des textes anciens inédits qu'on publie, des éditions qu'on renouvelle, des grammaires et des glossaires; et, en suivant l'auteur que j'ai en main, je ne quitte pas le fil de la recherche. Puis ce n'est pas sans fruit que, se familiarisant avec l'œuvre d'autrui, on s'efforce de rendre à cette œuvre justice dans l'exposition, dans l'approbation, dans la critique : alors des aperçus généraux s'élèvent, réagissant à leur tour sur l'élaboration subséquente et par là tendant à augmenter sensiblement l'homogénéité d'un travail qui, paraissant d'abord tout dispersif, finit par prendre cohésion et consistance. C'est de cette façon qu'il a été possible de donner à un recueil d'articles le titre d'Histoire de la langue française. Ce titre reste sans doute encore ambitieux. Aussi, pour en diminuer l'excès, a-t-il paru nécessaire de mettre en tête de ce recueil de morceaux détachés une introduction qui suppléât, jusqu'à un certain point, ce qui manque en enchaînement. Ce n'est pas en effet que, dans ce recueil, les idées principales, celles qui ont droit de présider à une histoire de la langue française, fassent défaut. Mais, produites chaque fois à propos d'auteurs différents, elles ne viennent pas à leur place naturelle et n'empruntent pas à une juste déduction la force démonstrative qui devait leur appartenir. Je vais donc ici les rap procher et les grouper. Pour le lecteur qui parcourra ces pages, elles feront ce qu'elles ont fait pour celui qui les a écrites; elles me guidaient, elles le guideront; elles m'empêchaient de m'égarer hors de la connexion systématique des faits, elles lui mettront sous les yeux celte connexion. Et vraiment un livre existe quand le lecteur peut prendre à son tour en main le fil par lequel l'auteur a été conduit. Pour le latin, ne connaissant pas sa naissance, nous connaissons sa fin, puisqu'il mourut vers le sixième ou septième siècle de notre ère; au contraire, pour la langue française et en général pour les langues romanes, nous connaissons l'origine, puisqu'elles succèdent sans interruption ni lacune au latin, mais nous ignorons quelle fin les attend, car elles sont encore dans la plénitude de la vie. Ainsi à l'histoire des langues romanes appartient le fait d'origine, le mode de développement, c'est-à-dire comment, par quel procédé elles sont issues du latín. Mais que doit-on précisément entendre par histoire d'une langue? Ce terme d'histoire, qui, dans son acception propre, a pour objet les annales des peuples, l'évolution des sociétés et la vie collective de l'humanité, quelle modification subit-il pour s'appliquer à la des. tinée des langues considérées dans le temps? L'histoire est l'étude de la loi du changement, c'est-à-dire de l'enchaînement régulier suivant lequel les choses humaines changent et se transforment; seulement, au lieu que, dans les annales politiques, il s'agit d'événements et d'institutions, c'est, dans les annales des langues, de mots, de formes et de constructions qu'il s'agit. On ne considère plus la langue dans son lexique ni dans sa syntaxe; on ne déduit pas les règles de sa grammaire, on ne montre pas quel est le sens des mots propres ou figurés; on n'enseigne pas comment il faut parler ou écrire; on ne recherche pas l'orthographe ou la prononciation; en un mot on ne résout pas en ses parties cet organisme compliqué, on ne l'analyse pas, on ne le démonte pas, si je puis ainsi parler, pour en faire la démonstration. Tout cela est l'office du grammairien proprement dit. Un autre point de vue préoccupe l'historien d'une langue. Je ne dirai point qu'il n'est pas grammairien et lexicographe, mais je dirai que pour lui la grammaire et le lexique constituent le fond d'où il part pour établir son ordre de considérations. Si l'on veut me permettre cette comparaison avec un être organisé et vivant, on étudie dans la grammaire le corps même qui a ses fonctions et son mécanisme, et dans l'histoire les mutations suivant les âges de ce corps; de telle sorte qu'aussi bien l'expérience du procédé des études philologiques que la méthode philosophique témoigne de la gradation et de la subordination qui existent entre la grammaire d'une langue et son histoire. En définitive, l'histoire, appliquée aux idiomes, est la recherche de leur origine quand cette origine est accessible, de leurs modifications, de leur durée, et des conditions régulières qui président à ces modifications. C'est là, au fond, la notion de toute histoire. Voyez l'histoire politique dans ce même domaine où se sont formées les langues romanes : l'empire romain, avec ses institutions civiles et religieuses (il était devenu chrétien), reçoit les barbares qui viennent d'outre-Rhin avec leurs coutumes; tel est l'ensemble de conditions données d'avance sur lequel les opinions et les mœurs des conquérants et des conquis ont à travailler; il en sort l'établissement mérovingien en France, ostrogoth ou lombard en Italie, visigoth en Espagne; puis cet établissement aboutit, par modification, à l'établissement carlovingien, qui, se modifiant à son tour, produit l'organisation féodale. Dans cet enchaînement, long mais étroitement serré, aucune place considérable n'est laissée aux accidents; l'accidentel ne joue qu'un rôle tout à fait secondaire; il n'a pas la vertu de changer la teneur de l'évolution; nulle part il n'apparait pour couper, comme dans une brusque péripétie, le nœud des choses, et faire que le présent ne soit pas déduction du passé; et, comme dit Kant dans son ad mirable Idée d'une histoire universelle, la rationalité, qui n'est pas dans les volontés individuelles des hommes entraînés chacun par la passion et par son objet, reparait dans la génération nécessaire des conséquents par les antécédents, des effets par leurs causes. Il n'en est pas autrement dans l'histoire des langues. Le latin et le germain, issus l'un et l'autre de lointaines origines, sont aux prises; il en sortira quelque chose d'innové sans doute, mais non quelque chose d'hétérogène; le mot roman succède au mot latin ou germanique, la règle à la règle, la syntaxe à la syntaxe, la conjugaison à la conjugaison; et, au bout du temps qu'exige une telle transformation, à la suite d'un travail intestin que deux agents, le fond primordial et la localité, déterminent rigoureusement, apparaissent dans le monde des choses et des idées ces belles créations qu'on nomme l'espagnol, le français, l'italien et le provençal, héritières du grand nom latin et soutenant glorieusement l'héritage. Les langues sont assujetties, comme le reste, à la loi du changement, forte et juste expression de Bossuet qu'il est permis d'appliquer ici. Tout le prouve, l'expérience et la raison. Le genre humain a maintenant des annales assez longues pour savoir que les langues changent et se transforment; et, sans sortir du domaine français ni rechercher les exemples disséminés |