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Pur da color, che le dovrian dar lode,
Dandole biasmo a torto e mala voce.
Ma ella s'è beata, e ciò non ode :
Con l'altre prime creature lieta
Volve sua spera, e beata si gode.

On voit tout de suite que la plus grande difficulté sera de rendre les trois derniers vers. La béatitude éternelle de cette créature supérieure qui va sans nous écouter, tournant sa roue fatale, est épanchée dans cette phrase sereine, dans le choix des mots qui la composent, dans leur son grave et tranquille. Comment faire passer tout cet effet en une traduction? Dante a eu certainement là un ressouvenir des deux vers où Virgile, je ne dirai pas dépeint, mais fait sentir le calme pur et infini du paradis des païens :

Devenere locos lætos et amena vireta
Fortunatorum nemorum sedesque beatas ;

et, dans une lutte aussi redoutable, c'est beaucoup que de n'être pas vaincu. Dante excelle toujours à représenter l'âme dominatrice, sereine en soi-même, fermée à ce qui l'assaille, et non sans dédain pour les choses inférieures. C'est ainsi que l'ange qui vient forcer à la soumission les démons révoltés et ouvrir à Virgile et à Dante le chemin ultérieur, écartant de la main l'air impur qu'il traverse, ne paraît fatigué que de cette seule angoisse:

Dal volto rinnovea quell' aer grasso,
Menando la sinistra innanzi spesso,
E sol di quell' angoscia parea lasso.

Ou bien encore Farinata, couché comme hérésiarque dans les tombes ardentes, quand il ouït le langage

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toscan, se lève pour interroger le voyageur des lieux sombres il se dressait de la poitrine et du front comme s'il eût eu l'enfer à grand mépris :

Ed el s'ergea col petto e colla fronte,

Com' avesse lo inferno in gran dispitto.

Lamennais, cherchant le mot-à-mot, a ainsi traduit, non sans succès : « Celui dont la science s'élève audessus de tout, a fait les cieux, et leur a donné qui les conduise, de sorte que sur chaque partie resplendisse chaque partie, distribuant également la lumière. Pareillement, aux splendeurs mondaines il a préposé un chef et ministre général pour transférer de temps en temps les biens fragiles de nation à nation, d'une race à l'autre, quoi que puisse faire pour s'y opposer l'industrie humaine. C'est pourquoi une nation domine et une autre languit, selon le jugement de celle-ci, lequel est caché comme le serpent sous l'herbe. Votre savoir ne peut rien contre elle; elle prévoit, juge et poursuit son règne comme les autres dieux le leur. Nulle trêve à ses changements; la nécessité hâte sa course, d'où vient que si fréquentes sont les vicissitudes. C'est là celle que tant mettent en croix, qui lui devraient des louanges, et qui à tort la blåment et la maudissent. Mais elle subsiste, heureuse, et n'entend rien de cela; avec les autres créatures premières, joyeuse, elle roule sa sphère, et jouit en soi de sa félicité. »

On voit que Dante a fait entrer dans le domaine de son voyage imaginaire la Fortune païenne, devenue un ministre des volontés divines. Il a songé, on ne peut guère en douter, à la Fortune d'Horace qui se complait

dans son rigoureux office (sævo læta negotio), comme le rappelle M. Mesnard dans une note. En outre, je trouve à ce morceau une ressemblance singulière avec un passage d'un auteur qui appartient à une époque de décadence, qui écrit péniblement la langue latine, qui était demeuré païen au milieu du triomphe du christianisme, mais qui se lit avec intérêt comme narrateur des choses qu'il a vu faire et qu'il a faites, Ammien Marcellin. « Adrastée, dit-il (Adrastée est un des noms de Némésis), comme reine des causes, comme arbitre et juge des affaires, gouverne l'urne du sort et alterne les chances des événements. Souvent elle amène à une autre issue que celle où nous tendions les projets de nos volontés, et emmêle par ses changements les actions diverses. Elle enchaîne du lien indissoluble de la nécessité l'orgueil des mortels qui se soulève en vain, et règle comme elle l'entend les moments des succès et des revers; tantôt faisant plier la tête superbe des insensés, tantôt appelant les bons du fond de leur obscurité et les élevant pour bien vivre. » Je n'oserai soutenir que Dante ait connu ce passage, car Ammien Marcellin était peu lu durant le moyen âge. Quoi qu'on en pense, Dante, en de beaux vers dignes d'être mis à côté de ceux d'Horace, a, lui aussi, évoqué une Fortune pour expliquer les instabilités terrestres. La fonction de cette créature première est de rouler de main en main les biens tant ambitionnés par les hommes; elle les fait tourner sur sa roue comme les autres anges font tourner les astres radieux, ces splendeurs de la voûte éthérée. Voilà pourquoi tout est en un change éternel; voilà pourquoi ni la prudence ne

peut se défendre, ni le savoir ne peut prévaloir contre ses jugements mystérieux; voilà pourquoi enfin c'est folie de s'attacher à des possessions qu'un agent impassible, sourd à toutes nos prières et plus fort que toutes nos résistances, a pour mission divine de ne laisser jamais à qui les tient. Les biens terrestres n'ont pas plus de pause que ces âmes condamnées à un labeur éternel que Dante rencontre : « Tout l'or qui est et fut jamais sous la lune, ne pourrait procurer ne fût-ce qu'une pause à une seule d'entre elles. »

Chè tutto l'oro, ch'è sotto la luna

E che già fù, di queste anime stanche
Non poterebbe farne posar una.

. On va voir, en comparant ici M. Mesnard, combien deux traductions d'un même texte peuvent différer. << Celui dont le savoir est au-dessus de tout créa les cieux et les fit se mouvoir par une loi qui, distribuant également la lumière, fait que chaque point lumineux du ciel correspond tour à tour à un point de la terre. Ainsi, pour les splendeurs terrestres, il établit un ministre souverain qui, au moment voulu, déconcertant la résistance et les conseils de la sagesse humaine, fait passer la vanité des biens périssables de telle nation à telle nation, de telle famille à telle famille. C'est ainsi qu'une nation domine et qu'une autre s'éteint, obéissant l'une et l'autre aux secrets desseins de cette puissance invisible comme le serpent caché dans l'herbe, et sur laquelle votre prudence ne saurait prévaloir. Elle pourvoit, juge et gouverne son empire comme les autres divinités; ses révolutions n'ont pas de trêve; et la nécessité, qui la fait si rapide, la précipite

sans cesse à de nouvelles vicissitudes. Telle est cette puissance que mettent si souvent en croix ceux qui devraient le plus la bénir et qui l'accablent à tort de leurs outrages. Mais elle est heureuse et ne les entend pas; sereine au milieu des créatures primitives, elle donne le branle à sa roue et se complaît dans ce mouvement. » Cette traduction est certainement élégante et soignée. Elle s'efforce de rendre justice à l'original : tout en évitant ce qu'une exactitude rigoureuse pourrait avoir de rude, elle ne s'égare pas loin du texte à la recherche d'un éclat étranger. Toutefois, si le lecteur veut me prendre pour guide, je lui indiquerai quelques points où il me semble que, plus fidèle, elle serait plus heureuse. Je voudrais qu'en parlant de la révolution des cieux le mot loi fût effacé, mot qui ne se trouve pas dans le vers, et qui est abstrait et moderne en ce sens. Pour Dante, ce n'est pas une loi qui régit les orbites célestes, c'est une créature première qui les meut de manière que la lumière d'en haut vienne toujours éclairer les choses d'en bas. Je voudrais encore que de telle nation à telle nation, de telle famille à telle famille fût modifié; tel, ainsi employé, n'est pas de ce style, et est vulgaire : le simple doit être cherché, le vulgaire doit être évité. Enfin je voudrais que le vers Vostro saver non ha constrato a lei, si bien détaché, n'eût pas été fondu et mêlé dans la phrase. J'examine de près, et j'entre dans de petits détails. Mais qu'est-ce qu'une traduction? In tenui labor.

Quant aux trois derniers vers du morceau, ni Lamennais ni M. Mesnard (ailleurs ils prennent leur revanche) n'y ont réussi. Le subsiste de Lamennais est

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