mains barbares, demeura, quant à la langue, la propriété de la latinité. Ce triomphe de la latinité, dont, avant l'épreuve, on aurait pu justement douter, est connexe d'un autre fait qu'avant toute épreuve encore on aurait sans doute bien moins conçu, c'est l'unité de vie, d'esprit, d'impulsion, qui prévalut dans ce vaste groupe. Les populations, liées par le latin mourant qu'elles recevaient en héritage, le furent aussi par le caractère des modifications qu'elles lui imprimaient, au point de vue tant de la corruption que de la rénovation. De là naît et se déroule le spectacle vraiment grandiose d'une uniformité qui, domptant des éléments incoercibles en apparence, étend son sceptre incontesté sur l'occident de l'Europe. Il aurait pu arriver, du moins on se l'imaginerait en considérant la formation ou réformation des langues en dehors des conditions immanentes qui régissent les sociétés, il aurait pu, disje, arriver que, tout en conservant les mots latins, les quatre langues novo-latines eussent un mode tout différent de les traiter, et que la syntaxe, la déclinaison, la conjugaison, divergeassent chacune de leur côté d'après des types dépourvus de toute unité, et surtout que les innovations inévitables qui allaient survenir dans ce remaniement du latin obéissent, dans les quatre compartiments, à quatre tendances distinctes. Il n'en est rien, la régularité, plus forte que la divergence, ne laissa à celle-ci que le pouvoir de marquer les caractères individuels sans effacer les caractères d'espèce. On nomme bas-latin l'ensemble des mots et des formes apparaissant dans les temps de confusion d'une part et d'origine d'autre part, que, pour abréger, j'appellerai avant-moyen-âge ou pré-moyen-âge. Ils sont étrangers à la latinité, il est vrai, mais ils en ont d'ailleurs un caractère essentiel, c'est de se conformer à l'accent latin et d'exercer toute l'influence qui appartient à cet accent dans la formation des vocables novolatins; ainsi baro, baronis, qui est du bas-latin, donne, dans la langue d'oïl, ber et baron, tout comme le latin latro, latronis donne lerre et larron. Ce bas latin existe dans diverses pièces qui nous sont parvenues, actes, lois, inscriptions; on le trouve aussi dans les langues romanes d'où on le tire rétrospectivement en ramenant par des règles connues à sa forme primitive un mot donné. Ce bas-latin n'est pas une langue et n'en a jamais été une, c'est seulement un indice de la décomposition progressive qui atteint le latin. Pourtant il est bien clair que, si, par hypothèse, on supposait toute la latinité classique hors de portée, si on écartait les lettrés et les ecclésiastiques, qui, quand ils écrivaient, . s'efforçaient de s'y conformer, le bas-latin, seul instrument de langage qui restât, se fût rendu maître de toutes les positions et aurait passé du langage vulgaire dans les livres; mais, à chaque fois, la latinitė classique le refoulait, et il demeurait enfoncé dans la barbarie, faisant une sorte d'illusion aux gens d'alors, comme si, entre lui et le latin classique, il n'y avait d'autre différence que le mal parler et le bien parler, et comme si les lettrés gardaient constamment le pouvoir de faire prévaloir le bien parler sur le mal parler. Peu à peu, le latin restant toujours classique dans les livres, et le langage vulgaire faisant incessamment des progrès vers les attributs qui devaient le constituer, le moment vint où il n'y eut plus de méprise possible : on ne parlait plus latin, on parlait roman, c'est-à-dire italien, espagnol, provençal et français, et bientôt on écrivit roman. A ce moment se marque une grande phase dans la rénovation des choses: le latin était mort, les langues modernes étaient nées. Un certain nombre de points essentiels caractérisent les langues romanes par rapport au latin; ces points sont communs entre elles, et c'est la communauté de ces points que j'appelle l'uniformité de création qui prévalut d'un bout à l'autre dans ce domaine aussi bien autour de Rome et au fond de l'Italie que sur les bords du Tage et sur ceux du Rhône, de la Loire et de la Seine. Les voici sommairement énoncés. D'abord se présente la perte des cas, la destruction de la déclinaison latine; les langues romanes ne distinguent plus par la flexion que le singulier et le pluriel, sauf une exception très-importante qui ne fut que temporaire et que je signalerai. Toutes les quatre introduisent dans leur système un élément considérable du discours et qui faisait défaut à la latinité, je veux dire l'article, tant défini qu'indéfini, et elles s'accordent pour assigner ce rôle à unus et à ille, qui, de l'état d'adjectif et de pronom, passèrent à l'état d'article; création singulièrement utile à la précision du langage. Toutes, dans les verbes, opérèrent les mêmes mutations; elles enrichirent la conjugaison dans les temps passés par la constitution des temps composés, elles l'enrichirent aussi d'un mode nouveau, le conditionnel; et, comme le futur latin, avec la terminaison en abo, ebo et am, ne se prêta pas à donner quelque chose de significatif dans le nouveau parler, elles imaginèrent de le rendre par une combinaison qui satisfit à la fois le sens et l'oreille, et arrivèrent à leur but par une fusion organique du verbe avoir et de l'infinitif (aimerai, c'est-à-dire aimer-ai : j'ai à aimer). Toutes abandonnèrent le passif latin dont la fonction fut remplie par l'auxiliaire être et le participe passé. Toutes délaissèrent le neutre, ne conservant que les deux genres fondamentaux, le masculin et le féminin. L'adverbe, par sa spécialité même, prouve combien les influences qui agissaient sur le parler étaient simultanément uniformes en Italie, en Espagne et en Gaule les terminaisons latines qui étaient affectées à cette partie du discours n'offraient rien qui pût, dans les langues romanes, se transformer en quelque chose de significatif; les suffixes en ter ou en e (fideliter, fidèlement; sane, sainement) se seraient confondus, du moment que les langues romanes les auraient accommodés à leur euphonie, avec les suffixes appartenant aux noms et aux adjectifs; et il n'y aurait pas eu une classe de mots portant grammaticalement le signe de l'adverbe; à cette difficulté, à cet inconvénient, les quatre langues romanes pourvurent par un artifice uniforme et simultané; elles donnèrent au mot latin mens, le sens de façon, manière, l'accolèrent à l'adjectif, et, comme mens est du féminin, ne manquèrent jamais d'accorder cet adjectif avec ce nom français saine-ment, provençal sana-ment, italien et espagnol sana-mente. Un autre côté, justement parce qu'il est restreint et particulier, témoigne combien fut forte l'analogie romane dans tout le domaine latin ; je veux parler du néologisme qui y introduisit un certain nombre de mots germaniques; le gros de ces mots est le même dans les quatre langues; le français, plus voisin géographiquement de la Germanie, n'en est pas plus voisin philologiquement; il n'en a guère plus que |