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gré le vêtement sous lequel ils nous sont présentés. Comme l'orthographe est une pure affaire de convention, j'ai incliné, dans cet essai de traduction, vers l'orthographe moderne, qui a l'avantage d'être familière à nos yeux ; mais j'y ai incliné sans altérer gravement l'orthographe ancienne.

La différence d'orthographe, sans toucher au fond des choses, n'en gêne pas moins beaucoup les abords de notre ancienne langue. Toute représentation de sons par des lettres est une convention. Or, quand on entre dans les textes du moyen âge, on rencontre une convention toute différente et qui déroute complétement les yeux d'abord, l'esprit ensuite. Ainsi nous représentons généralement le son eu par eu: il peut; le moyen âge le représente fréquemment par ue: il puet; cuer est cœur, ues est œufs. Eux, du langage moderne, est d'ordinaire, dans les manuscrits, ex: ainsi yex est yeux, Diex est Dieu, miex est mieux. De même pour la finale aux chevax est chevaux, beax est beaux, etc. Ou bien encore le moyen âge conserve l'étymologie; la syllabe au, il la représente par al: altre est autre, halt est haut, helme est haume. Pour se faire une idée de l'erreur dans laquelle nous jette presque inévitablement cette différence d'orthographe, il n'y a qu'à supposer qu'on ignore les conventions par lesquelles nous donnons un son spécial à certaines combinaisons de lettres, et alors notre mot dieux deviendra diéücs, et autre deviendra aütre, et tout cessera d'être reconnaissable. C'est ce qui ne manque pas d'arriver quand on lit un texte du moyen age, on prononce les lettres telles qu'elles sont écrites dans iex,

diex, miex, ues, altre, et l'on s'étonne de l'étrangeté de ces sons qui, cependant, ne diffèrent des nôtres que par la représentation. Enlevez ce prétexte d'erreur à l'œil, indiquez que l'ancien français se prononce comme le nouveau partout où les mots sont identiques, et vous ôtez au vieux français le masque qui le défigure, car c'est vraiment le défigurer pour nous que de le prononcer tel qu'il est écrit.

Dans son livre sur les Variations du langage français, livre qui contient tant de vues neuves et vraies, M. Génin a mis en lumière un phénomène curieux, à savoir, la réaction de l'écriture sur la prononciation. Notre langue fourmille de mots où l'écriture a fini par tuer la prononciation, c'est-à-dire que des lettres écrites, il est vrai, mais non prononcées, ont fini par triompher de la tradition et se faire entendre à l'oreille comme elles se montrent à l'œil. Cette influence se manifeste dans son action la plus défavorable quand on lit aujourd'hui des textes de vieux français; on oublie qu'outre la convention primitive qui attache un son simple à chaque caractère, il y a une foule de conventions secondaires destinées à figurer des sons qui sont en dehors du cadre de l'alphabet, et que ces conventions secondaires peuvent bien n'être pas les mêmes pour le vieux français et le français moderne. Alors, sans réflexion, on applique notre prononciation à l'orthographe ancienne, ce qui rend étranges et monstrueuses les choses les plus simples et les plus familières.

En effet, M. Génin a encore établi, avec beaucoup de sagacité et d'utilité, qu'au fond la prononciation mo

derne représentait la prononciation ancienne, et que le nombre des différences était bien plus restreint que ne pouvait le faire penser la différence des orthographes. Appliquez ce principe à la lecture d'un morceau ancien, ne tenez aucun compte de l'écriture et prononcez les mots comme s'ils étaient figurés avec l'orthographe moderne, et vous verrez comme l'intelligence en sera facile même pour les personnes qui n'ont aucune habitude de notre vieux langage. Prononcez au contraire diex, yex, etc., comme cela nous semble écrit, et vous produirez un jargon horriblement barbare et tout à fait méconnaissable, même aux oreilles les plus exercées. Je dis barbare; en effet, d'où veut-on qu'un a soit venu dans la prononciation du mot iex? Ce mot dérive d'oculus, et l'étymologie montre que l'æ est aussi muet dans l'ancien français que dans le français moderne. En agissant autrement, on commet un manifeste barbarisme et on introduit dans la prononciation une lettre qui n'a jamais été qu'orthographique. Nos aïeux avaient pour convention d'écrire la syllabe eux par ex, méconnaître cette convention c'est leur faire autant de tort qu'on nous en ferait si l'on articulait l'a dans yeux ou mieux. Ainsi, quand on donne aux mots anciens la prononciation moderne, bien loin de les altérer, du moins en bien des cas, on les conserve dans leur intégrité et on leur restitue leur véritable physionomie.

Si la féodalité avait subsisté plus longtemps, si les trouvères avaient continué à chanter leurs poëmes de château en château, et surtout si un de ces poëmes avait, par ses beautés éminentes, conquis une fa

veur permanente, la transcription aurait suivi les modifications de la langue parlée, et l'œuvre serait restée constamment intelligible. C'est ce qui est arrivé à Homère. Transmis de bouche en bouche par les rapsodes, écouté avec admiration par les populations helléniques, le vieux poëte se rajeunissait de siècle en siècle, et, à mesure que la langue se modifiait, le vers antique se modifiait aussi autant que le rhythme le permettait. De nombreuses traces sont encore visibles qui témoignent que la prononciation d'Homère différait notablement de celle qui prévalait au moment où son texte a été fixé définitivement. Un érudit a essayé de rétablir d'après ces indices la vieille prononciation, la vieille orthographe d'Homère. On peut affirmer que, mieux cette entreprise de restauration aurait réussi, plus le texte ainsi rétabli aurait paru étrange et méconnaissable aux contemporains d'Alexandre, de Platon et de Sophocle; mais l'intérêt que les Grecs attachaient à ces récits d'autrefois, le charme puissant de cette poésie toujours si simple et quelquefois si sublime, et le chant traditionnel des rapsodes, empêchèrent l'Iliade et l'Odyssée de rester ensevelies dans la langue du neuvième siècle avant l'ère chrétienne et de devenir inintelligibles pour les Grecs des temps postérieurs, comme le devinrent les poésies saturnines pour les Romains de Cicéron et d'Auguste, comme le sont devenues pour nous nos vieilles poésies.

Mon intention n'est pas de bannir l'étude de l'ancienne orthographe, étude qui reste toujours digne d'intérêt. L'orthographe ancienne fournit des renseignements utiles soit sur l'étymologie, soit sur la gram

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maire; elle fournira aussi, quand on le voudra, de bonnes indications pour la réformation de notre orthographe moderne, qui offre tant de surcharges, d'inconséquences et de pratiques vicieuses. Ainsi l'habitude commune dans les anciens textes de ne pas écrire les consonnes doublées qui ne se prononcent pas, et de meltre arester, doner,apeler, etc., mériterait d'être transportée dans notre orthographe. On écrit dans les anciens textes au pluriel sans t les mots enfans, puissans, etc., cette orthographe, depuis longtemps proposée par Voltaire, est un archaïsme bon à renouveler. Ceux qui s'effrayeraient du changement d'orthographe ne doivent pas se laisser faire illusion par l'apparente fixité de celle dont ils se servent. On n'a qu'à comparer l'orthographe d'un temps bien peu éloigné, le dix-septième siècle, avec celle du nôtre, pour reconnaître combien elle a subi de modifications. Il importe donc, ces modifications étant inévitables, qu'elles se fassent avec système et jugement. Manifestement le jugement veut que l'orthographe aille en se simplifiant, et le système doit être de combiner ces simplifications de manière qu'elles soient graduelles et qu'elles s'accommodent le mieux possible avec la tradition et l'étymologie.

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Le système poétique des anciens est essentiellement le même que celui des modernes; cependant il a subi quelques modifications qu'il convient ici de signaler. Il va sans dire que, dans cet essai, j'ai suivi le système ancien et non le système moderne.

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