Images de page
PDF
ePub

de fois aussi, sans doute, n'a-t-il pas été ranimé par le souffle inspirateur de son poëte, suscité par la contemplation de ses beautés, encouragé par le désir d'en rendre le trait et le dessin ?

Un ancien assurait que celui-là avait beaucoup profité qui se plaisait à la lecture d'Homère. On peut en dire autant de Dante. Ces grands poëmes, à cause de leur grandeur même, ne sont pas d'un accès facile à tous. Une étude y est nécessaire. Ce qui se fait de nos jours entre sans effort dans nos esprits; les compositions présentes sont imprégnés de nos idées, de nos sentiments, de nos goûts, de nos mœurs, de notre histoire entière; nous les comprenons, nous les sentons sans intermédiaire et sans obstacle. Tout cela fait défaut avec Homère ou Dante: idées, sentiments, mœurs, histoire, rien ne se ressemble; et, pour se plaire, il faut se familiariser. Mais que satisfait est celui qui, suffisamment attiré par les premières impressions, se plonge dans ces eaux vives et profondes! Plus croît la familiaritė, plus le charme agit. Il n'en est pas autrement qu'avec les compositions musicales des maîtres. On ne les goûte bien qu'à mesure qu'on les entend davantage; loin de lasser, c'en est le propre de devenir plus claires et plus sensibles. C'est aussi le propre de la grande poésie de se faire plus sentir à qui plus converse avec elle; les nuages s'écartent, les lointains se rapprochent, la lumière et l'harmonie se manifestent, et l'âme silencieuse est parcourue par des joies pénétrantes (tacitum pertentant gaudia pectus).

Ces joies pénétrantes, c'est justement ce qui disparait le plus vite sous une traduction. Elles dépendent

d'un certain accord de la poésie avec l'expression, le mot, le son, le rhythme. Traduisez ce vers qui vous plaît tant; qu'en reste-t-il? Vous ne trouverez plus dans les mots français, quelque bien choisis qu'ils soient, ni le même nombre ni la même couleur; le charme s'est évanoui. Comme ces formules magiques qui n'avaient d'efficacité qu'étant répétées textuellement et sans erreur, de même le vers n'a qu'une forme satisfaisante et qui tient complétement parole à l'oreille et au cœur: c'est la forme que lui a donnée le poëte.

Pourtant traduire a son plaisir comme son utilité. Ces luttes assidues avec un modèle, même inimitable, sont salutaires et à l'esprit qui les subit, et au lecteur qui compare, et à la langue qui s'assouplit. Plus le passage est beau et par conséquent difficile, plus on est tenté de s'y appliquer. La pensée n'est pas à chercher puisqu'elle est toute donnée : c'est l'expression seule qu'il s'agit de trouver. L'expression! mais elle échappe quand on croit la tenir celle-ci est exacte, mais elle n'a point d'éclat; celle-là est heureuse, mais l'harmonie n'en est pas suffisante. Ainsi l'on va cherchant sans cesse le mot qui fuit; on pèse à chaque instant la traduction avec l'original, et, si elle n'est pas trouvée trop légère, on est satisfait.

Il est aussi une autre raison pour laquelle plus d'un traducteur a éprouvé beaucoup de peine à se contenter; celle-ci s'applique particulièrement aux œuvres qui appartiennent à des époques anciennes : c'est la différence entre une langue moderne et une vieille langue. La langue moderne est plus abstraite, les mots y sont plus éloignés de leur racine, plus réduits au simple

rôle de signes conventionnels, et par conséquent, si je puis dire ainsi, moins parlants. Les qualités mêmes qu'elle possède la servent peu; elle sait à la fois analyser et généraliser; mais son analyse est trop subtile et trop avancée, sa généralité est trop élevée et trop savante pour s'accommoder facilement aux pensées archaïques. La pensée humaine, telle qu'elle était aux temps d'Homère, n'est pas celle des temps de Dante; et, à son tour, celle des temps du poëte florentin n'est pas celle du dix-neuvième siècle. La langue la reflète d'époque en époque; les nuances varient; et, quand on les rapproche et qu'on veut les faire accorder, on est frappé des disparates entre la nuance antique et la nuance moderne.

Justement, afin de conserver, s'il était possible, une certaine fleur d'antiquité, quelques-uns ont tenté de modifier profondément le système de la traduction. Paul-Louis Courier, très-fin connaisseur des beautés de la langue grecque, ne trouvait pas qu'on pût rendre en français moderne le livre d'Hérodote; non pas que ce livre eût rien d'intraduisible, puisqu'il s'agissait d'un historien, sorte de Froissard grec, qui conte avec amour les traditions et les hauts faits de son peuple. Mais, suivant lui, quand la phrase de son auteur favori était mise dans l'idiome actuel, elle perdait sa simplicité un peu enfantine, sa grâce un peu naïve, sa négligence non cherchée, enfin tout ce qui en faisait une phrase du cinquième siècle avant l'ère chrétienne et une prose commençant à se former. Aussi, pour retrouver quelqu'une de ces qualités, pour jouer l'archaïsme, et pour reproduire quelques-uns des

effets qu'il sentait si bien, il essaya de translater (je me sers exprès de ce terme vieilli) un chapitre d'Hérodote en français du seizième siècle; non sans succès à mon avis, mais il est vrai que je suis un juge partial en cette affaire.

Peut-être même eût-il eu plus de facilité à réussir si, remontant plus haut, il avait pris la langue de Froissard. Les récits si vivants du vieux chroniqueur français, les aventures du temps qu'il a racontées, les emprises guerrières et les batailles sanglantes, les prouesses des chevaliers, les agitations des communes de Flandres, leurs orageuses libertés et leurs vaillantes corporations d'ouvriers constituaient un texte où Courier aurait eu à choisir pour rendre les récits du vieux chroniqueur grec. On ne se méprendra pas, j'espère, sur la portée de ma comparaison. La lutte entre la France et l'Angleterre, que le livre de Froissard a pour sujet, quelque grave qu'elle ait été, n'a pas, il s'en faut de beaucoup, l'importance historique de la guerre médique et des journées de Marathon et de Salamine; aussi l'essor de l'écrivain grec est-il plus élevé. Je veux dire seulement que des analogies nombreuses permettraient d'user du style de l'un pour imiter le style de l'autre.

Lamennais n'a point suivi l'exemple de Courier; c'est à une autre manière qu'il a demandé des effets qui accusassent, plus que ne fait la traduction ordinaire, les os et les muscles du modèle. La construction française ne se prêtait pas; il l'a brisée. Les tournures équivalentes ne le satisfaisaient pas; il a adopté une sorte de mot-à-mot. Puis, faisant choix d'expressions

vives, brillantes, énergiques, il a pu les disposer de manière à correspondre aux endroits lumineux du poëte. Le lecteur est à chaque instant arrêté par cette espèce de mot-à-mot et par cette construction brisée. L'art du traducteur est alors de disposer la phrase de manière que ces arrêts du lecteur, ces sortes d'achoppements tombent justement sur les points qu'il veut relever et faire remarquer. Par cet arrangement, l'attention est dirigée. Si bien que, malgré son apparence rude et négligée, malgré le mot-à-mot auquel elle est astreinte, cette traduction comporte mille artifices dont la combinaison exige une grande connaissance des ressources de la langue, beaucoup d'habileté à les manier, et non moins d'audace à les employer. Lamennais avait tout cela à son service.

A côté de noms comme ceux de Paul-Louis Courier et de Lamennais, il est hasardeux de se citer; et certes je ne me citerais pas si la question des traductions, ainsi envisagée, n'était pas un terrain où très-peu de gens encore se sont engagés, et où il est permis aux moindres de rappeler ce qu'ils ont tenté. Il y a une dixaine d'années, j'essayai, dans une dissertation, de montrer qu'Homère ne pouvait être traduit dans le français moderne; que toute cette beauté archaïque s'effaçait, et que, de deux choses l'une, ou l'on était traducteur inexact, et alors on donnait ce qui plaît au dix-neuvième siècle en place de ce qui plaisait dans les temps héroïques; ou bien l'on était traducteur exact, et les procédés d'un art aussi antique, mis à nu dans une langue qui ne les comporte pas, manquaient tous leurs effets et s'approchaient de la puérilité. J'ajoutai

« PrécédentContinuer »