du français, qui avait été poussée aussi loin qu'elle pouvait l'être alors par la poésie, se soit interrompue, que l'activité de l'imagination productrice se soit ralentie, et que dans cet intervalle les éléments grammaticaux, n'étant plus contenus par un régime salutaire, soient tombés dans une sorte d'anarchie et de confusion: il est certain qu'au moment où finira cet interrègne, au moment où se reprendra le cours des pensées et des œuvres, on ne se retrouvera qu'avec des pertes et des désordres qui seront devenus irrémédiables. Or c'est ce qui est arrivé. La poésie héroïque se tut complétement. Dans le fait, il devait en être ainsi; les conditions qui l'avaient créée s'éloignaient rapidement, la féodalité se transformait, la société changeait. C'était un intervalle indécis où cette tradition qui fait que quelque chose naît quand quelque chose meurt fut mal servie. Les circonstances de leur côté furent singulièrement défavorables. Alors éclatèrent les guerres avec les Anglais, qui durèrent un siècle; les revers les plus grands y furent continuels. La nation française, qui, en tant que nation féodale, avait tenu tête aux plus puissantes en Europe, ne se trouva pas habile à se servir du nouvel élément de force qu'amenaient les mutations sociales, à savoir les communes et le parlement; au contraire les Anglais y excellèrent, et ils eurent les plus grands succès. La guerre étrangère, si longue et si malheureuse, se compliqua des entreprises de la commune de Paris pour fonder un ordre meilleur et de son insuccès, des révoltes formidables des paysans et de leur extermination, enfin du saccagement que portaient en tous lieux les grandes compagnies, les routiers, les écorcheurs. Tout cela se prolongea pendant une grande partie des quatorzième et quinzième siècles; et, quand la tourmente s'apaisa, quand les Anglais eurent été définitivement chassés, quand les libertés communales se furent résignées à abdiquer dans l'omnipotence monarchique, quand enfin on se reconnut, la langue avait notablement changé; mais on comprend, sans que je l'ajoute, qu'elle n'avait pas changé en mieux. Rien dans ce qui s'était passé n'avait été propre à l'épurer et à l'enrichir; tout avait agi, au contraire, pour y rompre les traditions et y laisser pénétrer les anomalies et les irrégularités. Telle est l'explication, suivant moi, de cette grande mutilation. Ce fut aussi à ce moment que les vieux poëmes commencèrent à entrer dans l'oubli; la langue en cessa d'être facilement intelligible, et, quand l'imprimerie parut, il n'y eut pas d'éditeur pour songer à des livres qui n'intéressaient pas et qui n'étaient plus que très-imparfaitement compris. Le développement nouveau marchant, la mémoire s'en perdit chaque jour davantage, si bien que Boileau, en plein dix-septième siècle, put dire sans exciter aucune réclamation : Durant les premiers ans du Parnasse françois, On ne doit pas, j'en conviens, exiger d'un poëte l'exactitude d'un érudit; mais, en vérité, est-il possible de mieux témoigner que, de son temps, on avait perdu toute idée des premiers ans du Parnasse françois? Bien loin que le caprice seul fit toutes les lois, jamais le caprice n'a été tant banni de la poésie française, car l'art des vers, étant né spontanément dans un milieu suffisamment développé, était trop près des inspirations qui l'avaient produit pour s'égarer. Bien loin que les mots fussent assemblés sans mesure, la mesure est observée avec une rigueur parfaite, et, en lisant tant de milliers de vers composés par tant d'hommes différents, on est singulièrement frappé de la sûreté d'oreille qui, alors prévalant, empêchait les écarts. Bien loin que la rime tint lieu de césure, la césure est toujours fortement marquée, tellement que l'e muet n'a pas plus besoin d'y être élidé qu'à la fin du vers, et il est impossible de rencontrer aucune faute contre cette règle. Bien loin que Villon ait rien débrouillé, les formes de poésie qu'il a employées avaient été trouvées par d'autres que lui et longtemps avant lui; bien loin enfin qu'il n'y eût dans ces vers d'autre élément que la rime, le fait est que la rime y fait parfois défaut, dans les plus anciens poëmes du moins, où les trouvères se contentent souvent d'une simple assonance. Le caprice! Boileau s'imagine-t-il que le caprice ait rien à voir dans la création de tout un ensemble dé poésie et de versification au sein du vaste pays qui s'étend de la mer Méditerranée jusqu'à l'Escaut et à la Meuse (car ici on ne sépare pas la langue d'oc de la langue d'oïl, le provençal du français)? Comment, si le caprice avait gouverné ces choses, les poëtes et les auditeurs se seraient-ils trouvés d'accord, les uns pour chanter suivant un mode, les autres pour sentir et goûter ce mode? Et comment ne pas reconnaître que le nouveau vers eut pour origine la mélodie propre à la langue qui se formait? La mesure! Mais est-ce que ceux dont le sentiment musical fut assez vif pour créer le vers héroïque avec ses dix syllabes et avec sa combinaison d'accents, et plus tard le vers |