d'où le français a été engendré, est toute différente de la corruption qui a frappé longtemps auparavant le langage primitif des Ariens, et d'où le latin est sorti. Quand l'antique langue des Ariens s'est modifiée, les populations qui la parlaient étaient polytheistiques, peu avancées dans les arts, étrangères aux sciences proprement dites; la vie chez elles avait encore une extrême simplicité. Au contraire, quand s'est modifiée l'antique langue des Latins, les populations étaient chrétiennes, les arts avaient grandi, des sciences difficiles étaient fondées, et la société avait une complication où elle n'était jamais parvenue auparavant. Aussi les deux corruptions dont il s'agit, gardons ce mot, bien qu'il soit sujet à objection et à restriction, ne se ressemblaient pas, et l'une ne peut servir de clef à l'autre. Quoi qu'on fasse, on n'éclaircira pas par le français les rapports du sanscrit avec le latin; et ce n'est pas de ce côté que la proposition de M. Delatre sera véritable. Le sera-t-elle davantage dans le secours que prêtera le sanscrit à concevoir comment le français s'est développé du latin? Sans doute, plus l'étymologiste considère de cas où une langue se modifie en une autre, plus la faculté comparative acquiert de pénétration et la méthode de sûreté. Mais cela est un service tout général pour lequel le français n'a rien de plus que les autres, et qu'ici il faut laisser de côté. Laissons-le donc; et alors que reste-t-il? Jna est un radical sanscrit qui a une grande extension en Europe, puisqu'il fournit le grec γνῶναι, γινώσκειν, le latin gnoscere et l'anglais to know. De là, par le latin, il a passé dans le français, où nous le retrouvons, par exemple, dans le verbe composé connaître, dérivé de cognoscere. Ce qui importe ici, c'est de savoir par quelle loi étymologique cognoscere a donné connaître. Cela est su maintenant; mais il est clair, par la simple juxtaposition des mots, que jna ne fournit là-dessus aucun renseignement. Le mode de permutation est différent; le mot allant du sanscrit au latin a pris d'autres éléments qui, nécessairement, ont influé sur la formation française. Les origines du français, examinées dans la langue sanscrite, n'éclairent pas, comment il a émané du latin, ou comment le latin, et à plus forte raison les autres langues de la famille indienne, ont émané du sanscrit. L'épigraphe choisie par M. Delatre me parait dictée, non par la science étymologique, mais par un patriotisme qui ne doit point prévaloir dans les questions de science et d'histoire. Pourtant, je ne suis pas tout à fait hostile, j'en conviendrai, même en ceci, à un certain patriotisme; mais je voudrais que, sans prévaloir, sans fausser la réalité, il sût donner quelque couleur plus vive à ce qui est beau, quelque relief plus marqué à ce qui est saillant. Il n'est pas nécessaire de faire au français une place exagérée dans la famille indienne pour lui trouver des qualités dignes d'ètre louées, un rôle digne d'être célébré, une histoire, en un mot, digne d'être racontée. Mais, qualités, rôle, histoire, tout cela tient à ce qu'il est non pas fils du sanscrit, mais fils du latin. Être fils du sanscrit, ou du moins lui être apparenté de près est une grande gloire. Ce fut la fortune du grec et du latin; et les nations de langue grecque et latine ont, dans l'ancien monde, tenu le sceptre des sciences, des lettres, des arts et de la guerre. Les Perses, enfants de même race, ont eu leur éclat, leur Zoroastre, fondateur d'une religion pure et profonde, leurs mages renommés, leurs monuments magnifiques. Les Celtes, séparés de bonne heure du tronc commun et enfoncés dans les plages lointaines de l'Occident, avaient établi des sociétés puissantes, sous l'influence du druidisme et d'une aristocratie héréditaire, ils avaient leurs bardes et leur poésie, quand la main conquérante de Rome les appela à d'autres destins. Les Germains, encore plus âpres et plus indomptés, repoussèrent les légions romaines, mais cédèrent à Charlemagne et au christianisme. Enfin, les Slaves, venus les derniers dans l'ordre de l'histoire et de la civilisation, sont restés longtemps au seuil qu'ils commencent à franchir. Si tel fut le rôle de ces nations dans le passé, il est encore bien plus considérable dans ce qui était alors l'avenir. Tout ce qui avait été soumis à la discipline de Rome et de Charlemagne ne forma plus qu'un seul corps qui, prenant sur le reste la prédominance intellectuelle et morale, s'est emparé de la direction des affaires du monde. Seuls, dans cette grande expansion, la Perse antique et l'Inde plus antique encore sont restées en arrière; l'une, dans le mahométisme, et l'autre dans le polythéisme. Telle est la place faite dans l'histoire aux idiomes parents du sanscrit. Mais ce n'est pas non plus un sort à dédaigner que d'être issu de la langue romaine. Il y a là quelque chose que l'on peut comparer à ce qui se passe dans les vieilles et nobles familles : plus on y compte d'aïeux illustres, plus aussi, avec le sang, il se transmet de qualités spéciales, d'élégance et de fierté héréditaires. De même les langues romanes, comptant dans leur ascendance ce père illustre qu'on nomme le latin, ont, par le seul fait de leur naissance, une infinité d'aptitudes pour s'accommoder à l'œuvre croissante de la civilisation, aptitudes que rien ne saurait remplacer. Aux nuances déjà trouvées par la vie latine se sont ajoutées les nuances trouvées par la vie romane. Sans doute, dans ces transmissions, les langues perdent; elles perdent cette empreinte vive et récente qui fait que le mot primitif est une image de la chose vue, un écho du son entendu. Mais elles gagnent en même temps, elles gagnent cette abstraction plus haute et plus ferme qui rend le mot des âges tertiaires plus fait pour l'idée. De là, dans le champ de la prose, tant de force, tant de lucidité et tant d'étendue; et, dans le champ de la poésie, ce charme d'une langue abstraite qui se surmonte pour peindre la nature ou qui se laisse entraîner vers l'infini de l'âme et des choses. S'il est vrai que les races civilisées, en se civilisant davantage, gagnent des capacités héréditaires qui les élèvent sur tout le reste, il est vrai aussi que leurs langues, pour se conformer à des pensées plus vastes, acquièrent de nouveaux caractères. Tel est ce que j'appellerai la noblesse des langues romanes. A un point de vue plus circonscrit, mais qui n'est qu'une transformation du premier, on est en droit de dire que c'est ôter à l'étude étymologique du français sa vraie nature, que de la faire dépendre des éléments sanscrits. Dans notre étymologie, il s'agit non pas de que les grammairiens indiens ont rédigé la table complète des radicaux de leur langue. C'est une liste tout ouverte d'étymologies. On n'a qu'à chercher un mot qui, pour le sens (le sens de ces radicaux est, on le conçoit, très-général) et pour la forme, réponde au mot roman examiné, et l'on aura une dérivation qu'on dira sanscrite. Mais le procédé n'est pas légitime, et la philologie ne peut y donner son assentiment. L'étymologie n'a de sûreté que quand elle possède une série de mots intermédiaires qui, pour la forme et pour le sens, comblent la lacune entre les deux extrêmes; et, ici, où la lacune est aussi grande que possible, puisqu'il s'agit de la langue la plus ancienne et de la lan- gue la plus moderne, tout anneau manque, quand l'intermédiaire, latin ou autre, fait défaut, toute transition est coupée. On n'a aucune règle pour établir la mutation d'un mot sanscrit en un mot roman; on en a pour le passage du latin ou de l'allemand au roman; on en a aussi pour le rapport du sanscrit au grec, au latin, à l'allemand. Mais la métamorphose des lettres, qui fait le fond de toute étymologie, n'a de puissance explicative que jusqu'au deuxième degré; elle n'en a plus au troisième ni au quatrième, car quelquefois il faut aller jusque-là, du moins dans le français, où il peut exister une forme de la vicille langue, sans laquelle la dérivation serait obscure. Eau est dans ce cas; c'est une contraction de l'ancien français iave ou eve, qui est lui-même tiré de aqua; aqua, à son tour, est congénère du sanscrit apa, le latin ayant souvent, en place du p sanscrit, un c ou q. Mais si l'on ne connaissait pas tous ces termes, nulle théorie des |