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faire frémir la parole mesurée, comme son âme frémit elle-même au pressentiment du beau qui va naître.

Autre est l'aspect de la traduction de Lamennais. Elle est pénible à lire; car la phrase en est heurtée, rompue, irrégulière; mais ces bosselures, si je puis m'exprimer ainsi, doivent indiquer, et dans le fait, quand il y a réussite, indiquent quelque vigoureux relief de l'original. Puis cette teneur d'un style à moitié français et dantesque chez un homme qui, on le sent, pourrait si bien trouver le bel arrangement des mots, n'est pas sans captiver l'attention. On s'y familiarise, et en s'y familiarisant on y sent de la saveur. Le système une fois admis, j'ai quelques observations à y faire. Au fond, Lamennais a entendu certainement que sa traduction fût un mot-à-mot relevé çà et là par des expressions éclatantes; et c'est de la sorte que je le conçois; mais, par cela même, je désire un mot-àmot très-rigoureux, plus rigoureux même que celui auquel Lamennais s'est astreint. Ainsi, dans le premier vers de l'inscription de l'enfer,

Per me si va nella città dolente,

Lamennais met: Par moi l'on va dans la cité des pleurs. Je n'hésiterais pas à mettre: Par moi l'on va dans la cité dolente. Pour le troisième vers:

Per me si va tra la perduta gente,

que Lamennais rend: Par moi l'on va chez la race perdue; je n'hésiterais pas non plus à dire : Par moi l'on va parmi la gent perdue. Dante, parlant des âmes misérables de ceux qui vécurent sans infamie et sans louange, ajoute :

Mischiate sono a quel cattivo coro
Degli angeli che non furon ribelli,
Nè fur fedeli a' Dio, ma per se foro.

:

Ce qui dans Lamennais est ainsi : « Mêlées elles sont à la troupe abjecte de ces anges qui ne furent ni rebelles, ni fidèles à Dieu, mais furent pour soi.»> Abjecte est de facture trop moderne et ne va pas ici. Le mot-à-mot vaut mieux à la troupe chétive. Ces remarques tiennent par un certain côté à l'emploi des termes archaïques. Lamennais en a usé, et avec grande raison suivant moi. J'aurais même voulu qu'il en usât davantage, avec discrétion, c'est-à-dire en ne se servant que de mots qui, bien qu'en désuétude, sont cependant compris sans peine; car pour lui, dans sa manière, là est la limite.

Traduire un auteur contemporain est chose simple, bien que parfois très-difficile; la grande conformité de pensée entre les nations européennes donne aux langues une conformité correspondante; mais traduire un auteur de l'antiquité héroïque ou du moyen âge est une entreprise qui se complique de la différence des temps. C'est surtout en traduisant qu'on s'aperçoit qu'un écrivain du treizième ou du quatorzième siècle, par exemple, ne pense ni ne s'exprime comme nous faisons. A chaque instant il nous surprend par ses idées, ses tournures, ses locutions inattendues. Tant qu'on a cru qu'il n'y avait qu'une bonne manière, qui pour nous était celle du dix-septième siècle, il n'y a eu qu'un mode de traduction rendre les auteurs anciens non tels qu'ils étaient, mais tels qu'ils auraient dû être, c'est-à-dire les conformer à ce type unique

de correction et d'élégance; aujourd'hui l'histoire, en faisant comprendre le rapport nécessaire entre les temps et les formes, a changé le goût et montré la tradition des types de beauté. Aussi les traductions qui plaisaient à nos aïeux nous déplaisent, et l'on tente des voies diverses pour satisfaire davantage à ce qu'exige le sentiment de ces vieilles compositions.

3.

Grandeur et caractère de la Divine Comédie.

<< Plus on étudie le Dante, dit M. Mesnard dans sa 'préface, plus on admire la puissance de son génie, et, à mesure qu'on l'admire davantage, la séduction devient plus forte de reproduire dans un autre idiome les beautés encore si neuves de la Divine Comédie. Toute version paraît incomplète, infidèle, et chacun porte en soi, selon sa manière de sentir, le besoin d'une traduction nouvelle. Il semble toujours que cette étrange et magnifique épopée, qui résume toutes les conceptions du moyen âge, où tout est mêlé, la fable et la théologie, les guerres civiles et la philosophie, le vieil Olympe et le Ciel chrétien, n'a pas encore trouvé d'interprète d'un esprit assez patient ou assez flexible pour se prêter aux formes si variées d'un drame qui touche à tout, d'une poésie qui chante sur tous les tons. On se persuade que faire autrement, c'est faire mieux, et on se laisse aller au plaisir de redire, dans une langue nouvelle, la pensée tour à tour si naïve et si raffinée, si gracieuse et si terrible du poëte gibelin. »

Une des plus belles canzoni de Dante commence par ce vers que lui-même cite dans le Purgatoire :

Amor che nella mente mi ragiona,

L'amour qui discourt en mon âme... On peut en dire autant de la Divine Comédie. Ce poëme, s'emparant de celui qui le lit et relit, ne cesse de discourir en son âme. Le volume s'ouvre de lui-même aux endroits plus particulièrement aimés; l'oreille, qui s'est familiarisée avec cette poésie si sonore et si forte, rappelle à tout propos le vers qui concorde le mieux avec la sensation présente; et la pensée se laisse pénétrer, non toujours sans résistance, par tout ce moyen âge devenu une épopée mystique et merveilleuse. La difficulté suprême, pour le poëte, est toujours de rendre, non pas avec des couleurs comme le peintre, non pas avec le marbre comme le statuaire, mais avec des paroles et des sons la beauté indécise que l'esprit aperçoit, et qui, dans son indécision, en paraît d'autant plus radieuse. L'idéal flotte brillant devant les yeux; il échappe à qui croit le saisir: saisi, quelque regret reste encore d'avoir laissé s'évanouir, en le fixant, une part de ce qui semblait vêtu de tant de lumière; et, comme il est dit quelque part :

De ces formes sans corps, de ces formes sans nombre,
Heureux si je pouvais et voir une couleur,

Et saisir un regard, et retracer une ombre !

A leur tour, les beaux vers qui sont sortis de cette lutte du génie avec l'idéal deviennent pour le traducteur un idéal secondaire avec lequel il faut se mesurer. Le mérite, c'est d'en approcher; l'impossibilité, c'est

d'y atteindre et de l'égaler. Tantôt l'expression est audessous de l'original, tantôt la phrase n'en a pas le mouvement, tantôt le son ne remplit pas l'orciile. Le style de pareils maîtres est une pierre dure qui ou bien résiste à l'instrument ou bien saute en éclats. Le travail y est pénible et minutieux. La récompense est de les admirer de plus près.

Le nom de splendeurs que Dante donne aux biens de la terre, je le donnerais volontiers aux beautés poėtiques. Il y a dans l'Enfer un passage célèbre sur la Fortune; il est propre à montrer l'imperfection de toute traduction et les mérites très-différents des deux traductions que j'ai sous les yeux. Je citerai l'original, bien sûr que tous ceux qui sont familiers avec la littérature italienne le liront avec plaisir :

Colui, lo cui saver futto trascende,
Fece li cieli, e diè lor chi conduce,
Si ch'ogni parte ad ogni parte splende,
Distribuendo ugualmente la luce :
Similemente agli splendor' mondani
Ordinò general ministra e duce,
Che permutasse a tempo li ben vani
Di gente in gente e d'uno in altro sangue,
Oltre la difension de' senni umani :
Perchè una gente impera, e l'altra langue,
Seguendo lo giudicio di costei,

Che è occulto, come in erba l'angue.
Vostro saver non ha contrasto a lei :
Ella provvede, giudica, e persegue
Suo regno, come il loro gli altri dei.
Le sue permutazion' non hanno triegue,
Necessità la fa esser veloce,

Si spesso vien, chi vicenda consegue.
Quest'è colei, ch'è tanto posta in croce

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